Corps de l’article

En Argentine, au cours des années 1990, la question du populisme a une nouvelle fois fait l’objet de grands débats. Ceux-ci portèrent sur les effets des réformes libérales sous l’administration péroniste de Carlos Menem, certaines analyses révélant que le caractère populiste du gouvernement de coalition avait conditionné leur mise en oeuvre [1]. Vicente Palermo, en l’occurrence, a associé les mesures gouvernementales sous Menem à un « populisme tempéré » servant à limiter la portée des réformes libérales ainsi que leurs effets. Ce populisme a permis de modérer ou d’éliminer certaines mesures nuisibles aux milieux soutenant les politiques péronistes dans les provinces et les syndicats, telles que la réforme des États provinciaux et des relations de travail. D’autres auteurs ont toutefois souligné que c’est la persistance d’une formule populiste au sein du gouvernement qui a permis à Menem ainsi qu’à son parti de surmonter les tensions entre eux ainsi qu’avec les milieux où ils trouvent un appui[2]. Cette formule a rendu possible l’unification, sous un seul gouvernement de coalition, des plus fervents défenseurs du libéralisme économique aux groupes sociaux les plus vulnérables confrontés à ces politiques. Elle a également permis au péronisme d’agir à la fois comme parti au pouvoir et comme opposition, cela de façon à s’absoudre lui-même de la responsabilité des coûts sociaux que de telles décisions avaient produits, invalidant ainsi les critiques de ses adversaires politiques.

Ces deux explications peuvent paraître opposées à première vue. La première affirme qu’une certaine contradiction existe entre le caractère populiste du gouvernement et les politiques de réforme. Elle veut montrer comment ces deux forces ou orientations à l’intérieur du menemisme s’affrontent et parviennent à se conditionner ou à se limiter mutuellement. La seconde explication présuppose une conception différente du populisme. Celui-ci est cette fois compris comme un style particulièrement adapté à la gestion des politiques de changement dans les institutions et les contextes économiques fragiles, ce qui correspond bien aux circonstances dans la jeune démocratie de l’Argentine.

La confrontation entre ces deux perceptions du populisme, ainsi que leur compréhension des rapports entre le populisme et la gestion des réformes libérales sont aussi apparues clairement dans la littérature comparative sur l’Amérique latine. Les études classiques sur le populisme dans la région conçoivent ce dernier comme l’expression d’une coalition d’intérêts hétérogènes dont l’épicentre serait le secteur populaire. Cette coalition se trouve à être mobilisée et intégrée dans la vie politique au moyen de mouvements de masses qui lient le développement des mécanismes étatiques de distribution avec de fortes tendances autoritaires à la caudillo[3]. Or, aujourd’hui, ces mécanismes ne semblent plus pertinents aux yeux des analystes qui mettent dorénavant l’accent sur le style politique ou sur le type de leadership et son articulation particulière avec les groupes d’appui. Ce sont là des caractéristiques uniques au populisme qui se sont perpétuées dans les démocraties émergentes de la région [4].

Nous essaierons ici de montrer que, à tout le moins dans le cas de l’Argentine, ces deux perspectives peuvent être conçues comme complémentaires plutôt que contradictoires. Elles éclairent toutes deux un aspect particulier du jeu de tension et d’articulation qui s’est établi entre, d’une part, le style du chef et de sa coalition et, d’autre part, l’orientation et la profondeur des réformes libérales qui ont été réalisées dans les années 1990. D’abord, nous essaierons de clarifier le caractère multidimensionnel du populisme. Ensuite, nous analyserons, dans le cas de Menem et du péronisme, les dimensions politiques spécifiques de la gestion des réformes structurelles et du type d’État et de régime économique qui a suivi. Enfin, nous discuterons également des liens possibles entre le populisme et les réformes libérales.

Qu’est-ce que le populisme aujourd’hui ?

Jusqu’à très récemment, le concept de populisme permettait de décrire des phénomènes politiques associés à la non-viabilité de la démocratie dans les sociétés insuffisamment intégrées ainsi que des processus de transition particulièrement complexes et turbulents menant des économies traditionnelles à la modernité capitaliste. Posée dans ces termes, la définition classique du concept était fortement liée aux théories du développement et de la modernisation. Dans ce cadre, on supposait que le populisme était un phénomène typique des périodes de transition et qu’il disparaîtrait naturellement lorsque le système institutionnel et économique se stabiliserait et se normaliserait. Le populisme consistait en une sorte de divergence ou de perversion des politiques populaires : redevable de circonstances encore à déterminer, la politisation des masses n’était ni guidée ni orientée comme elle aurait dû l’être, c’est-à-dire afin d’alimenter les partis socialistes, progressistes et, de façon générale, démocratiques. En conséquence, la persistance, voire la reprise et l’expansion du phénomène populiste dans des régimes démocratiques de plus en plus consolidés ainsi que dans de vieux régimes démocratiques, ou encore dans le contexte actuel de modernisation, a donné lieu à un renouveau de l’intérêt pour la théorie ainsi que l’analyse empirique et comparative. Ainsi, en Amérique latine et dans les pays ayant une longue tradition démocratique, la reprise du populisme est devenue ces dernières années un thème récurrent de réflexion et d’analyse politique : on parle de néopopulisme[5], de politique de l’antipolitique[6], de populisme postmoderne[7], de populisme conservateur[8] ou de nouvelle droite populiste[9]. En somme, un large éventail de concepts et de cadres interprétatifs a été proposé dans le but de préciser la nature spécifique de la multitude de formations politiques, de mouvements d’opinion, de leadership, de partis et de factions de parti plus ou moins puissants dans les circonstances actuelles. Or, l’idée de regrouper des phénomènes aussi dissemblables sous le concept de populisme est en soi symptomatique et témoigne de la difficulté à délimiter son application depuis sa période classique. Que les phénomènes en question diffèrent sur des aspects essentiels, c’est-à-dire qu’ils soient modernisateurs ou réactionnaires, organisés ou inorganiques, socialistes ou capitalistes, autoritaires ou démocratiques, ils sont tous essentiellement réductibles à l’idée qu’ils partagent un caractère ambigu et qu’ils divergent par rapport aux régimes et aux mouvements dits normaux. Ces derniers sont plutôt perçus comme étant explicitement démocratiques — parce qu’ils défendent des régimes constitutionnels et garantissent les libertés fondamentales — ou clairement autoritaires — parce qu’ils soutiennent des dictatures militaires et répressives —, ou encore en quête de modernisation — et donc rationalisateurs, élitistes et centralisateurs — ou de son contraire — et, par conséquent, traditionalistes, clientélistes et démagogues. Ainsi, le populisme est-il souvent considéré comme étant aussi équivoque qu’imprévisible et indéterminé. Il peut, selon les circonstances, encourager la démocratisation ou la tyrannie ; ici il sera modernisateur, là, plutôt réactionnaire. Ainsi pouvons-nous sérieusement douter de la clarté et de la cohérence de ces distinctions schématiques qui permettent apparemment de mieux départager le populisme des mouvements politiques normaux. L’usage de ce terme pour classifier une multitude de phénomènes dont le seul point commun est de se distinguer des formules conventionnelles des partis plus traditionnels ne fait qu’inutilement renforcer l’acceptation peu précise du mot. Celui-ci a déjà généré tant de confusion dans le passé, il vaut certainement la peine de revoir son sens et, en particulier, de considérer comment il devrait être appliqué de nos jours.

Le débat actuel sur le concept de populisme prend aussi appui sur des positions bien définies et discordantes. Certains auteurs proposent de laisser tomber son usage et de privilégier plutôt la théorie de la démocratie — qui n’est pas plus facile ou moins ambiguë à définir — pour analyser les phénomènes en question[10]. D’autres suggèrent plutôt qu’il est possible d’établir le sens exact du terme en identifiant le noyau de traits communs dans la variété des phénomènes susmentionnés et, sur cette base, de procéder à sa délimitation conceptuelle. À cet effet, la perspective sociologique a permis de voir que contrairement aux autres formations politiques, le populisme articule les intérêts de plusieurs classes [11]. Elle a permis de comprendre l’orientation « transformationniste » et étatiste propre au populisme, notamment sa quête d’un équilibre à établir entre des groupes sociaux distincts — médiatisé par un État arbitre — ainsi que sa recherche d’une troisième option entre les solutions définitivement plus capitalistes et socialistes. Toutefois, l’approche sociologique a perdu de sa force explicative en raison de la transformation récente des forces politiques partout dans le monde en partis attrape-tout et de la prolifération de troisièmes voies résultant de la nature moins radicale des options idéologiques disponibles. En l’occurrence, les partis ne reconnaissent pas de limites de classes au sens strict dans leurs stratégies de recrutement.

D’autres, spécialement des économistes, ont tenté de montrer que c’est l’existence d’une sorte d’économie protégée et d’un modèle de distribution des revenus au moyen de mesures publiques qui a constitué la fondation structurelle du populisme[12]. À part le fait d’être extrêmement restrictive, cette approche tend aussi à être péjorative, car elle identifie le populisme avec l’irresponsabilité fiscale et une approche keynésienne démodée. Mais la perspective économique a également été dépassée, voire même réfutée, depuis que des formations politiques soi-disant populistes ont montré qu’elles pouvaient s’adapter à des changements importants dans leurs programmes comme dans les contextes où elles agissent. Entre autres, les milieux populistes dans leurs pays respectifs adhèrent à des programmes de réformes structurelles qui réduisent la taille de l’État et ouvrent l’économie à la compétition internationale.

En dernier lieu, il a été suggéré que les régimes et les mouvements populistes partagent une approche politique déterminée. Ils appellent au peuple comme à une entité homogène dépositaire de valeurs fondamentales contre certains ennemis locaux ou internationaux qui menacent ces valeurs et en bloquent la manifestation, que ce soit l’oligarchie, la classe politique, le capital étranger, etc.[13]. Une telle approche semble plus crédible dans la mesure où, puisque le populisme peut survivre aux changements des modèles de développement et du rôle de l’État, et même promouvoir des politiques publiques très différentes, son essence doit reposer sur le type d’identité et d’antagonisme qu’il établit et tente de lier. Cette approche n’échappe cependant pas aux objections. Compris dans ces termes, le populisme peut être confondu avec un appel démagogique au peuple — qui essaie toujours d’exalter le peuple en distinguant son « côté sain » de ce qu’il n’est pas. Le problème a été clairement cerné dans la contribution très importante que Kurt Weyland a récemment apportée à la définition du concept. Il a proposé de limiter les conditions pour considérer un phénomène comme étant populiste à l’existence d’un leadership personnaliste et au recours à l’appui de masses hétérogènes ni médiatisé ni institutionnalisé et à peine organisé[14]. Devant le leadership personnaliste et les mouvements populistes qui ont réalisé des réformes libérales sans perdre le soutien de leur base, il conclut qu’il faut « défier les définitions cumulatives, dissolvant les liens entre les attributs politiques du populisme et ses supposées caractéristiques socio économiques[15] ». Il considère que l’incohérence du concept vient de l’accumulation des traits et de l’absence de relations nécessaires entre eux. Pour résoudre ce problème, K. Weyland a choisi de réduire à l’essentiel les soi-disant dimensions à l’intérieur de la définition du concept. Ainsi, il règle le problème traditionnel de l’ambiguïté, mais il n’offre pas une réponse satisfaisante à un autre problème non moins traditionnel : une délimitation claire du champ de son application. Qui plus est, la définition qu’il propose fait perdre pratiquement toute capacité discriminatoire au concept : l’immense majorité des forces politiques en compétition dans l’arène électorale de nos jours pourraient être considérées populistes tant qu’elles comptent un leadership plus ou moins personnaliste et que leurs bases de soutien sont largement inorganiques et hétérogènes. Par exemple, selon K. Weyland, le mouvement d’opinion qui a porté le radical Raúl Alfonsín, prédécesseur de Menem, à la présidence de l’Argentine (1983-1989) pourrait être considéré tout aussi populiste que le péronisme ou le menemisme[16]. Enfin, si nous acceptons avec Max Weber que les chefs démocratiques sont, à la base, des champions des batailles électorales qui doivent récolter des votes chez des groupes sociaux très différents, nous pouvons conclure que la définition du populisme de K. Weyland ne peut pas être distinguée des composantes démagogiques des politiques démocratiques.

Résoudre le dilemme conceptuel que présente le populisme oblige donc à revoir la nature spécifique du phénomène auquel il réfère. Si le populisme possède plusieurs facettes, les auteurs susmentionnés le perçoivent cependant comme un phénomène strictement politique. Or, selon nous, une telle approche prive le concept de son potentiel de discrimination, et par conséquent, de son pouvoir d’explication. En effet, même si les liens établis dans les définitions traditionnelles entre les divers éléments politiques ainsi qu’entre ceux-ci et les dimensions socio-économiques du populisme ne se sont pas révélés très cohérents, il ne nous apparaît cependant pas raisonnable d’abandonner ces liens pour plutôt examiner le problème plus difficile que pose le concept depuis ses débuts, c’est-à-dire la différence entre ce qu’est et ce que n’est pas le populisme. À bien des égards, cette différence n’a jamais été très claire car « l’autre », ce que n’est pas le populisme, n’a jamais été précisément défini. Nous avons déjà vu les complications subséquentes lorsqu’on le compare à ce qui est normal ou conventionnel : des séries de pôles clairs et distincts sont tenus pour acquis devant lesquelles le populisme accumule les mises en garde et les précisions sur l’ambiguïté et la divergence, plusieurs d’entre elles étant pourtant inhérentes à la complexité de la vie politique plutôt qu’à la spécificité des mouvements politiques examinés, sans que nous puissions dresser une relation claire entre ces dernières.

Reconstruisons donc le concept à partir de la définition minimaliste de K. Weyland en réincorporant les éléments distincts qu’il a proposés, mais en tentant de ne pas tomber dans les erreurs du passé, c’est-à-dire de déboucher sur une accumulation de significations décousues. Dans ce but, nous devrons commencer par établir le champ de contrastes à l’intérieur duquel la notion a un sens. Ceux-ci renvoient au double processus de la démocratisation et de la modernisation capitaliste dans lequel les mouvements populistes se sont constitués. Par-dessus tout, ils apparaissent comme la réponse aux tensions jaillissant de ce double processus face aux forces politiques et élitistes démocratiques ou autoritaires. Ces mouvements sont considérés à la fois comme des véhicules pour le changement et comme des réactions en faveur de l’ordre établi. À cet égard et pour délimiter les caractéristiques politiques du phénomène populiste, Emilio De Ipola et Juan Carlos Portantiero ainsi que Gerardo Aboy Carlès ont cherché à le conceptualiser comme un mode d’agrégation politique qui maintient en suspens la tension entre l’intégration et la rupture, ce qui crée une double opposition[17]. Ce mode d’agrégation construit une volonté nationale-populaire qui lui permet d’articuler les antagonismes populaires contre l’oppression et l’exclusion ainsi qu’une volonté nationale-étatique qui réorganise par le haut l’ordre dans la communauté. D’après Alain Touraine, c’est ce qui permet au populisme de poursuivre un « contrôle anti-élite du changement social[18] ». Le populisme apparaît donc comme une stratégie politique particulière qui construit son identité et ses adversaires d’une manière nécessairement ambiguë et changeante. L’approche nous semble nettement plus précise.

Toutefois, la question demeure : une large variété de mouvements politiques ne continuerait-elle pas de répondre à cette définition ? Dans l’actuelle carte de compétences politiques idéologiquement hétérodoxe et modérément mélangée, ne pourrions-nous pas considérer comme populistes un ensemble de forces au centre du champ politique qui lancent des appels pour le changement social et la défense de l’ordre, et génèrent un dualisme dans l’opposition entre la droite et la gauche du spectre idéologique ? Par exemple et plus concrètement : devrions-nous considérer toutes les transitions démocratiques en Amérique latine comme populistes ? En l’occurrence, les partis dirigeants articulent les dimensions nationale-populaire et nationale-étatique, créant un double jeu d’opposition, et gèrent avec ambiguïté la tension entre la représentation de l’unité du peuple et la création de schismes internes dans la communauté politique. Par conséquent, devrions-nous considérer tous ces partis comme populistes ? Et, enfin, ne pourrions-nous pas dire la même chose des gouvernements sociaux-démocrates en Europe qui ont dû, ces dernières années, concevoir des réformes destinées à moderniser l’économie et l’administration publique dans l’État-providence ?

De plus, il reste une illusion que l’analyse traîne depuis le début. Il est sous-entendu que le changement ou la rupture proviennent de la mobilisation d’antagonismes populaires qui vont du bas vers le haut, tandis que la force d’intégration et de conservation de l’ordre part du sommet de l’État. Or, si cette idée est complètement insoutenable, elle demeure utile pour ce qu’elle dissimule, soit que les processus de transformations sociales et politiques montrent souvent que les acteurs dynamiques ont été des institutions préexistantes ou encore qu’elles ont été au coeur du changement. Une telle observation révèle la caractéristique peut-être décisive pour l’étude des phénomènes populistes qui consiste plus exactement dans son orientation véritablement anti-institutionnelle ou non républicaine.

Pour conclure, nous devrions donc réintroduire la question de la tension inhérente que le populisme pose entre les vertus et le pouvoir régénérateur du peuple, et la culture et les intérêts des institutions sociales, politiques et économiques prédominantes. Celle-ci est liée non seulement au caractère réformiste que nous retrouvons dans le phénomène populiste, mais aussi au fort personnalisme et à la tendance à mobiliser des segments hétérogènes et partiellement désorganisés de la société. Le réformisme populiste prend communément la forme d’un antisystème ou d’un projet qui questionne l’élite et les institutions précédentes, en particulier la bureaucratie et les systèmes de partis établis. Il les accuse de défendre des intérêts hostiles au peuple ; le populisme ne considère pas l’État en tant qu’ensemble complexe d’institutions à la façon républicaine, mais plutôt comme un instrument de la volonté politique, peut-être oligarchique ou populaire, et, quand elle est populaire, comme un instrument de réforme des institutions préexistantes. Exalter la volonté régénératrice du peuple suppose, d’une part, de postuler la valeur morale et la sagesse innée du sens commun des gens ordinaires et une harmonie fondamentale entre les intérêts de la nation, qu’elle soit de type communautariste et organique — prédominant dans la tradition populiste, ou de type individualiste, plus courant dans le populisme d’aujourd’hui ou néopopulisme plus clairement capitaliste. Cela suppose, d’autre part, la décadence et la corruption inhérentes aux institutions actuelles.

En prenant ces questions qui renvoient à la double tension entre la démocratisation et la modernisation, le populisme peut être situé en opposition radicale à la tradition républicaine. Dans cette tradition, les vertus du changement sont confiées aux institutions opposées aux masses, alors que le populisme écarte les institutions établies et les considère comme des obstacles au changement ou, dans le pire des cas, comme responsables des tendances dégénératives en cours au sein de la société. Selon cette opposition, des éléments hétérogènes et incompatibles en eux-mêmes forment un tout cohérent et articulé : des degrés variables de passions égalitaires, la défense de l’ordre et des hiérarchies établies, ainsi qu’une conception « majoritariste » et exécutive de la démocratie qui incorpore dans la vie politique une élite occasionnelle et un critère restrictif — contre, par exemple, des membres du Parlement et des juges souvent identifiés comme les représentants du statu quo.

Même si l’approche n’élimine pas toutes les ambiguïtés, pas plus qu’elle ne résout toutes les dissensions autour de la signification du populisme, celle-ci nous donne une idée plus systématique des caractéristiques du phénomène. Une grande variété de mouvements, de partis et de chefs tombent encore sous cette dénomination : par exemple, le poujadisme, le qualunquisme, le fascisme — au moins durant sa période de formation —, le nationalisme populaire latino-américain. Peut-être est-ce inévitable. Mais, au-delà de cette diversité, nous pouvons identifier un noyau de composantes communes à tous : le fait d’en appeler à des secteurs hétérogènes de la société mais en évoquant l’unité du peuple ; le fait d’exalter leurs capacités et leurs vertus régénératrices par rapport à des institutions et des partis prédominants ; le fait de mobiliser des processus de réforme qui combinent modernisation et démocratisation avec la défense de l’ordre et des hiérarchies établies ; et le fait de demander à l’État de jouer un rôle d’arbitre des antagonismes populaires. Enfin, ajoutons qu’on ne saurait concevoir le populisme essentiellement comme une façon de penser le leadership et les coalitions sans tenir compte de certains types de politiques publiques, en particulier celles qui sont orientées vers la dissolution des institutions traditionnelles de l’État et de ses liens avec la société. Ces politiques sont la plupart du temps au centre des tentatives populistes pour régénérer la vie politique et sociale.

Populisme, démocratie et réformes libérales en Argentine dans les années 1990

La démocratie argentine fut rétablie en 1983 grâce à la banqueroute d’une dictature militaire longue de huit ans qui avait plongé l’État et l’économie dans une crise sans précédent. Partido Justicialista (péronisme) et Unión Cívica Radical (UCR), les deux principaux partis traditionnels, ont survécu à la répression militaire et sont réapparus comme des acteurs centraux dans le nouveau régime politique. Nonobstant un manque flagrant de continuité dans le système de partis en Argentine et la conformation entre les forces politiques du passé — celles qui prédominaient du milieu des années 1940, quand le péronisme fut fondé, jusqu’au milieu des années 1970, quand l’industrie protégée et les finances publiques sont entrées dans une crise aiguë, et que les politiques d’ajustement et la répression politique ont provoqué le recul du pouvoir des syndicats et de la mobilisation révolutionnaire —, on ne peut nier la persistance du populisme péroniste ni la place centrale de la tradition populiste dans la vie politique. Bien entendu, la stabilisation des institutions démocratiques depuis 1983 maintient, à l’intérieur de certaines limites, la personnalisation politique et la tendance chez les acteurs politiques à adopter des comportements anti-institutionnels. De la même façon, les antagonismes sociaux et politiques que le péronisme posait durant sa période classique, et qui ont radicalement divisé le champ politique entre péronistes et anti-péronistes, ont été restreints. Mais cela ne signifie pas qu’a disparu la tension entre le personnalisme anti-institutionnel et la conception « majoritariste » de la démocratie, avec des racines populaires, d’un côté, et la logique et les procédures des institutions républicaines, de l’autre. Celle-ci continue de conditionner sérieusement ces institutions dans la nouvelle démocratie.

Au cours des années 1990, cette tension a été incarnée par l’administration de Menem, et stimulée par une double légitimité. D’un côté, le gouvernement donnait l’assurance d’être suffisamment soucieux des mécanismes constitutionnels et de la démocratie. De l’autre côté, il présumait qu’il représentait le peuple ou la majorité substantive, et qu’il jouissait d’une superlégalité l’autorisant à suspendre ou à modifier ces mécanismes. Ainsi, Menem s’est senti autorisé à libéraliser l’économie en recourant de façon permanente aux pouvoirs spéciaux. Durant ses deux mandats — 1989-1995 et 1995-1999 —, il a rendu plus de 400 décrets basés sur l’urgence et le besoin ; il a opposé de nombreux veto partiels — constitutionnellement nuls ou douteux — à des lois adoptées par le Congrès, créant une nouvelle jurisprudence. De plus, il a modifié la composition de la Cour suprême pour garantir le contrôle sur la révision constitutionnelle de ses propres décisions, et se dérober systématiquement aux mécanismes à la base de la division du pouvoir. Nous devons considérer de la même manière la manipulation des mécanismes établis pour réaliser une réforme constitutionnelle permettant la réélection du président, laquelle a finalement été obtenue en 1995 après la défaite de l’opposition politique de l’UCR.

Contrairement au régime péroniste classique (1946-1955) et à la dernière administration dirigée par Perón et son épouse (1973-1976), l’expérience menemiste n’a pas entraîné une dérive autoritaire du système politique. Les libertés publiques n’ont pas été systématiquement touchées et l’opposition a pu émettre à voix haute des accusations, des critiques et des propositions alternatives. Nous ne pouvons toutefois pas faire abstraction du fait que l’équilibre institutionnel a été modifié de manière significative et que la qualité républicaine du régime démocratique a été détériorée. Par ailleurs, si quelqu’un doute du caractère permanent et irréversible de ces changements, ce n’est pas parce que l’administration menemiste a manqué de conviction et d’enthousiasme pour déloger les freins et contrepoids institutionnels. Ce fut plutôt parce que les réactions de la population et des institutions elles-mêmes ont constitué un frein à l’imposition d’un principe majoritaire et d’un hyperprésidentialisme sans égard aux conséquences, contrairement aux années 1940, 1950 et 1970. Nous en donnons pour preuve la réticence du public, de l’opposition, de juges d’envergure et même de certains secteurs du péronisme lui-même à appuyer les tentatives de Menem pour obtenir une nouvelle réélection par voie inconstitutionnelle en 1999, ainsi que la création de forces d’opposition — l’Alianza, l’union de l’UCR et du Frepaso, le parti de centre-gauche — qui, pour la première fois dans l’histoire argentine, a rendu possible la succession d’une administration péroniste lors des élections d’octobre 1999.

Pour revenir à la question de la continuité du caractère populiste de la coalition menemiste, disons que l’antirépublicanisme n’est pas un élément isolé ; d’autres caractéristiques inhérentes à cette tradition demeurent dans le populisme des années 1990. Menem a justifié les politiques de libéralisation de l’économie en des termes populistes identifiant leur réalisation avec la reconstruction de la nation et la satisfaction des demandes de redressement social qu’il avait observées durant sa campagne électorale. Il a disqualifié ses détracteurs en tant que représentants d’intérêts illégitimes et fauteurs de troubles : la vieille classe politique — dans laquelle il incluait plusieurs chefs péronistes hésitant à suivre ses politiques —, bureaucrates parasites vivant aux dépens de l’administration et des entreprises publiques, etc. Les réformes furent ainsi intégrées dans un projet antisystème et régénérateur qui est venu bousculer les conventions protectionnistes, le corporatisme et les droits sociaux qui étaient en vigueur dans la vie politique en Argentine et que le péronisme lui-même avait imposés durant sa période classique. Par opposition à ces usages et coutumes, la proposition menemiste exaltait la force de transformation d’un nouveau sens commun contre l’État et favorable à la privatisation, produit d’une interminable décadence de l’État protecteur et de l’économie protégée qui avait atteint le fond durant la crise d’hyperinflation en 1989-1990. Il faut mentionner que le menemisme a lié ce nouveau sens commun non seulement au credo néolibéral, mais aussi aux traditions de développement et aux traditions organiques — espoir dans la communion entre tous les secteurs sociaux, la collaboration pour le développement entre le secteur privé et l’État, etc. — qui étaient les composantes de l’ancienne tradition populiste. Grâce à cette disponibilité des composantes de base dans la tradition politique argentine et pas seulement dans le péronisme, la stratégie d’articulation qu’a présentée Menem était compatible avec le nouveau projet de régénération. Par ailleurs, l’opposition entre un intérêt général qui ralliait harmonieusement tous les Argentins autour d’importants buts nationaux — stabilisation, modernisation, croissance économique, adaptation aux tendances globales, etc. — et les intérêts particuliers qui étaient incarnés dans la bureaucratie des partis et des syndicats renvoient très fortement à l’idée de régénération et au modèle unanimiste du populisme classique.

La modération des forts antagonismes traditionnels qui ont accompagné le populisme péroniste classique n’a pas empêché le menemisme de construire une double opposition. Il a établi une frontière solide entre ceux qui appuyaient les réformes économiques et ceux qui défendaient le statu quo, plaçant une part considérable des chefs politiques, des syndicalistes et d’autres « de l’autre côté de la rue » — une expression que Menem utilisa avec assiduité durant les premières années de son administration. Simultanément, il soutint et, dans une certaine mesure, réactiva l’opposition classique entre les péronistes, essentiellement la majorité, et les manifestations anti-péronistes, minorités relativement illégitimes.

Pendant plusieurs années, l’opposition s’est séparée entre ceux qui refusaient la libéralisation de l’économie et ceux qui étaient mobilisés autour de revendications démocratiques et républicaines. Depuis 1997, la formation de l’Alianza a permis aux deux branches de l’opposition de se rassembler en un front commun. Voilà qui indique clairement les capacités limitées du péronisme à soutenir ce dualisme et, à travers lui, à éviter d’être tenu responsable pour les conséquences non désirées de ses politiques — corruption, chômage, baisse des revenus, pauvreté, etc. Toutefois, tant que ces deux forces politiques antiréformistes et républicaines restèrent séparées, jusqu’en 1996, le parti officiel a pu limiter l’effet des critiques formulées à son endroit en raison des coûts sociaux des réformes. Il invoqua, notamment le lancement d’une phase sociale où les personnes affectées seraient prises en charge ; il réitéra par ailleurs son droit de continuer sur cette route car il se percevait comme le représentant naturel de la majorité, en particulier des gens des secteurs sociaux les plus directement affectés. En même temps, Menem pouvait implorer le besoin et l’urgence de nouvelles réformes pour justifier le débordement institutionnel. Mais, à partir du moment où — surtout grâce au succès, depuis 1995 et 1996, du discours de l’opposition de Frepaso et de quelques secteurs chez les Radicaux — un lien a été établi entre les insuffisances républicaines, la concentration excessive du pouvoir et la situation sociale critique —, le populisme péronisme allait trouver de plus en plus ardu de soutenir cette dualité. Comme le dit Juan Carlos Torre, il sera dorénavant difficile de continuer à agir à la fois comme gouvernement et comme opposition, de parler de stabilisation et de croissance économique. Mais J. C. Torre soutient, par ailleurs, que les politiques de Menem constituent la seule solution réelle aux déficits institutionnels et aux revendications sociales négligées[19].

Moins d’attention a été portée à deux autres dimensions du lien entre le populisme et les réformes qui, dans le cas du menemisme, étaient d’une importance fondamentale pour soutenir la coalition gouvernementale et la rendre viable dans le temps. Nous faisons allusion, en premier lieu, au fait que le programme de réformes a permis au secteur public de recouvrer ses finances et sa légitimité, ce qui à son tour allait permettre à l’administration Menem de lancer des initiatives populistes plus classiques par une augmentation des dépenses publiques. À partir de 1991, la stabilisation de l’économie, les effets de la réforme des impôts, la vente des avoirs de l’État et la réouverture des sources internationales de financement ont permis aux autorités de joindre à ces politiques favorables au marché une augmentation systématique des dépenses publiques aux niveaux provincial et national. En effet, durant les années 1990, les dépenses publiques ont agi comme moteur de la croissance, augmentant à un rythme bien plus grand que le reste de l’économie, ce qui a encouragé la consommation intérieure. Ceci a permis d’augmenter le nombre de fonctionnaires et de créer un réseau d’affirmation sociale — des compensations pour les groupes affectés — surtout dans les provinces les plus pauvres — sous la férule péroniste[20] —, qui étaient essentielles au maintien de la coalition au pouvoir[21].

De plus, tandis que les réformes structurelles au niveau national comme la privatisation, la déréglementation, l’ouverture de l’économie, la réduction du personnel progressèrent à grande vitesse de 1989 jusqu’au milieu des années 1990, leur application au niveau provincial s’est faite beaucoup plus graduellement et n’a été, en général, entamée partiellement que des années plus tard : les processus d’ajustements et la vente des avoirs ont été amorcés seulement après la crise de Tequila en 1995 d’une manière très lente et non systématique. Les administrations municipales et provinciales augmentèrent fortement leurs revenus entre 1990 et 1995 — les fonds transférés par la nation aux comtés passèrent de 7,3 milliards de dollars à 15,1 milliards de dollars durant cette période. Non seulement augmentèrent-elles leurs effectifs au début des années 1990 lorsque les services de santé et d’éducation ont été décentralisés, mais elles en incorporèrent également un nombre considérable dans les secteurs administratifs : pendant que le nombre des employés de l’administration nationale chutait de 870 000 à quelque 200 000 entre 1989 et 1994, dans les provinces ce nombre passa d’un peu plus de 1 000 000 à près de 1 500 000. Les compagnies de services, les régimes de pensions et les banques entre les mains des provinces et des municipalités ont continué d’entraîner d’énormes déficits sans qu’ils souffrent de la rigueur des ajustements. La réalisation des programmes sociaux a aussi été décentralisée durant les premières années de l’administration menemiste, de sorte que les provinces et les municipalités gardèrent le contrôle des réseaux clientélistes et d’une bonne part de la fonction électorale de la coalition au pouvoir. En s’appuyant sur cela, Edward Gibson et Ernesto Calvo soutiennent que, dans les années 1990, le péronisme a agi comme une coalition réformiste au niveau national et comme une coalition populiste conservatrice dans les provinces en donnant priorité à la réalisation des réformes à un niveau pour soutenir les dépenses publiques à l’autre[22].

Les analyses orthodoxes ont tendance à affirmer que le rythme et le zèle avec lesquels Menem a orchestré les réformes libérales ont diminué vers la fin de son premier mandat, entre 1994 et 1995, en raison de l’affaiblissement de la menace inflationniste et du poids plus grand du parti péroniste dans la prise de décisions — qui, entre autres choses, a abouti à la démission du ministre Domingo Cavallo, concepteur du programme de réformes, au milieu de l’année 1996. Nous soutenons plus simplement que la coalition réformiste a accompli ce qu’elle avait voulu faire au cours de ces années. Orchestrer de nouvelles mesures de réformes autour d’une restructuration de l’administration publique, de la qualité des services et de la vente des avoirs encore entre les mains de l’État n’était tout simplement pas justifiable et aurait même pu être nuisible à la préservation de la coalition au pouvoir[23]. C’est pourquoi une telle voie n’a pas été suivie. Même si l’expansion des dépenses publiques a été freinée à partir de 1995 et les processus d’ajustements et de privatisation ont été lancés dans les administrations provinciales, ces politiques ont été financées au moyen d’une forte augmentation de la dette à l’étranger — la dette provinciale atteindra un total de 20 milliards de dollars en 1999 et celle de l’État national surpasserait 100 milliards de dollars. Et les dépenses publiques recommencèrent à grimper à partir de 1996, atteignant 33 % du PNB en 1999 avec un déficit de près de 4 %. De cette façon, les mesures n’ont pas affecté l’emploi dans le secteur public et les autres formes de financement des réseaux clientélistes.

Les réformes libérales ont aussi permis de redéfinir les incitateurs économiques de façon à ce qu’ils n’exposent plus, au moins d’une manière générale, l’activité privée à la concurrence des marchés. Elles ont plutôt créé de nouvelles occasions d’accumuler des revenus dans le capitalisme politisé ou assisté où l’État a continué à agir comme un acteur décisif. Sauf que l’État n’est plus un homme d’affaires dans la nouvelle économie populaire de marché, comme Menem nommait son modèle avec tant de panache. Dans le passé, l’État contrôlait directement les compagnies de services et la prestation des services publics, de l’énergie et des biens intermédiaires. Les capitalistes s’appropriaient ensuite les revenus des entreprises au moyen de contrats, de tarifs spéciaux ou de dettes fiscales. Ces compagnies appartiennent maintenant à des investisseurs privés et l’État leur garantit seulement la création et l’appropriation des revenus déclarés, mais au moyen d’un cadre de réglementation excessivement lâche, de tarifs élevés et indexés, de marchés captifs et de situations monopolistiques et oligopolistiques. C’est le cas des compagnies de téléphone, de la compagnie pétrolière YPF et de la production d’énergie en général, des régimes de pensions, des concessions de routes, des chemins de fer, des aéroports, des compagnies produisant de l’eau potable, de l’énergie électrique et du gaz. Ces compagnies et ces secteurs ont tous ensemble concentré en leur sein la vaste majorité des investissements faits au cours de la décennie, détournant d’immenses profits et, par conséquent, imposant des coûts supplémentaires élevés à l’ensemble de la société, en particulier aux secteurs de l’économie plus ouverts à la concurrence, c’est-à-dire les producteurs de biens commercialisables sur les marchés internationaux.

La substitution d’un type de capitalisme politique par un autre dans le cas argentin révèle que le résultat des réformes libérales ne se réduit pas toujours, ni exclusivement, au marché. Nous pouvons même dire que la politique de libéralisation de l’économie a fait partie d’un projet de plus grande envergure. Celui-ci peut être compris comme une tentative pour redéfinir un schéma de collaboration et de collusion entre le secteur public et les secteurs dynamiques et concentrés de l’économie et leur donner une nouvelle viabilité en vue de gains privés, tout en garantissant la continuité d’une coalition populiste qui articulerait ces intérêts économiques avec une masse électorale disponible. Le menemisme, dans ce sens, apparaît comme la réponse, formulée à partir du péronisme, pour se régénérer en tant que coalition populiste, s’adaptant lui-même aux nouvelles conditions nationales et mondiales des années 1990.

Lorsque le péronisme a repris les rênes en 1989, il retrouvait le pouvoir après 13 ans d’absence — le précédent gouvernement péroniste fut renversé par les militaires en 1976 et la dictature a été suivie par l’administration du Radical Raúl Alfonsín durant six ans. Pendant ces années, le péronisme a fait face à de graves crises internes causées par la mort de son leader historique Perón, en 1974, par l’affaiblissement des syndicats et par la difficile institutionnalisation des règles de parti destinées à résoudre les conflits internes et à légitimer un nouveau leadership. En prenant le pouvoir, le péronisme s’est trouvé devant une situation absolument méconnaissable, des défis importants et de l’incertitude. Une société qui n’était plus structurée sur des bases corporatistes ; une économie qui ne pouvait plus être revigorée par une croissance endogène et un modèle protectionniste, qui subissait des crises chroniques depuis le milieu des années 1970 et une banqueroute complète à la suite de l’hyperinflation ; et un État étendu confronté à une triple crise — quant à son financement, à sa légitimité et à sa compétence administrative.

Non seulement à cause de sa situation interne, mais aussi à cause du contexte, la majorité électorale du péronisme en 1989 peut être considérée comme une force politique disponible, comme nous l’avons mentionné plus haut. Un nouveau consensus interne autour de certaines orientations politiques appropriées à court terme aux problèmes du pays, ainsi qu’une nouvelle coalition d’intérêts capable de soutenir l’unité du parti et du gouvernement, et de donner continuité et cohérence à la masse inorganique et hétérogène des électeurs qui l’a porté au pouvoir, ne se formeront que lorsque le péronisme commencera à diriger. En ce sens, la stratégie de Menem, dans laquelle se sont inscrites les réformes libérales, visait à générer un consensus interne et externe en conformité avec celles-ci, et à articuler son appui initial distinct de manière à consolider sa coalition. Au préalable, cela impliquait d’élaborer des stratégies d’alliance avec les chefs de file parmi les groupes d’affaires sans que cela n’oblige à éliminer le lien privilégié que le péronisme avait tissé historiquement avec les syndicats. En effet, il y aurait des gagnants et des perdants dans tous les secteurs sociaux. Certains syndicats — surtout les plus enthousiastes par rapport à Menem : les employés de la Banque du Commerce et de la Santé, les travailleurs des compagnies pétrolières, etc. — bénéficieraient de la privatisation et de l’expansion de l’économie. Par exemple, ils seraient autorisés à participer à la création de compagnies de régimes de pension, à la formation de concessions de compagnies privées ou de firmes contractantes, etc. L’administration de Menem chercha aussi à amortir l’impact de la restructuration sur le travail par des ajournements et l’action concertée des réformes dans ce champ, ainsi que par la préservation des services de soins et de santé des syndicats[24]. D’autre part, plusieurs petites et moyennes entreprises liées au marché intérieur, non diversifiées et traditionnellement intégrées à la coalition populiste, n’ont pu survivre au changement à la fois des règles et des incitateurs économiques, et elles firent faillite. Ceci produisit des tensions entre le péronisme et certaines associations d’affaires traditionnellement liées à ce dernier, mais favorisa les liens avec d’autres compagnies ou certains secteurs ainsi qu’avec des associations. Le menemisme a également réussi à s’approprier le soutien d’une part importante des classes moyennes-moyennes et moyennes-supérieures dans la région de la Pampa — la plus développée et la plus riche — qui étaient liées aux secteurs plus modernes et dynamiques de l’économie que les réformes avaient peut-être durement touchés, mais à qui elles avaient aussi profité. En même temps, le menemisme a redéfini et raffermi la continuité du lien de confiance traditionnel qui le liait à l’électorat populaire dans les provinces périphériques et dans les zones appauvries des grandes villes, contrôlées par les caudillos traditionnels et les structures clientélistes, et, par conséquent, dépendantes de manière chronique des budgets publics[25].

En conclusion, nous pouvons dire que ces deux liens qui se chevauchent entre les réformes libérales et le caractère populiste de la coalition de Menem — les réformes comme moyen d’augmenter les dépenses publiques et de soutenir la coalition populiste, et la substitution d’un type de capitalisme politique par un autre — confirment que la nature populiste de cette administration n’est indépendante ni du type ni du contenu des politiques publiques adoptées. Et il n’y a pas nécessairement une contradiction ou une exclusion mutuelle entre les réformes libérales et les politiques de redistribution gérées par le secteur public. Malgré ceux qui soutiennent une analyse excessivement centrée sur l’orientation vers le marché des politiques menemistes[26], il est difficile de comprendre le succès que Menem a connu en maintenant sa coalition durant les années 1990 sans tenir compte du caractère hétérodoxe et, jusqu’à un certain point, populiste typique du programme de son administration. Peut-être à un degré plus élevé, nous pouvons aussi trouver cette coïncidence significative entre les plans de réformes libérales et l’extension des programmes d’affirmation sociale qui tentent de garantir la viabilité des gouvernements réformistes au Pérou[27], au Mexique[28] ou dans d’autres pays d’Amérique latine. En Argentine, comme dans ces autres pays, les chefs personnalistes ont apparemment pavé la voie populiste vers les marchés, ce qui signifie, à un certain degré, qu’ils ont réussi à préserver les règles et que les modèles traditionnels ont été mêlés avec ceux du marché.

Conclusion

Pouvons-nous conclure que rien n’a changé en Argentine vu la continuité entre le populisme classique et le populisme dans les années 1990 ? Une fois de plus, nous pouvons penser à des façons différentes d’interpréter cet enjeu. Pour les uns, ce nouveau populisme n’est rien de plus qu’une imitation superficielle et insignifiante, fruit de l’affaiblissement et de la mort d’une puissante identité et d’une tradition populiste du passé, une sorte d’arrière-goût culturel identifiable qui a perdu les bases structurelles nécessaires à sa survie — redistribution des revenus, bien-être et État protectionniste, voire développement — et qui disparaîtra bientôt. Pour les autres, le nouveau populisme est la version modernisée de la même solution qu’un secteur de l’élite politique a avancé pour relever le défi de créer une démocratie viable dans une société comme l’Argentine : gravement désarticulée, pauvrement institutionnalisée et fortement traversée d’inégalités. Un secteur qui est maintenant en train de se redéfinir lui-même dans ce nouveau scénario.

Des questions semblables se sont posées au sein des autres pays de la région mais également ailleurs avant la réapparition ou la reconversion des forces politiques populistes. Que signifiaient ces nouveaux populismes dans la vie politique contemporaine ? Quelle part d’innovation et de tradition y avait-il en eux ? Est-ce que le néopopulisme constitue une formule universellement appropriée pour remplacer les démocraties de partis qui sont en crise ? S’agit-il par conséquent d’une phase générale dans l’évolution des régimes politiques contemporains vers la personnalisation croissante, la dépolitisation et le désarmement des clivages sociaux et idéologiques des années passées ? Serait-ce l’expression des nouvelles formes qu’adopte la vie politique à la suite de la médiatisation des masses et de la tendance vers une délégation croissante des responsabilités et des décisions aux leaders ? Ou serait-ce l’expression flottante, et en quelque sorte marginale, d’un mécanisme de défense passager et circonstanciel de certaines sociétés faisant face à des changements permanents de direction ? Est-ce simplement un raccourci occasionnel par lequel les élites politiques et économiques ou des parties d’entre elles parviennent à autoriser un approfondissement de ces mêmes processus de changements auxquels les sociétés, et particulièrement les secteurs les plus pauvres et les moins protégés, essaient d’échapper ?

Comme il est impossible de répondre à toutes ces questions, une simple comparaison entre l’ancien et le nouveau populisme en Amérique latine et en Argentine nous permettra de mieux clarifier la situation. Disons premièrement que, dans le passé, le populisme n’a pas été une formule gouvernementale particulièrement efficace. C’était plutôt l’opposé. Celui-ci a été un instrument parfois avantageux pour mobiliser les masses, pour prendre le pouvoir et pour modifier ou renverser les relations de pouvoir dans le système politique, mais il n’a été qu’une solution à court terme pour le gouvernement. La coalition qu’il permettait de constituer ne pouvait durer. Qui plus est, pour se maintenir, il a dû contenir, voire réprimer, ses éléments populistes. Certainement en ce qui concerne la majorité des cas en Amérique latine, le populisme a été caractérisé par sa forte orientation belliciste, défiant les classes dominantes, l’élite politique, les institutions et les partis dominants. Même si, comme nous l’avons dit plus tôt, les éléments gouvernementaux, conservateurs, hiérarchiques et disciplinaires n’étaient pas totalement absents, à l’exception peut-être du cas du Mexique, ces aspects n’ont pas été assez forts dans tous les cas pour permettre au populisme de s’institutionnaliser dans un système étatique et économique stable et compatible.

L’innovation présente dans le scénario politique en Amérique latine aujourd’hui, inversement, c’est que les nouveaux populismes, appelons-les tempérés à la suite de V. Palermo[29], connaissent beaucoup de succès et paraissent dépasser les limites de leurs prédécesseurs. Dans certains cas, comme ceux du Pérou et du Venezuela, le populisme est à n’en pas douter antidémocratique, antirépublicain, et il a produit des modifications institutionnelles dont le renversement est peu probable. Dans d’autres cas, cependant, le populisme semblerait en train de démontrer une nouvelle capacité à coexister avec les institutions démocratiques — de façon turbulente certes, mais à coexister quand même.

Le péronisme sous Menem, comme d’autres mouvements populistes traditionnels refondus et certains mouvements populistes récents en Amérique latine, a été capable de susciter une coalition majoritaire et une série de réformes libérales avec les ressources d’une force politique, le parti péroniste, qui jusque-là n’était pas reconnue pour sa capacité à gérer des politiques gouvernementales de longue durée et, encore moins, pour son orientation néolibérale et ses alliances concomitantes avec le monde des affaires. Comme dans d’autres pays de la région, notamment le Mexique, le Guatemala, la Bolivie, le populisme péroniste semble pencher vers la droite. Il cherche tout à la fois à renforcer ses liens avec les secteurs dominants en matière économique et à accroître ses relations avec les instances gouvernementales. Dans une certaine mesure, il prend encore en considération les intérêts des plus bas échelons de la pyramide sociale. Il a cependant privilégié ses relations de pouvoir avec les niveaux locaux et internationaux, adopté les convictions dominantes de l’élite et des cercles de pouvoir mondiaux et réduit l’antagonisme, l’égalitarisme et les traditions plébéiennes et nationalistes. Cette particularité a attiré l’attention des analystes locaux et étrangers[30]. Comment ce nouvel amalgame de populisme, d’élitisme et de gouvernement en était-il venu à être ce qu’il est ?

Les politiques et le leadership populistes en Argentine, maintenant et dans le passé, offrent une réponse à l’incertitude et aux dislocations résultant de profondes crises sociales. Ils parviennent à miser sur le mécontentement et le désenchantement par rapport aux autres politiques et aux autres partis, sur la méfiance envers l’État et même les syndicats considérés, à l’instar des politiques et des partis, comme les instruments du pouvoir des bureaucraties parasites. Grâce à ces promesses et à ces critiques, Menem a construit une coalition qui a réuni les gagnants et les perdants de la modernisation en cours. Le gouvernement que cette coalition a soutenu mena aussi une ouverture accélérée et sans précédent de l’économie et de la société. La priorité de ce populisme a été en substance de proposer un programme de réformes modernisatrices dans les domaines économique, culturel et institutionnel, soutenues par une promesse renouvelée d’un développement intégrateur adapté à la mondialisation et à l’ère néolibérale. On a dit que ces nouvelles coalitions populistes en sont venues à remplacer les formes prétoriennes de la domination politique qui ont régné sur la destinée de ces pays des décennies auparavant et qui ont tenté d’imposer des programmes de modernisation structurelle par la force. Malgré son caractère excessivement simpliste, cette explication n’en est pas moins éloquente. Les politiciens de droite ou les grandes entreprises ne voient plus désormais le populisme en Argentine comme une menace. Il est même considéré comme une option politique pratique.

En somme, la promesse populiste rénovée de croissance et d’intégration a permis à des économies fermées dominées par l’État de passer vers des économies de marché, bien que, comme nous l’avons vu au moins dans le cas de l’Argentine, ce passage ait également servi à reformuler et à garantir certains mécanismes du capitalisme politique et de l’État redistributeur. Cette articulation populiste entre les politiques et l’économie, entre les besoins du capitalisme et ceux de la démocratie, renouvelle dans les conditions actuelles le projet de modernisation pour ce pays.

Les années 1990 en Argentine ont été caractérisées d’espoirs suscités par la promesse populiste. L’électorat a demandé à Menem de faire disparaître la stagnation et la décadence, et de se consacrer à la modernisation du pays. Il a relevé leur défi. L’on peut conclure que le secret du succès de Menem a été son habileté à construire cette coalition de gagnants et de perdants des politiques de modernisation considérant non seulement les objectifs du marché, mais aussi les besoins de la politique. Nous avons tenté d’expliquer ici comment il l’a fait et, par-dessus tout, comment sa coalition a appuyé son programme de gouvernement pendant 10 ans.

Cette coalition pourra-t-elle survivre au gouvernement menemiste ? Quelle que soit la réponse à cette question, comment la situation actuelle se répercutera t-elle sur le péronisme et la vie politique dans sa totalité ? Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les coalitions alternatives — susceptibles de surgir à l’intérieur ou à l’extérieur du péronisme — s’appliqueront à proposer une articulation nécessaire de gagnants et de perdants. Et ceci renforce notre argument à propos du populisme. Sa caractéristique essentielle ne se trouve pas dans l’hétérogénéité de la coalition qui le soutient, mais ailleurs, dans son rapport aux institutions républicaines, au pouvoir, aux droits et à l’État de droit. Mais c’est aussi là, dans le rapport aux institutions républicaines, au pouvoir, aux droits et à l’État de droit, qu’il faudra concevoir une nouvelle promesse, proposer les tâches fondamentales de la démocratisation et penser les conflits politiques décisifs des années à venir.