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Le théoricien du nationalisme Ernest Gellner affirmait, en paraphrasant Marx, qu’un « fantôme parcourt le monde : le populisme[1] ». Ce spectre qui hanterait le monde a-t-il été aperçu au Québec, plus particulièrement avant les années 1960 lorsque l’Union nationale (UN) de Maurice Duplessis régnait sur la province ? De prime abord, on a l’impression que non. En fait, les plus récentes études du régime duplessiste ont surtout tourné autour de la question du libéralisme[2]. Certes, quelques chercheurs ont parfois parlé du caractère populiste du régime.

Par exemple, dans son ouvrage Le mythe de la modernisation du Québec, Claude Couture décrit le régime comme étant « enrichi d’une touche populiste et nationaliste[3] ». Kenneth McRoberts et Dale Posgate ont également souligné l’« image résolument populiste[4] » de l’UN, plus particulièrement en ce qui concerne la première élection de 1936. Selon un autre spécialiste de la période, Gérard Boismenu, Duplessis « flirte » avec le populiste pendant son premier mandat (1936-1939), mais lorsqu’il reprend le pouvoir, en 1944, le populisme s’efface devant le « paternalisme idéologique[5] ». Ainsi, à l’élection de 1936, le populisme est présent, mais le discours électoral aurait été par la suite épuré de son côté populiste. On note toutefois chez ces auteurs une tendance à ne pas vraiment définir ce qu’ils entendent par le terme populisme, présumant sans doute que les références au peuple dans les discours constituent le critère distinctif pour le reconnaître. Or, on ne saurait se satisfaire d’une telle définition, car, ce faisant, on se condamnerait à voir le populisme partout [6].

L’absence de théorisation est également présente chez ceux qui récusent l’idée que le régime de Duplessis aurait été populiste. En effet, Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin expliquent que, pour être qualifié ainsi, il aurait fallu qu’on trouve « un lien organique du parti avec le patronat et les syndicats[7] ». Mais, on ne voit pas très bien à quelle théorie du populisme ils se réfèrent, sinon aux phénomènes latino-américains du populisme, comme au Brésil ou en Argentine là où les syndicats se sont transformés en appareils d’encadrement des masses. À vrai dire, ce que le triumvirat de sociologues appelle du populisme — l’alliance entre le parti, les syndicats et le patronat — apparaît également très proche du corporatisme.

Dans ces conditions où le populisme reste indéfini, il semble difficile de se faire une idée exacte de sa présence ou non dans le Québec des années 1930 à 1960. Je me propose donc dans cet article d’examiner le régime duplessiste à la lumière d’une définition plus précise du populisme. Après avoir défini le populisme sur le plan théorique, j’examinerai par la suite le discours politique de Duplessis, plus particulièrement celui des campagnes électorales. Ensuite, mon regard se fera plus sociologique et je m’interrogerai sur la pratique politique, notamment en ce qui concerne les lois touchant les agriculteurs, puisque ceux-ci, comme on va le voir, ont historiquement constitué la base sociale des mouvements populistes. Enfin, je terminerai en me demandant dans quelle mesure le duplessisme peut être considéré comme un régime populiste.

Le populisme comme style politique

Comme maints observateurs du phénomène populiste l’ont noté, le populisme est particulièrement difficile à définir, le terme ayant servi autant pour décrire la manière de gouverner de certains régimes que le style de certains leaders politiques que, de prime abord, tout sépare. Et le populisme est souvent utilisé comme un terme péjoratif plutôt que comme un concept théorique ou analytique rigoureux. Pour éviter de tomber dans la marmite remplie à ras bord de la polémique, il faut donc tenter de donner une image échappant aux pièges de la diabolisation politique.

Le populisme est souvent considéré comme une idéologie. Or, à la suite de Pierre-André Taguieff, on peut penser qu’il ne constitue pas en lui-même une idéologie, notamment parce qu’il ne s’agit pas d’un corps de doctrines, articulé autour de penseurs bien identifiés, comme c’est le cas pour le conservatisme et le libéralisme. En conséquence, il vaut mieux considérer le populisme comme un « style politique », c’est-à-dire comme « un ensemble d’opérations rhétoriques[8] » caractérisant un homme ou un régime politiques. Défini en première approximation, le populisme est « antiélitiste, exalte le peuple et insiste sur le pathos de “l’homme du commun”[9] ». Au contraire du démagogue, le populiste adopte également une posture particulière envers la démocratie pluraliste. Ainsi, selon Guy Hermet, le populiste et le démagogue ne regardent pas le pluralisme démocratique de la même façon. Pour le populiste, la démocratie est un « cadre à réformer profondément », alors que pour le démagogue, elle est davantage un terrain d’action où il peut exercer ses talents[10]. Si l’un veut changer la structure politique, l’autre n’y songe guère. En ce sens, le populiste a bien souvent un programme de réformes ou de changements à proposer et à mettre en application. Voilà un élément théorique important qui permet de distinguer le populiste du démagogue[11]. Le fait d’envisager le populisme comme un style politique permet de comprendre qu’il peut tout aussi bien se retrouver dans des systèmes idéologiques ou des régimes qui sont de droite ou de gauche, réactionnaires ou progressistes. Compatible avec bien des idéologies, le populisme possède une espèce « d’omnipotence syncrétique », pour reprendre l’expression de P.-A. Taguieff. Ainsi, toute idéologie, du fascisme au libéralisme, peut se colorer d’une teinte plus ou moins prononcée de populisme. On verra, lorsque viendra le temps de conclure cette étude, l’importance de cette précision.

Les « populismes fondateurs » sont des phénomènes politiques qui sont liés aux classes rurales. En effet, le « support sociologique du populisme est, historiquement, d’origine paysanne[12] ». Le populisme américain de la fin du xixe siècle, né surtout de la protestation de petits agriculteurs, en est un bon exemple. Les premiers populistes visaient essentiellement à prendre la défense du peuple des campagnes et des valeurs rurales qu’ils supposaient supérieures aux valeurs de la civilisation urbaine. On peut expliquer cet ancrage en milieu rural en suivant le théoricien Gino Germani. Selon ce dernier, le populisme naîtrait dans des sociétés engagées dans des processus de modernisation entraînant des changements majeurs de l’organisation sociale, lesquels auraient à leur tour des répercussions importantes sur les mentalités et la culture[13]. Plus exactement, on se retrouverait devant une situation de décalage culturel entre une partie de la société, organisée autour d’un système de valeurs particulier, et une autre qui appuie le processus de développement sur le plan économique et culturel. Une société ainsi entrée en phase « d’asynchronie » — c’est-à-dire tiraillée entre les impératifs de la modernisation et les exigences de ceux voyant disparaître le monde qui leur est familier — constituerait un bon terreau pour l’émergence d’un phénomène populiste.

Les sociétés engagées dans un processus de transformation du rapport villes/campagnes seraient ainsi plus susceptibles de connaître des flambées de « populisme agraire », pour reprendre la terminologie de Margaret Canovan[14]. Cette dernière identifie trois types de populisme agraire et quatre sortes de populisme politique. Elle nous permet de comprendre que le populisme s’inscrit dans des contextes différents et qu’il n’est pas toujours lié au même type d’environnement socioéconomique. Par contre, le problème, car il y en a un, avec une typologie comme celle de M. Canovan, c’est d’être presque trop précise. En effet, certains auteurs ont parfois proposé des typologies si détaillées qu’elles demeurent trop près « des catégories de la pratique[15] » pour devenir presque inutilisables sur le plan théorique tant elles conviennent à des cas particuliers. Dans ces conditions, il est utile de recourir à une typologie plus générale, qui laisse davantage de souplesse pour l’analyse de cas particuliers, mais sans trop sacrifier à l’imprécision.

À cet égard, la typologie proposée par l’historien Michel Winock permet d’identifier deux grandes manifestations historiques de populisme, l’un « plébiscitaire » et l’autre « identitaire ». Le populisme plébiscitaire se caractérise par la dénonciation d’une coupure entre le peuple et les élites, ces dernières étant accusées d’avoir abusé du peuple. Ce populisme véhicule une grande méfiance envers le gouvernement représentatif en dénonçant notamment la « démocratie oligarchique ». Antiélitiste, il se reconnaît donc essentiellement à la dichotomie entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut ». Le populisme plébiscitaire peut ainsi être défini comme une profonde protestation contre les abus et la corruption, parfois bien réels, des élus parlementaires et des élites. Face à la corruption, le populisme plébiscitaire en appelle au peuple, plus spécialement par la voie du référendum[16], pour court-circuiter le Parlement et les politiciens, véritables parasites du système, pense-t-on. Fondamentalement, le populisme plébiscitaire prend donc appui sur un Dêmos, alors que, comme on va le voir, la critique du populisme identitaire est articulée autour d’un Ethnos.

Si le populisme plébiscitaire oppose le « pays réel » au « pays légal », la forme identitaire du populisme oppose plutôt « ceux d’ici » à « ceux d’en face[17] ». Le populisme identitaire est articulé autour de l’existence fortement affirmée d’un « Nous collectif ». Les populistes identitaires supposent que l’individualité historique et nationale (ou l’Ethnos) est menacée dans son existence par un « Autre » aux visages changeants selon les époques et les contextes. Le populisme identitaire peut tout aussi bien être antisémite, anti-immigré ou antiprotestant. Fondamentalement, « l’Autre » est supposé toujours rechercher la destruction du « Nous » et c’est pourquoi le mythe du complot accompagne la rhétorique du populisme identitaire. La xénophobie constitue le fonds de commerce de cette forme de populisme, la dénonciation de ceux qui sont considérés comme « Étrangers » à l’individualité nationale étant toujours plus ou moins présente dans sa rhétorique. Cette forme de populisme, appelé aussi « national-populisme », est articulée autour d’un « Nous national » présumé menacé dans ce qui fait l’originalité de son âme nationale, c’est-à-dire la religion, la langue et les traditions ancestrales. Le national-populisme dénonce donc les turpitudes dont font preuve ceux « d’en face » envers « ceux d’ici », alors que le populisme plébiscitaire va mettre l’accent sur la dichotomie entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut » au sein d’un même Dêmos.

Il faut considérer ces deux formes de populisme comme des types idéaux. Dans la réalité, les deux partagent certains traits communs qui rendent leur identification difficile. Mais, pour les fins de l’analyse, il est préférable de les séparer, question de bien identifier ce qui relève de l’une et l’autre formes. Par exemple, la dimension protestataire du populisme n’appartient en propre ni à l’une ni à l’autre, car il s’agit d’une dimension « incontournable » du populisme, tant pour celui d’hier que pour celui d’aujourd’hui. Dans le même sens, le populisme, qu’il soit plébiscitaire ou identitaire, s’articule très souvent, mais pas toujours[18], autour d’une figure charismatique ou d’un grand chef, lequel est supposé incarner le peuple pour lui donner figure humaine. « De façon générale, écrit Chedly Belkhodja, le succès d’un parti populiste réside dans l’identification à un chef doté d’une forte capacité mobilisatrice[19] ». La réussite d’une mobilisation populiste repose donc bien souvent sur un homme doté d’un fort charisme qui prétend être en relation directe avec le peuple. Le chef populiste devient l’incarnation de l’unité nationale retrouvée contre les méfaits dont s’est rendue coupable l’élite politique. Ainsi, le chef peut tout aussi bien se présenter comme celui qui va abolir la fracture entre les élites et le peuple au sein du Dêmos (populisme plébiscitaire) que celui défendant le peuple contre les « étrangers » qui menacent l’Ethnos (le national-populisme).

Le discours populiste des campagnes électorales

Malgré son côté théorique un peu suranné sentant bon les parfums du fonctionnalisme d’hier, l’explication du populisme avancée par G. Germani paraît, de prime abord, assez bien convenir à la situation du Québec. On peut en effet penser que le Québec d’avant 1960 était une société en phase « d’asynchronie », notamment en ce qui concerne la transformation du rapport villes/campagnes particulièrement important au moment où Duplessis règne sur la province. Certes, depuis un certain temps, le mouvement d’urbanisation était amorcé, mais avec la guerre et l’arrêt de l’exode vers les États-Unis, il s’accélère au point où, entre 1940 et 1950, de nombreux Québécois s’installent en ville, plus particulièrement à Montréal[20]. En drainant la population, Montréal accapare également une plus grande part de la richesse, ce qui se traduit par un certain déséquilibre entre la métropole et le reste du Québec. « Entre Montréal et les régions, écrit l’économiste Gilles Paquet, on note des différences de revenu per capita de l’ordre de vingt à quarante pour cent […][21] ». Selon G. Paquet, il y aurait eu à ce moment un « Québec à deux vitesses », Montréal se rapprochant davantage de l’Ontario, le reste du Québec des Maritimes. Une certaine désarticulation de l’espace socioéconomique québécois aurait ainsi prévalu, entraînant la marginalisation des régions rurales et des agriculteurs. Ainsi, le contexte socioéconomique général semblait favorable à l’émergence d’une mobilisation populiste. Et le contexte politique, comme on va le voir plus loin, s’y prêtait bien aussi.

La variante plébiscitaire du populisme repose sur la dénonciation des abus commis par les élites ou les élus envers le peuple. Un des tremplins de l’arrivée de Duplessis au pouvoir est précisément la dénonciation du régime corrompu du libéral Louis-Alexandre Taschereau. En effet, la création même de l’UN résulte, jusqu’à un certain point, de l’insatisfaction de députés et d’organisateurs libéraux qui se regroupent sous la bannière de l’Action nationale libérale (ALN), dirigée par Paul Gouin[22], député libéral qui avait rassemblé autour de lui les jeunes militants libéraux déçus du parti. P. Gouin accepte l’invitation de Duplessis de faire coalition avec le Parti conservateur, ce qui conduit à la naissance de l’UN, le 7 novembre 1935[23]. Après avoir perdu les élections du 25 novembre, Duplessis parvient à convoquer, en mars 1936, la tenue du Comité des comptes publics. Il dénonce si bien les turpitudes du « gouvernement d’affaires[24] » de Taschereau que celui-ci remet sa démission le 11 juin 1936, et son remplaçant, Adélard Godbout, annonce aussitôt une élection pour le 17 août. Fin renard, Duplessis s’impose comme chef de la coalition et remporte l’élection de 1936.

Pourtant, à mon avis, l’installation de Duplessis au pouvoir ne résulte pas seulement des manoeuvres démagogiques déployées contre ses alliés d’hier. S’il remporte l’élection de 1936, c’est aussi parce qu’il sait utiliser le style propre au discours populiste. Certes, Duplessis ne va pas jusqu’à rejeter, à la manière de certains populistes, le système des partis existant ni à proposer une profonde réforme du cadre parlementaire. Toutefois, sa dénonciation du régime de Taschereau emprunte au style populiste et Duplessis sait se présenter comme le justicier réclamant aux élites coupées du peuple des comptes sur la gestion de l’État. Ainsi, lors de la campagne de 1936, il sillonne la province pour aller promettre à qui veut l’entendre un assainissement des moeurs politiques québécoises. Par exemple, le chef de l’UN lance sa campagne en promettant de mettre fin à la « politicaillerie ». Afin de redonner confiance aux électeurs, il promet au peuple « une loi d’élections honnêtes » qui obligera « tous les partis à donner la liste des souscripteurs… ». Il s’engage aussi à faire « cesser la politique des octrois à la cuiller » pour dépenser, « sans partisannerie politique, l’argent dont l’agriculture a besoin pour sauver son patrimoine […][25] ». Il prend également soin de toujours faire référence aux « culottes à Vautrin[26] », figure emblématique de la corruption gouvernementale. Avant et pendant la campagne de 1936, Duplessis parvient donc à se poser en défenseur du peuple contre les élites politiques corrompues.

Duplessis rappelle constamment au peuple qu’il ne dépense pas son argent indûment. Mais, plus qu’un bon gestionnaire, il est aussi esclave du peuple. Ainsi, pendant la campagne de 1944 contre Godbout, il clame que l’UN est au service du peuple : « L’argent que nous avons dépensé […] était un placement. J’ai toujours cru, explique-t-il, que l’argent qui vient du peuple doit retourner au peuple et non à des favoris comme T. D. Bouchard[27] et les autres. En 1939, nous avons fait des élections, poursuit-il, parce que le peuple est notre maître [28] ». Habilement, Duplessis affirme être aux ordres du peuple pour clairement laisser entendre que le gouvernement de Godbout est, quant à lui, aux ordres d’Ottawa.

Si, comme on va le voir plus loin, l’UN puise essentiellement sa force dans les comtés ruraux et dans certaines villes de province, Duplessis cherche cependant à dépasser cette image d’un parti au service d’une seule classe. L’UN aime bien en effet se présenter comme « le parti de toutes les classes », c’est-à-dire comme un meilleur reflet du peuple. Deux ans après l’élection de 1944, on rappelle dans Le Temps, journal véhiculant le point de vue officiel du parti, « qu’aucune des classes sociales n’est oubliée par l’Union nationale[29] ». D’autres élections sont également placées sous le signe de la réunion de toutes les classes sous la gouverne de l’UN. Tout au long de la campagne de 1948, Duplessis rappelle constamment aux électeurs que l’UN est parvenu à mettre de côté l’esprit de parti et à rapprocher les différentes classes de la société pour les fusionner, au contraire des libéraux provinciaux qui font, selon lui, « une guerre de classe[30] ».

La figure du chef, avons-nous dit plus haut, est également un ingrédient essentiel du style populiste. À cet égard, Duplessis incarne bien le style du leader populiste proche de son peuple et, avec René Lévesque, il fut probablement l’un des exemples les plus marquants de chefs charismatiques québécois. Comme l’ont dit maints observateurs ayant eu l’occasion de l’approcher, sa personne dégageait un magnétisme certain, qui touchait ceux venus l’écouter. En fait, certains sont si impressionnés que, l’ayant touché, ils s’interdisent de se laver les mains pendant un moment[31]. Voilà pourquoi certaines campagnes électorales furent presque exclusivement centrées sur sa personne. Le slogan de la campagne de 1952, « Laissez Duplessis continuer[32]  », montre que le personnage dépasse le parti, ce qui est caractéristique du style populiste.

Duplessis sait également utiliser l’image de l’homme du commun, c’est-à-dire proche du peuple, typique du style populiste. Il se présente humblement comme étant entièrement dévoué à son peuple, investi d’une mission quasi divine. Ainsi, en 1936, il explique à propos des rumeurs courant sur son état de santé que, « [l]a santé de l’homme ne vaut rien devant l’intérêt de sa province et de sa race. Et il y a une force au-dessus des calculs humains, la Providence, qui donne à qui lui plaît la force et la santé pour accomplir sa tâche ». Mais, Duplessis ne se vante pas seulement d’avoir une santé de fer. Plus important est le fait qu’il se targue d’avoir les mains nettes et de jouir d’une probité morale au-dessus de tout soupçon le rendant capable de s’opposer à la fripouille politique. Ainsi, déclare-t-il avoir « la conscience assez nette, les mains blanches pour […] garantir qu’il n’y aura pas de puissance humaine pour me faire fléchir devant la canaille et les voleurs, qu’ils soient bleus, rouges ou nationaux[33] ».

Se présentant ainsi comme un instrument de la volonté divine, il assure à de nombreuses reprises qu’il est dévoué corps et âme au bien commun québécois. Contrairement aux chefs politiques d’aujourd’hui qui tiennent un discours sur les difficultés à concilier vie publique et vie privée, il affirmait tout simplement appartenir au peuple : « Je n’ai pas de famille. Je n’ai d’autres responsabilités que celle du bien-être du Québec. J’appartiens tout entier à la province de Québec[34]. » Dans cette logique où le leader populiste est en osmose avec le peuple, il est également primordial pour lui de garder ses distances avec les « élites coupées du peuple ». À cet égard, Duplessis se vantait de ne pas lire de livres pour bien montrer qu’il n’était pas un « poète » ou un « joueur de piano », comme il appelait avec mépris les intellectuels.

Duplessis se présentait comme s’il faisait corps avec le peuple « d’en bas », celui des cultivateurs. Entre lui et son peuple, pas de distance, c’est pourquoi on se tutoie lors des campagnes électorales et que le décorum réservé aux hommes publics est laissé de côté, tous étant réconciliés autour du même amour de la « Province ». La personnalisation du pouvoir atteignait de hauts sommets, comme le montrent certains documents électoraux où les réalisations du parti s’effacent derrière sa personne. Par exemple, pour la campagne électorale de 1948, le seul titre d’un tract — Duplessis donne à sa province — est très évocateur de la personnalisation du pouvoir qui avait alors cours[35]. Toujours dans le même sens, le discours de cette élection présente Duplessis, et non pas le parti ou l’idéologie de l’UN, comme étant celui qui protège de son corps le peuple. « En purifiant notre province des déchets communistes, en faisant respecter scrupuleusement les lois, Maurice Duplessis est devenu un vivant rempart contre le communisme[36] ». Il n’est pas surprenant qu’à sa mort, à la fin de l’année 1959, ses collaborateurs les plus proches emploient fréquemment le terme de « père » pour parler de lui, montrant par-delà la tombe jusqu’où se rendait la personnalisation du pouvoir. Si le style du populisme plébiscitaire semble bien présent chez Duplessis, peut-on en dire autant pour la variante identitaire ?

Cette forme de populisme, comme on l’a vu plus haut, s’articule autour de l’idée d’un peuple qui vit sous la menace de forces obscures complotant dans l’ombre. À mon sens, cette dimension du populisme, quoique présente, n’est pas la mieux représentée dans le discours duplessiste. Il manque chez lui une véritable dénonciation du péril, laquelle se transforme en théorie du complot comme cela a été notamment le cas pour les premiers populismes. Si le discours duplessiste désigne des adversaires, pour être vraiment dans le registre du populisme identitaire, il aurait fallu retrouver un discours qui prenne de manière plus constante la défense du « Nous » contre les « Autres » et, surtout, un discours désignant des « ennemis ». Or, à cet égard, le duplessisme est bien loin d’atteindre la virulence accusatrice du populisme identitaire européen où juifs et « étrangers » sont présentés comme des ennemis de la France, ni même celle du populisme américain où, par exemple, le mythe du complot papiste était présent au xixe siècle. Mais le duplessisme montre des signes de populisme identitaire quand il prend la défense du peuple contre les communistes et les Témoins de Jéhovah.

Dès 1944, Duplessis brandit la carte de l’anticommunisme, mais c’est surtout lors d’élections subséquentes que ce thème se fait plus présent, le climat des années 1950, marqué par la guerre froide et le « maccarthysme », étant propice à la dénonciation de la « menace rouge ». Lors de la campagne électorale de 1948, Duplessis sonne le tocsin et affirme aux électeurs que le communisme signifie tout simplement la disparition prochaine de l’Église québécoise. « Contre les ennemis de l’extérieur, peut-on lire dans un pamphlet publié pour la campagne électorale de 1948, contre tous les radicaux qui mettent en danger la démocratie, notamment contre les communistes payés par Moscou pour implanter dans notre province une idéologie politique contraire à notre croyance religieuse, à nos traditions et à nos lois, Maurice Duplessis a livré une guerre sans quartier[37]. » En fait, on voit ici l’interpénétration des deux formes de populisme, puisque Duplessis prend à la fois la défense du Dêmos et de l’Ethnos menacés dans ses traditions et ses croyances religieuses. On remarquera également qu’il emploie le terme d’« ennemi ». Lorgnant du côté de la théorie du complot, Duplessis va jusqu’à insinuer que, selon certaines « révélations », quelques libéraux auraient entretenu des relations épistolaires avec des communistes, suggérant ainsi que la capitale fédérale est un repaire de cryptocommunistes[38]. Dans ce registre, le summum est toutefois atteint lorsque Duplessis impute aux communistes l’effondrement, en 1951, d’un pont enjambant le Saint-Maurice. Mais, pour penser que la lutte anticommuniste a été menée par Duplessis sous le signe du populisme identitaire, il eût fallu que les discours prennent plus fréquemment la défense du « Nous » ethnoculturel, ce qui après examen ne semble pas vraiment le cas. L’anticommunisme paraissait plutôt un moyen commode de se sortir de mauvais pas électoraux, comme dans le cas de l’effondrement du pont.

La défense du « Nous » est-elle plus forte quand Duplessis s’en prend aux Témoins de Jéhovah ? Selon lui, les Témoins menacent le peuple au même titre que le communisme et le nazisme : « Les communistes, les nazis, ainsi que ceux qui se constituent les propagandistes de la campagne séditieuse des Témoins de Jéhovah, seront traités comme ils le méritent[39]. » Et si Duplessis affirme s’attaquer aux Témoins, c’est par réaction de défense et pour protéger la nature du peuple. Car les Témoins, explique Duplessis dans ses voeux du nouvel an 1947, « s’attaquent à Québec parce qu’ils savent et sentent que Québec est le rempart de la civilisation chrétienne au Canada et même sur tout le continent américain[40] ». C’est donc au nom de ce qui fait l’originalité du Québec, la religion catholique, que Duplessis prend les « armes » (judiciaires) contre les Témoins, une « guérilla » qui lui attirait bien entendu les faveurs de l’Église.

Peut-on également parler de populisme identitaire quand Duplessis prend la défense de l’autonomie provinciale ? Celle-ci est un thème de prédilection du discours duplessiste, encore que J. Duchastel fasse remarquer qu’elle apparaît davantage dans le discours électoral que constitutionnel. Selon J. Duchastel, la lutte de Duplessis pour l’autonomie provinciale serait essentiellement une « défense » de l’État libéral québécois face à une « offensive » fédérale[41]. Au moment où le gouvernement fédéral poursuit la construction de l’État-providence commencée pendant la Seconde Guerre mondiale, Duplessis prend la défense du modèle de régulation libérale québécois, notamment à partir de 1944 où il joue plus ouvertement « la carte » de l’autonomie provinciale. Mais Duplessis n’aurait-il pas injecté une certaine dose de populisme de manière à transcender la dimension administrative et constitutionnelle de la chose — laquelle concerne la question de savoir quel ordre de gouvernement, d’après la Constitution, doit s’occuper de tel ou tel domaine ?

Dans la lutte pour l’autonomie provinciale, on décèle des accents de populisme identitaire, comme pendant la campagne de 1939 où Duplessis se lance dans une métaphore biopolitique. On a peut-être trouvé un moyen d’opérer le coeur sans tuer le patient, explique Duplessis, mais on n’a pas pu faire la même chose concernant l’âme d’un individu : y toucher, c’est tuer le patient. Or, selon lui, « l’autonomie c’est l’âme de la province, c’est l’âme de la race[42] ». L’extrait laisse entrevoir que l’autonomie provinciale pouvait constituer, l’espace d’un moment, quelque chose de plus fondamental qu’une querelle de juridictions ou de compétences législatives. À d’autres occasions, ils dénoncent aussi les « centralisateurs » régnant à Ottawa en insinuant qu’ils s’en prennent à l’essence même du peuple : « Les centralisateurs et les assimilateurs ne veulent qu’un parlement, qu’une langue et qu’une religion, ils veulent faire disparaître nos traditions et nos mentalités [43]. » La lutte pour l’autonomie est également présentée comme une bataille pour la survie du peuple, ainsi qu’en témoigne cette citation tirée du Devoir, en 1952 : « Il faut que nous soyons toujours sûrs de pouvoir parler français, de pratiquer notre religion, d’avoir les écoles que nous voulons. C’est ça l’autonomie, une question de vie ou de mort[44]. » Et quand Duplessis s’engage à récupérer le « butin » du Québec, il ne parle pas seulement de défendre les pouvoirs de l’Assemblée législative. Car le « butin », selon lui, « c’est l’héritage que nous ont légué nos ancêtres, qui ont versé leur sang pour que nous puissions parler français et garder notre religion catholique[45] ». Il y a donc des accents de populisme identitaire dans la lutte menée par Duplessis et son gouvernement pour la sauvegarde de l’autonomie provinciale, mais on ne saurait l’examiner à la lumière de cette seule dimension.

Après m’être intéressé plus particulièrement au discours, je tournerai maintenant les projecteurs de l’analyse vers la pratique politique du gouvernement duplessiste. Après tout, il n’est peut-être pas très surprenant de retrouver pendant les campagnes électorales une bonne dose de populisme. Mais lorsque Duplessis et son équipe sont au pouvoir, parviennent-ils à prendre la défense des « petits » contre les « gros » et quelles sont les actions concrètes prises à cet effet ? En homme populiste, aurait-il voulu réintégrer dans le jeu politique des catégories de population qui en étaient exclues ?

Le duplessisme à la défense des agriculteurs

Les premiers populismes, a-t-on dit plus haut, ont émergé dans un contexte de déclassement des classes rurales. Or, ceux qui se sont intéressés au phénomène duplessiste ont bien remarqué que l’UN tirait également sa force des classes rurales. En effet, électoralement, l’UN s’appuyait sur les classes sociales qui avaient le plus à craindre du processus de mutation de la société et sur les « régions où, écrivent K. McRoberts et D. Posgate, ne s’exerçaient que très peu de pressions en faveur de la modernisation politique [46] ». Certes, dans des villes comme Chicoutimi, Trois-Rivières, Sherbrooke et Hull, l’UN a eu du succès aux urnes et ce, même si le parti était peu intéressé par les problèmes urbains. Mais, globalement, l’UN était plus forte dans les régions rurales que dans les villes et, bien consciente de cela, faisait une cour assidue aux régions rurales en leur promettant de l’aide. Lors de la campagne électorale de 1936, Duplessis, qui se disait un « rural dans la force de l’âme [47] », avait clairement affiché son désir de venir en aide aux agriculteurs en promettant, entre autres, d’instaurer un crédit agricole et de favoriser « l’organisation professionnelle » et « l’éducation agricole ». S’il promet cela, c’est parce que, dit-il lors d’un discours, « [n]ous ne devons pas oublier qu’en fortifiant la vie rurale, nous fortifions la vie de toute la nation[48] ».

Certes, on peut interpréter les efforts du gouvernement duplessiste comme de simples manoeuvres électoralistes visant la recherche d’une classe-appui. Mais une dimension populiste accompagne cette recherche, car Duplessis présente aussi les actions de son gouvernement en faveur des agriculteurs comme étant destinées au « vrai peuple ». Par exemple, dans le journal Le Temps (janvier 1946), le régime duplessiste est décrit comme un gouvernement du peuple soucieux de s’occuper d’une classe qui avait été traitée injustement par les gouvernements précédents : « De 1936 à 1939, le premier gouvernement de l’Union nationale fut un gouvernement du peuple. Le second ne l’est pas moins, depuis août 1944. On s’en rend compte, entre autres choses, par sa sollicitude à l’endroit de la classe agricole, si négligée sous les régimes libéraux […][49]. » Les discours sur le budget nous montrent également un gouvernement martelant que l’agriculture occupe une place centrale dans l’économie québécoise et ce, parce que le peuple est charnellement attaché au sol. En 1939, le discours du budget affirme que l’agriculture « est le fondement de la prospérité de la province de Québec » et que « [l]’amour du sol est inné chez le peuple […][50] ». Près de 20 ans plus tard, en 1957, on continue de dire que « [l]’agriculture demeure notre industrie basique ». Certes, Duplessis est également en faveur de l’industrialisation de la province, mais il affirme que l’agriculture « doit demeurer l’industrie essentielle, parce qu’elle est la plus stable pour l’économie de la communauté[51] ». Mais, au-delà de la rhétorique politique sur l’attachement du gouvernement à l’agriculture, y avait-il réellement chez Duplessis une pratique politique faisant de réelles concessions aux classes paysannes ou était-ce simplement pure démagogie électorale de la part d’un gouvernement qui, dès son arrivée au pouvoir, oubliait les agriculteurs ?

On ne peut guère reprocher à Duplessis d’avoir menti aux électeurs puisque les mesures prises en faveur des agriculteurs furent nombreuses et diverses. Toutefois, selon G. Boismenu, ces diverses mesures, bien que tapageuses, auraient été globalement des concessions politiques mineures « morcelées et subordonnées aux intérêts politiques et idéologiques du capital […] ». Dans le même sens, l’électrification des campagnes n’aurait guère été qu’un moyen pour les compagnies « d’étendre leurs opérations sur les fractions de leur territoire qui présentent encore un potentiel rentable[52] ». Mais, si on délaisse le schème d’analyse marxiste de domination de classes sous-tendant le travail de G. Boismenu pour se demander ce que les agriculteurs ou leurs représentants attendaient du gouvernement, on arrive plutôt à la conclusion que le gouvernement duplessiste, dès 1936, s’occupe bien de ceux qui sont considérés comme le « vrai peuple » et fait des « concessions » qui les réjouissent.

D’une certaine façon, Duplessis donne aux agriculteurs une voix dans l’arène électorale. En effet, historiquement, les agriculteurs canadiens-français (tout comme les ouvriers) étaient peu présents au sein du personnel politique et leurs intérêts n’étaient guère pris en considération. Ainsi, au moment où le Québec était encore majoritairement rural, soit les deux dernières décennies du xixe siècle, très peu de paysans faisait partie du personnel politique. Après 1900, le taux moyen de la représentation paysanne au sein de l’Assemblée législative tournait, explique Robert Boily, autour de 10 %[53]. Or, selon R. Boily, avec le gouvernement Duplessis, on retrouve une « forte implantation » de députés d’origine rurale — malheureusement, l’auteur ne fournit aucun chiffre. Comme on va le voir, l’arrivée de Duplessis au pouvoir permet aux cultivateurs et à ceux s’exprimant en leur nom de se faire entendre du pouvoir politique.

À cet égard, des liens particuliers unissaient le gouvernement à l’importante Union des cultivateurs catholiques (UCC). Par exemple, dès son arrivée au pouvoir, en 1936, Bona Dussault, qui dirige le ministère de l’Agriculture, va chercher l’ancien président de l’UCC, Albert Rioux, comme sous-ministre. En 1944, c’est au tour du premier président de l’UCC (1924-1926), Laurent Barré, de devenir ministre de l’Agriculture. L’UCC trouvait une oreille attentive à Québec[54]. Chaque année, elle venait rencontrer le premier ministre, ce dernier affirmant qu’une telle rencontre était plus utile que bien des débats parlementaires[55]. Le gouvernement duplessiste a d’ailleurs légiféré à de nombreuses reprises en faveur du peuple des campagnes et de l’agriculture [56]. Si l’on en croit les chiffres avancés par le politologue Vincent Lemieux, le pourcentage des lois touchant l’agriculture votées en milieu de mandat, donc celles qui risquent moins d’être affectées par les échéances électorales, serait relativement élevé. Il viendrait au deuxième rang, immédiatement après les lois sur les services publics, en ce qui concerne la mission économique de l’État[57].

Si le gouvernement libéral ne se désintéressait pas du sort des agriculteurs, il y avait une plus grande volonté chez Duplessis de se préoccuper des demandes en provenance des régions agricoles, comme le montre l’établissement d’une école moyenne d’agriculture au Séminaire de Chicoutimi. Trouvant que la région saguenayenne est bien éloignée des institutions d’enseignement agricole, la Chambre de commerce de Chicoutimi soulève, dès 1931, l’idée de créer une école d’agriculture. En 1936, les autorités du séminaire remettent le projet sur l’avant-scène électorale. Si, pendant la campagne, Godbout promet d’étudier le projet avec soin, Duplessis prend des engagements fermes : en 1937, Chicoutimi possède son école moyenne d’agriculture[58].

Mais surtout, le gouvernement duplessiste étanche la grande soif de capitaux des agriculteurs québécois. En effet, durant les années 1930, leur situation est particulièrement difficile. Beaucoup de ceux qui avaient pris, une décennie plus tôt, le virage de la production spécialisée, en se tournant vers l’agriculture commerciale, sont durement touchés par la crise et sont acculés à la ruine économique. Quant aux fermes traditionnelles, elles ne peuvent plus écouler leur surplus et sont donc privées de revenus essentiels à l’installation de leurs fils sur d’autres terres. Obligés de vendre leur terre, plusieurs agriculteurs quittent les campagnes. « Pour tous, la faim de capital est urgente et le crédit agricole demeure une des préoccupations les plus constantes de la décennie[59]. » Par la suite, durant l’après-guerre, la situation de la classe agricole continue d’évoluer vers une plus grande spécialisation, faisant disparaître encore plus les petits propriétaires. C’est dans ce contexte allant des années 1930 aux années 1960 qu’il faut replacer les actions du gouvernement duplessiste en faveur des agriculteurs et des petits propriétaires.

Le gouvernement annonce dans son premier discours du Trône, en 1936, les deux gros morceaux de sa politique agricole, soit son intention de porter une « attention spéciale » à l’électrification des campagnes, ainsi que l’annonce d’une loi du crédit agricole. Conformément à la promesse faite lors de la campagne électorale, on assiste à la création de l’Office du Crédit agricole du Québec à la fin d’octobre 1936. À l’occasion des débats entourant la création de l’Office, le chef de l’UN affirme, rapporte Le Soleil, que la loi du crédit agricole est si importante « qu’elle est au-dessus de la politique[60] ». Toujours dans Le Soleil, on peut lire que « plusieurs députés », qui n’avaient pas encore pris la parole en chambre (on siégeait depuis peu), en profitèrent « pour dire leur attachement au sol, leur désir ardent d’aider les cultivateurs, et leur admiration pour le gouvernement Duplessis ». La mesure est d’ailleurs si bien accueillie qu’un député de l’opposition libérale et aussi agriculteur, Lucien Lamoureux, n’a pu s’empêcher, dit-on dans Le Soleil, de proclamer haut et fort sa satisfaction à l’annonce du projet, dans le discours du Trône[61]. Cette sortie de la part de ce député de l’opposition en dit long sur le sentiment de profonde insatisfaction ressenti par certains agriculteurs québécois qui s’estimaient délaissés par le gouvernement libéral provincial.

En outre, il faut souligner la relative générosité du programme. Ainsi que l’explique G. Boismenu, l’Office québécois est plus prodigue que son homologue canadien, puisque la Commission du prêt agricole canadien consentira aux cultivateurs, de 1929 à 1947, sur l’ensemble du territoire canadien, deux millions de dollars de moins que l’Office du prêt agricole québécois. Au cours des années qui suivent, lorsque Duplessis reprend le pouvoir, le programme québécois est constamment bonifié[62].

L’autre morceau important de la stratégie gouvernementale en faveur des agriculteurs concerne l’électrification des campagnes. En 1931, seulement 4 % des fermes disposait d’énergie électrique et en 1941, le pourcentage atteignait 20 %. Bref, les besoins étaient criants, notamment dans certaines régions comme le Bas-Saint-Laurent [63]. L’UCC s’était d’ailleurs intéressée à la question en adoptant, à son congrès de 1930, les premières résolutions pour la poursuite de l’électrification. Tant au congrès du Parti conservateur provincial (4-5 octobre 1933) que comme chef de l’opposition, Duplessis réclame l’électrification des campagnes[64]. Mais il faut attendre l’ouverture de la session de février 1945 pour voir annoncer le projet, et le 24 mai, pour voir le gouvernement duplessiste former, par une loi, l’Office de l’électrification rurale.

Cette entreprise est présentée par Le Temps comme une véritable victoire des classes agricoles sur les compagnies productrices d’électricité, notamment parce que l’UN « a inséré dans la loi que les compagnies distributrices d’électricité devraient fournir le courant à un prix sur lequel le gouvernement a un droit de regard, et qu’elles pourront être expropriées si elles ne donnent pas justice […]. » « Leur indifférence pour les cultivateurs est devenue un empressement […][65] », affirme-t-on. En d’autres termes, l’UN a mis les grandes compagnies au service du peuple. Quoi qu’il en soit de ces propos lénifiants, il est vrai que l’électrification progresse à grand bond. De 20 % en 1941, elle passe à 67,2 % en 1951 pour atteindre 97,3 % en 1961. La vie en campagne est donc grandement facilitée… pour ceux qui y restent[66].

Le gouvernement duplessiste était donc à l’écoute des régions rurales, mais cela ne veut nullement dire qu’il leur obéissait au doigt et à l’oeil. Duplessis entretenait des liaisons particulières avec certains grands financiers et, globalement, son gouvernement était très favorable à l’industrialisation. Or, soucieux de s’attirer les faveurs des industriels, des firmes agroalimentaires ou encore des acheteurs de produits et des petites usines de transformation de produits agricoles, le gouvernement tergiverse et hésite à prendre position entre les deux clientèles, comme le montre l’épisode des abattoirs du Saguenay[67]. Pour se sortir de l’impasse, le gouvernement duplessiste justifiait parfois sa politique en faveur de l’industrialisation comme une façon d’entraîner les agriculteurs sur les chemins de la modernité urbaine[68].

On peut également se demander si le patronage duplessiste ne doit pas être interprété, au-delà du clientélisme visant à fidéliser une partie de l’électorat, comme un phénomène à caractère populiste. En effet, le clientélisme unioniste était plus « universaliste », au sens où l’UN « favorise davantage les gouvernés », alors que le patronage des libéraux était plutôt réservé aux « amis[69] ». Le sentiment que les « petites gens » avaient d’un régime plus près d’eux que le régime libéral était donc jusqu’à un certain point justifié. Le problème, du point de vue démocratique, c’est que beaucoup de demandes se faisaient de manière discrétionnaire et sans autre règle que celle de voter du « bon bord », un système dénoncé avec raison par des intellectuels proches de Cité libre. Mais, en un sens, le patronage duplessiste permettait une certaine participation politique des acteurs locaux et régionaux aux « choix publics mineurs », en contrepartie, il créait une centralisation excessive pour les « choix majeurs[70] ». On peut donc dire que les politiques duplessistes en faveur des agriculteurs et le patronage constituent certainement des pratiques politiques qui évoquent le populisme agraire dans sa volonté de donner une voix aux classes exclues du processus de décision politique. Alors, doit-on conclure que le duplessisme était un authentique populisme ?

Le régime duplessiste est-il populiste ?

À la lumière de l’analyse menée ici, on peut dire que le style populiste est présent, mais à dose variable, et davantage sous sa forme plébiscitaire qu’identitaire. La première forme est en effet bien présente en temps d’élection, surtout celle de 1936 où l’UN parvient à canaliser le profond mécontentement envers le gouvernement Taschereau en promettant l’assainissement des moeurs corrompues des élus politiques. On assiste également, autre signe du populisme, à une personnalisation du pouvoir, Duplessis ne faisant pas seulement se présenter comme un bienfaiteur prodigue de largesses, comme le font les démagogues. Il cherche aussi à se montrer sous le jour d’un homme qui, après avoir entendu l’appel de Dieu, est en fusion avec le peuple dont il a pris la charge. Comme on l’a vu, la seconde forme n’est pas totalement absente du discours duplessiste. Il ne s’agit pas de la carte la plus souvent abattue, même si les gouvernements dirigés par Duplessis prennent à certains moments la défense du peuple entendu dans le sens d’un Ethnos menacé par les communistes et les Témoins de Jéhovah ou les « centralisateurs » d’Ottawa.

On a également vu que, lorsque l’UN prend la défense des agriculteurs, cela pouvait s’interpréter comme une stratégie populiste visant à favoriser un groupe marginalisé par la nouvelle donne socioéconomique se dessinant à cette époque. On peut voir là seulement de l’opportunisme électoral, mais qui a dit que les populistes étaient toujours désintéressés ? Considérant que Duplessis semblait vraiment tenir en haute estime le caractère agricole du Québec, ce qui ne l’empêchait toutefois pas de laisser les industriels anglo-américains venir s’installer au Québec, l’on peut, sans faire preuve de naïveté, discerner chez lui un certain souci pour la classe agricole. Et si on se place un instant du côté des agriculteurs, de leurs porte-parole et plus largement des régions, difficile de nier que ceux-ci devaient penser et sentir avoir un certain poids sur l’appareil politique, ce qui n’avait pas toujours été le cas auparavant. Le patronage politique, bien sûr antidémocratique, renforçait également ce sentiment d’un gouvernement en faveur des « petites gens ».

Mais tout en affirmant que le style populiste est présent dans le duplessisme, je ne soutiens pas que ce régime est authentiquement populiste, pour autant qu’une telle chose puisse exister. Je reviens ici en quelque sorte à mes propos, dans la partie théorique, à savoir que le populisme est un style politique se combinant avec toutes sortes d’idéologies ou de régimes politiques, réactionnaires ou progressistes. Ainsi, soutenir que le populisme constitue un élément important du discours et de la pratique duplessiste laisse intacte la question concernant la nature du régime. En ce sens, je ne me situe pas sur le même plan analytique que ceux ayant proposé une vision d’ensemble du régime, on parlera donc d’un régime libéral/populiste ou conservateur/populiste. Mais si l’analyse menée ici ne me permet pas de remettre en cause les interprétations avancées par d’autres chercheurs, c’est surtout parce que le régime duplessiste se distingue du populisme sur trop d’éléments essentiels, pour que l’on puisse le classer sous cette rubrique.

D’abord, la théorie du complot ou cette idée que le chef populiste doit venir sauver la nation de forces obscures — juifs, immigrés ou grand capital, etc. — qui cherchent la ruine du peuple n’est pas vraiment présente, sauf en ce qui concerne les communistes et les Témoins de Jéhovah. La thématique populiste du « Nous » menacé par des ennemis n’est pas poussée aussi loin que dans le national-populisme. En d’autres termes, Duplessis n’a guère joué la carte de l’Ethnos attaqué par des forces occultes et diaboliques, que lui seul aurait été capable de combattre.

Fait plus fondamental, et c’est ce qui me semble déterminant pour affirmer que le duplessisme n’est pas vraiment un populisme au sens fort du terme, c’est la posture adoptée par Duplessis tout au long de son règne envers la démocratie pluraliste. Comme on l’a vu plus haut, le démagogue, au contraire du populiste, n’est guère disposé à proposer des réformes en profondeur, ce que le populiste est tout prêt à faire. La démocratie libérale pluraliste, croit-on du côté des populistes, n’est plus en mesure d’assurer la pleine représentation des individus, d’où l’idée de proposer une réforme profonde du cadre politique dans lequel elle s’exprime. Or, on ne retrouve pas dans le discours et la pratique duplessistes une telle volonté de réformer en profondeur le système politique de l’époque. Certes, la corruption politique est bel et bien critiquée, mais Duplessis ne s’aventure guère dans des projets de réforme. En fait, l’esprit de réforme du cadre démocratique québécois apparaît bien plus présent dans le programme de l’ALN (on parlait entre autres de transformer le conseil législatif en conseil économique[71]), sur lequel Duplessis s’appuie pour renverser le gouvernement Taschereau. Si Duplessis avait accepté d’appuyer une bonne partie de ce programme, alors peut-être aurait-on pu parler d’un gouvernement au style et au programme authentiquement populistes. Cette absence d’une véritable volonté de changer le cadre politique m’interdit, en dernière analyse, de considérer le régime comme véritablement populiste. En somme, le fantôme du populisme est donc bien venu hanter le Québec d’avant 1960, mais comme les spectres, sa présence se révèle difficile à voir.