Corps de l’article

Introduction

Dans un contexte de mondialisation, plusieurs penseurs ont cru nécessaire de repenser nos pratiques morales, tant chez les individus que chez les groupes. Quelle est notre responsabilité envers les populations du tiers-monde? Y a-t-il un ordre de priorité relativement aux services et à l’aide à offrir aux pauvres de ce monde? Est-il moralement acceptable de favoriser une personne ou un groupe au détriment d’autres personnes? Dans ce débat, d’aucuns défendront une moralité qui ne se limiterait pas aux frontières nationales, mais qui embrasserait l’ensemble de la planète. En d’autres termes, la moralité aurait elle-même à devenir mondialiste. Dans une intervention portant plus spécifiquement sur l’activisme des sciences infirmières, que nous retenons pour son caractère typique, Wendy Austin affirme que :

[e]n cette ère de mondialisation, notre espace moral est en changement. Nous avons à développer une ouverture, une prévenance à l’égard de personnes et d’autres êtres vivants situés à l’extérieur de notre communauté géographique immédiate ou de notre État-nation. [...] Notre espace moral ne peut plus être tout simplement divisé entre ceux dont nous sommes responsables et ceux dont nous ne le sommes pas. Notre conception de la responsabilité professionnelle doit embrasser la communauté mondiale lorsque, en tant qu’infirmières, nous posons la question : comment dois-je agir? que me dicte le bien?

Austin, 2003, p. 352

Comme le montre cet extrait d’Austin, il y a deux thèses dans une telle position concernant la possibilité de l’action morale en contexte de mondialisation :

  1. l’exigence d’une ouverture morale qui s’étend par-delà la nation;

  2. l’illégitimité de toute division de l’espace moral en « communautés morales ».

Dans le présent article, nous aimerions défendre l’idée suivante : bien que la première thèse mérite d’être retenue (et l’est intuitivement dans une large mesure chez la plupart des gens), la seconde devrait être rejetée pour des raisons tant théoriques que pratiques. Théoriquement, elle présente des lacunes dans chacun des moments de la réalité morale; pratiquement, elle constitue un obstacle à l’action éthique efficace en contexte de mondialisation.

La question soulevée ici touche au débat entre l’universalisme et le particularisme, deux courants opposés de la pensée méta-éthique. Pour les universalistes moraux, l’espace moral ne souffre pas de divisions. Chaque personne est par principe pourvue d’une dignité qui exclut d’emblée toute distinction par rapport aux autres êtres humains. La loi morale s’applique alors à tous indistinctement. Pour les particularistes moraux, en revanche, la loi morale ne s’applique pas également à tous. Il existerait selon eux des classes d’individus envers qui nous avons une responsabilité spéciale — des « devoirs spéciaux » — l’emportant sur les devoirs généraux envers l’humanité tout entière. Dans le contexte qui est le nôtre, le particulariste défendrait l’existence d’un devoir spécial envers ses compatriotes.

Dans la discussion qui suit, pour anticiper quelque peu, nous soutiendrons que l’universalisme convient certes à la justification des normes, mais que le particularisme est plus approprié à leur application et à la motivation à leur égard. Puisqu‘il serait utile de considérer brièvement, en premier lieu, la position universaliste, nous présenterons d’abord un survol des arguments de Peter Singer qui a, justement, posé la question de la moralité en contexte de mondialisation. Ce dernier, un utilitariste bien connu, exerça une influence considérable sur nombre d’autres philosophes, dont Peter Unger, qui défend des idées similaires à celles de Singer dans son livre Living High and Letting Die (Unger, 1996). Après avoir indiqué quelques difficultés quant à cette position, nous considérerons le particularisme de Robert Goodin, une théorie qui nous paraît éluder les nombreuses difficultés de l’universalisme de Singer. Cependant, il nous faudra compléter la position de Goodin par une approche encore plus nettement contextualiste qui prend au sérieux le moment applicatif et motivationnel des normes éthiques. Cette approche nous permettra de déterminer le rôle des « communautés morales », c’est-à-dire des sphères morales plus ou moins autonomes où l’on reconnaît des devoirs moraux « spéciaux ». Dans ce contexte, nous discuterons aussi brièvement de la position de Thomas Pogge.

Critique de la position universaliste de Singer

Peter Singer, tout comme Wendy Austin, fait de la mondialisation le point de départ de son argumentation. Dans son célèbre article écrit en 1972, « Famine, Affluence, and Morality », il affirme : « [...] n’en déplaise à ceux qui préfèrent limiter leur responsabilité morale, la situation a été modifiée par la communication instantanée et les moyens de transport de grande vitesse. D’un point de vue moral, le développement du monde en un « village planétaire » a changé notre situation morale de façon importante, bien qu’on ne le reconnaisse pas encore » (Singer, 1972). Cette nouvelle situation imposerait des obligations plus lourdes pour les gens aisés des pays riches. Le coeur de son argumentation repose sur une analogie où il compare l’aide aux pays pauvres au sauvetage, par un passant, d’un enfant se noyant dans un bassin. Dans les deux cas, l’on serait tenu de respecter un principe ne prêtant pas a priori à controverse, à savoir que « s’il est en notre pouvoir de prévenir une situation fâcheuse, sans pour autant sacrifier quoi que ce soit d’une importance morale comparable, nous devons alors, d’un point de vue moral, le faire » (ibid.). Appelons ce principe la règle de prévention. L’équivalence entre ces deux cas (c’est-à-dire le paupérisme du tiers-monde et l’enfant se noyant dans un bassin) se fonde implicitement sur trois suppositions morales : 1. La proximité ou la distance sont sans importance dans l’évaluation d’une situation morale, puisqu’un argument invoquant ces catégories contreviendrait au principe d’impartialité, qui est central au « point de vue moral » (cf. Singer, 2004); 2. Il est indifférent que l’on soit seul à pouvoir aider, ou l’un parmi plusieurs. Le sens commun viendrait à l’appui de cette dernière proposition, puisqu’il semble déraisonnable qu’on laisse un enfant se noyer simplement parce que d’autres sont présents et également en mesure d’aider (bien qu’ils ne le fassent pas); 3. Si l’on peut aider, alors on doit aider. L’obligation de venir en aide aux pays plus pauvres, selon Singer, est une obligation relativement nouvelle qui découle de la faisabilité de ce type d’aide dans notre société avancée technologiquement.

Comme conséquence pratique immédiate de la règle de prévention pour une « morale planétaire », Singer affirme que nous devons faire don de la plus grande quantité possible d’argent aux pays pauvres de ce monde. Par « la plus grande quantité possible », Singer entend « au moins à un point tel que, en donnant davantage, l’on commencerait à s’infliger de graves souffrances, à soi-même et à ceux à sa charge » (ibid.). Et, par « devons », il veut dire que donner dans ce cas n’est pas surérogatoire. En d’autres termes, on contreviendrait à une obligation morale si on décidait en ce cas de ne pas donner.

L’objection principale à cette position draconienne de Singer est intuitionniste : elle s’oppose à nos intuitions morales quotidiennes[1]. Plusieurs commentateurs ont soulevé le problème de la violence ainsi faite à l’intuition (cf.inter alia McGinn, 1999; Kamm, 1999). Nous aimerions ici systématiser davantage ce genre d’argument, tout en reconnaissant toutefois qu’il est insuffisant à lui seul pour réfuter la position singérienne. Nous sommes d’avis que la prescription de Singer fait violence à l’intuition moyenne au moins à trois égards : 1. par le fardeau excessif qu’elle impose; 2. par le renversement de priorité qu’elle opère; et 3. par la dissolution de la distinction qu’on fait entre justice et vertu.

Ad 1 (fardeau excessif). La position de Singer semble imposer un fardeau requis non pas par la moralité, mais par la sainteté. Hormis quelques rares parangons de vertu héroïques et ascétiques, peu de gens seraient prêts à reconnaître, même théoriquement, pour soi l’obligation de s’astreindre à un tel fardeau, malgré qu’ils ne s’opposeraient pas à l’idée de venir en aide aux démunis. Après tout, chacun est en droit de poursuivre des projets de vie conformes à l’idée qu’il se fait du bien, sans avoir à les interrompre indéfiniment pour porter assistance à tous les démunis de ce monde. Dans les mots de McGinn « on ne devrait pas s’utiliser soi-même comme moyen pour les fins d’autrui » ou comme « outil pour la satisfaction d’autrui » (McGinn, 1999, p. 157).

Considérons un instant l’extension du fardeau impliqué par la position de Singer. Selon la règle de prévention, « s’il est en notre pouvoir de prévenir une situation fâcheuse, sans pour autant sacrifier quoi que ce soit d’une importance morale comparable, nous devons alors, d’un point de vue moral, le faire ». Le vague de l’expression « situation fâcheuse » (something bad) fait en sorte d’étendre le devoir d’assistance et les sacrifices qui en découlent à une gamme de situations qui pourrait paraître infinie. En effet, il se trouvera toujours une personne dans une situation moins favorable que la sienne, même chez les indigents. S’ensuit alors une « situation fâcheuse » qu’il faudra chercher à prévenir. En ce sens, une fois qu’on aura remédié à toutes les famines et autres désastres similaires, des situations moins catastrophiques deviendront le point de mire de l’action morale, c’est-à-dire des « situations fâcheuses » qui justifieront qu’on s’abstienne des petits bonheurs de la vie et qu’on fasse don d’argent superflu à ceux dans le besoin. Il est par exemple fâcheux que certaines populations soient vêtues pauvrement; qu’elles n’aient pas accès à l’éducation, ou que leur éducation soit de piètre qualité; que leurs perspectives d’emploi soient sombres ou que les emplois qu’elles obtiennent ne soient pas valorisants. On peut aussi qualifier de fâcheux le fait que certains individus soient pourvus d’aptitudes naturelles moindres (physiquement ou intellectuellement). Ce sont tous là des exemples de situations fâcheuses qui se produisent de par le monde, situations que l’on devrait chercher à corriger par des sacrifices personnels. En outre, une éthique de la responsabilité exigerait qu’on prenne en considération les adversités futures. Ainsi, même si l’on présuppose, de façon synchronique, une éventuelle égalité parfaite des conditions, il ne faudra pas moins, faute de pouvoir prédire l’avenir, réserver des sommes pour les générations futures. En suivant la prescription de Singer, on aura peut-être, finalement, créé un monde délivré des grandes calamités, mais dénué de tout petit plaisir; en d’autres mots : un monde sans malheurs, mais sans bonheurs. Cette situation n’est pas sans rappeler la « cité des pourceaux » que décrit Socrate au livre II de la République, une cité veillant aux besoins fondamentaux, mais dont la musique, la poésie, la danse ou même quelque chose d’aussi banal que la coiffure sont absents. On sait que Socrate et ses interlocuteurs rejetèrent l’idée d’une telle société. De même, l’utopie singérienne aura assurément pour plusieurs des allures de dystopie.

Pour éviter les effets pervers de la règle, on pourrait sans doute adopter un principe un peu plus modéré, par exemple : « s’il est en notre pouvoir de prévenir la mort de quelqu’un (comme dans les famines ou dans d’autres sinistres), sans pour autant sacrifier quoi que ce soit d’une importance morale comparable, nous devons alors, d’un point de vue moral, le faire ». Cependant, on manquerait par là l’essentiel de l’argument de Singer. En effet, ce principe modifié n’imposerait aucun fardeau additionnel aux individus venant des pays riches, puisque ce type d’aide existe déjà, financé par divers organismes et États riches. En revanche, Singer, de même que Unger, défendent l’idée de faire de bien plus grands sacrifices pour résoudre les problèmes de pauvreté dans le monde.

Ad 2 (renversement de priorité). La position de Singer semble entrer en contradiction avec la compréhension habituelle que l’on a de la priorité accordée à divers devoirs. En effet, nous pouvons nous imaginer une situation où une personne n’accorderait que le strict minimum à ses propres enfants, c’est-à-dire rien d’autre qu’une nourriture de subsistance assurant la santé, mais sans gâteries, un abri sans aire de jeu et des vêtements qui ne font que remplir leur fonction, sans égard pour l‘apparence ou la mode, alors qu’elle consacrerait son temps, son argent et ses efforts à sauver les pauvres dans des pays lointains. Non seulement cette situation ne serait-elle pas associée à l’idée que se font les gens d’un comportement moral et exemplaire, mais celui-ci paraîtrait probablement répréhensible aux yeux de plusieurs, tout comme celui de Rousseau qui négligea l’éducation de ses propres enfants alors qu’il rédigeait l’Émile, un traité portant sur l’éducation des enfants. Et pourtant, les sacrifices décrits dans cette situation hypothétique sont, précisément, exigés par la position singérienne, puisqu’ils ne sont pas moralement comparables à la souffrance et à la mort des pauvres du tiers-monde.

En fait, on a reproché à Singer, dans une critique ad hominem, de ne pas être lui-même prêt, dans ses propres actions, à abandonner la priorité des devoirs envers ses proches au profit d’étrangers (cf. Specter, 1999; Berkowitz, 2000), puisqu’il a préféré consacrer des sommes importantes à des services d’aide à domicile pour sa mère souffrant de démence. Pour toute réponse à cette critique, cependant, Singer répondrait, de façon toute cohérente :

Supposons, cependant, qu’il soit absolument clair que l’argent pourrait s’avérer plus bénéfique ailleurs. Alors je n’agirais pas moralement en le dépensant pour ma mère, tout comme je n’agis pas moralement lorsque je dépense, pour moi ou ma famille, des sommes qui auraient été plus bénéfiques dans les mains d’associations caritatives. J’admets volontiers ne pas faire tout ce que je devrais; mais je pourrais le faire, et mes manquements n’infirment pas mon devoir de le faire.

Singer, 2004, p. 29

Or qui reprocherait sérieusement à Singer d’avoir ainsi agi de façon contraire à la morale? De toute évidence, c’est plutôt le refus d’aider sa mère, au nom de principes abstraits, qui aurait paru répréhensible au commun des mortels.

Ad 3 (dissolution de la distinction entre justice et vertu). L’intuition moyenne est aussi malmenée par la dissolution, chez Singer, de la différence entre les devoirs « parfaits » et les devoirs « imparfaits », entre justice et vertu (qui correspond chez Singer à la distinction entre devoir et charité). Les devoirs parfaits sont ceux que l’on doit accomplir en tout temps. Si je ne les remplis pas, mon comportement est blâmable. Les devoirs imparfaits, quant à eux, sont ceux que je n’ai pas à accomplir en tout temps. Si, de fait, je les remplis, mon comportement est louable. Normalement, les devoirs négatifs sont parfaits. Par exemple, je peux toujours à la fois « ne pas mentir », « ne pas tuer », « ne pas voler », et ainsi de suite. La plupart des devoirs positifs, cependant, sont imparfaits, puisqu’il va de soi qu’un individu ne peut pas venir en aide à tous ceux qui en ont besoin. Par le simple fait de choisir d’aider une certaine personne plutôt qu’une autre, l’on décide du même coup de ne pas aider toutes les autres. En ce sens, choisir, c’est exclure. Ipso facto, on n’est plus en mesure d’aider plusieurs personnes dans le besoin, contrevenant ainsi à un devoir qui se voudrait parfait. Pour éviter une telle incohérence, il convient de maintenir la différence entre les devoirs parfaits et les devoirs imparfaits, selon laquelle il est louable d’aider les indigents, mais non blâmable de ne pas le faire. Malgré tout, on peut dire que s’il n’y a pas de devoir d’aider cette personne-ci ou cette personne-là dans le besoin, il existe néanmoins un devoir général voulant qu’on aide certaines personnes dans certains cas.

Selon Kant, la distinction entre devoirs parfaits et imparfaits procède de la raison : les devoirs parfaits sont de nature telle qu’ils doivent être imposés si l’on veut préserver l’autonomie ou la liberté des individus : « Si un certain usage de la liberté même est un obstacle à la liberté suivant des règles universelles [...] alors la contrainte, qui lui est opposée, en tant qu’obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté, s’accorde avec cette dernière suivant des lois universelles, c’est-à-dire qu’elle est juste » (Kant, 1986, p. 105 sq.). Or tuer, voler, mentir, c’est violer la liberté d’autrui. Il en va autrement avec les devoirs imparfaits : ne pas les imposer ne porte pas atteinte à l’autonomie de la personne, alors que leur imposition s’y oppose. Qui plus est, selon la logique kantienne, si l’idée d’un monde où les devoirs parfaits ne sont pas imposés est en soi contradictoire, inversement, un monde où les devoirs imparfaits ne le sont pas peut de fait être conçu rationnellement, bien qu’on ne le veuille pas ainsi (Tan, 1997, p. 57). Les deux types de devoir sont donc de nature différente chez Kant.

Ce genre d’argument n’a évidemment rien de convaincant pour un utilitariste (tel que Singer), puisque ce qui importe pour ce dernier, ce ne sont pas les principes moraux, mais bien leurs conséquences. Il faut néanmoins insister sur la violence ainsi faite à l’intuition quotidienne. On peut présenter ce problème différemment en modifiant quelque peu l’argument de Kant : si on reconnaît sans peine la légitimité, dans toute société, d’instituer des lois contraignant les citoyens à remplir leurs devoirs négatifs, on peut difficilement admettre qu’une société impose une loi exigeant des citoyens qu’ils se départissent de tout argent qui ne serait pas utilisé pour des biens absolument nécessaires, comme le veut Singer, même si cet argent était transféré aux plus démunis de la planète. On voit difficilement comment une société voudrait ou même pourrait s’imposer sciemment une telle austérité spartiate, un mode de vie que même Sparte n’aurait pas adopté[2]! D’ailleurs, on associe davantage l’imposition d’un « règne de la vertu » aux régimes despotiques — de Cromwell[3], de Robespierre[4] ou de Lénine (Smit, 1993) —, c’est-à-dire à la « tyrannie de la vertu », pour reprendre une expression d’Anthony Wollner (2002). Il semble donc exister une différence de nature entre les deux types de devoirs (parfaits et imparfaits), une différence que traduisent aussi, au-delà de la simple intuition, les codes de lois. En revanche, l’exigence de secours aux étrangers dans des contextes de proximité est une pratique légale qui a cours dans plusieurs pays. Elle est expressément stipulée dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (L.R.Q. C-12, art. 2), dans le Nouveau Code pénal français (art. 223, 5-7), dans le Strafgesetzbuch allemand (§ 323c), et dans bien d’autres pays[5]. La règle de prévention semble donc compatible avec la forme légale lorsqu’elle est restreinte à des cas de proximité. La première supposition morale de Singer — selon laquelle la distance n’est pas pertinente dans l’évaluation de la situation morale — subit ici un premier assaut direct.

Cette façon de s’attaquer au caractère contre-intuitif de la position de Singer, comme le font la plupart des commentateurs, est cependant insuffisante[6]. En effet, en réponse aux critiques, Singer concède d’emblée le caractère contre-intuitif de sa position et reconnaît sans peine que le fardeau additionnel paraîtra excessivement lourd à une majorité d’individus. À une objection de ce genre, cependant, Singer — tout comme Unger, d’ailleurs — répondrait que nous sommes effectivement moins moraux que nous le croyons et que nous devons revoir nos attitudes. Selon Singer, ce sont les intuitions qu’il faut réviser, non pas la théorie.

Pour répondre à un tel argument, nous procéderons en deux temps. Puisque nous présupposons que c’est la théorie plutôt que l’intuition qui est ici fautive, il s’agira dans un premier temps d’exposer les difficultés théoriques de la position singérienne. Pour être véritablement convaincante, cependant, cette critique devra être complétée par la présentation d’une théorie concurrente qui échappe aux difficultés de la première, dans la mesure où elle est théoriquement cohérente tout en étant plus respectueuse des intuitions moyennes. On tiendra cette théorie pour plus « économique », au sens où les épistémologues entendent ce terme. Ce deuxième temps sera l’objet de la prochaine section portant sur l’approche particulariste de Goodin. Nous tâcherons de donner plus de force à cette section en la complétant par une approche encore plus clairement contextualiste. Ce faisant, nous nous éloignerons de Goodin tout en demeurant fidèle, nous le croyons, à l’esprit de sa théorie.

Tournons-nous donc vers ce qui peut apparaître comme des difficultés touchant aux aspects théoriques de l’argument de Singer. Théoriquement, nous pouvons dégager au moins trois moments d’une éthique pratique, soit la justification de la norme, l’application de la norme et la motivation pour la norme. Nous croyons pouvoir déceler, dans l’exposition singérienne, des lacunes à chacun de ces trois moments.

La première difficulté porte donc sur la justification de la règle de prévention, justification qui repose uniquement, dans le texte de Singer, sur le pouvoir d’évocation de la comparaison avec l’enfant qui se noie. En effet, pour toute justification, Singer ne nous propose qu’une analogie. Ce n’est pas là un problème en soi, puisque l’utilisation d’analogies dans les raisonnements moraux est usuel, fécond (Wiland, 2000, p. 466 sqq.), voire nécessaire, diront certains (Smith, 2002). Cependant, le choix même de l’analogie peut souvent procéder de préjugés qui prédéterminent les conclusions (Post et Leisey, 1995, p. 51 sq.). Raison de plus pour y regarder d’un peu plus près. De façon générale, l’on sait que le bien-fondé d’une analogie repose sur la pertinence des traits qui y sont représentés. Une bonne analogie reproduit ainsi les éléments qu’on considère déterminants ou essentiels dans la situation de départ. Et lorsque l’analogie est réussie, il y a transfert de l’évidence et de la certitude du cas analogique au cas réel et concret.

Pour démontrer l’inconsistance d’une analogie, il faut alors expliciter les présupposés ou les préjugés qui s’y cachent, démontrer le défaut de pertinence de certains traits saillants de l’analogon et mettre en lumière l’absence de tout trait essentiel à la description adéquate de la situation réelle. Tout d’abord, on peut sans peine reconnaître dans l’analogie de Singer un procédé rhétorique qui pourrait faire douter de la pertinence d’un trait en particulier. En effet, si on a choisi spécifiquement de mettre en scène un enfant qui se noie dans le bassin, c’est bien parce que notre sentiment d’obligation s’en trouvera renforcé. Dans un contexte où il s’agit de persuader ses lecteurs ou son auditoire, cependant, un tel procédé peut être de bonne guerre, d’autant plus qu’il ne semble pas fausser profondément la nature de la situation à l’étude — bien qu’on puisse prétendre que la part de responsabilité des pays pauvres soit par là indûment dissoute[7], et qu’on prépare ainsi le terrain à un rapport paternaliste avec eux.

Plus sérieuse est la critique selon laquelle il manquerait à l’analogon de la noyade des éléments contextuels pertinents, et que c’est précisément par la réduction de la situation complexe du paupérisme mondial au cas d’un enfant se noyant devant nous que les trois suppositions morales derrière la règle de prévention semblent confirmées (les trois suppositions en question étant, pour mémoire, la non-pertinence morale de la distance, l’inadmissibilité d’une dilution de la responsabilité en raison du nombre d’acteurs moraux et l’établissement du « devoir » par le « pouvoir »). Or le simple fait de poser l’équivalence morale des deux situations ne suffit pas à la rendre concluante. Il semble en effet que la distance joue un rôle dans l’appréciation qu’on se fera du contexte moral, n’en déplaise à Singer. Qu’on situe la noyade à l’autre bout de la planète, et déjà l’analogie paraîtra moins convaincante. Qu’on ajoute à la scène la présence d’autres personnes plus ou moins rapprochées du bassin; qu’on modifie la profondeur du bassin, et qu’on précise les compétences des gens présents... Est-ce que les enfants ont l’habitude de tomber dans cette fontaine? Si oui, quelle en est la cause? Rapidement, une même analogie peut être complexifiée au point où elle prend une tout autre allure, et l’appel moral qui en émanait tendra à s’amenuiser. Il faut bien sûr encore voir si ces éléments contextuels sont tous pertinents à la situation qui nous intéresse. Nous nous acquitterons de cette tâche dans les sections suivantes. À ce point, on peut à tout le moins reconnaître que le travail de justification n’a pas été fait avec une rigueur suffisante puisqu’il repose uniquement sur la force intuitive d’une analogie réductrice en apparence (ce qui sera confirmé dans la section suivante). Paradoxalement, Singer se fonde sur une intuition (celle de l’analogie, à notre avis déficiente) pour réfuter l’intuition commune et usuelle.

La deuxième difficulté porte sur l’application de la règle de prévention. Entre l’énoncé de la règle de prévention, justifié en grande partie par l’analogie de la noyade, et la prescription pratique exigeant de donner autant d’argent que possible sans s’infliger de graves souffrances, il y a disjonction. Singer fait comme si l’on passait de l’un à l’autre par une déduction contraignante. Il nous laisse croire que la prescription pratique « découle » de la règle. Or, si la règle exige que l’on aide les plus démunis, elle reste muette sur la façon dont l’aide doit être apportée. En tant qu’utilitariste, Singer admettrait sans peine que, du point de vue moral, il n’est pas inconséquent de poser la question de l’efficacité des moyens mis en oeuvre pour aider. En ce sens, les moyens qu’on considérera les plus efficaces pour aider auront une plus grande légitimité morale. Or ces moyens les plus efficaces ne peuvent être établis dans l’abstrait. Force est de considérer le contexte pertinent. Encore une fois, Singer ne montre ici aucun intérêt pour les questions factuelles[8]. Il faudra donc revenir sur la dimension contextuelle du problème pour adéquatement poser la question de l’application de la règle de prévention. Mais à ce point, déjà, on aura reconnu que Singer opte pour l’intervention personnelle sans en justifier le choix et sans juger de son efficacité par rapport à d’autres modes d’intervention, telles l’action collective, l’action politique, etc.

Le commentateur voulant faire preuve de bienveillance à l’égard de la position de Singer pourrait rétorquer que l’exigence de faire don de tout argent non absolument indispensable n’est pas essentielle à la position de Singer, que d’autres moyens d’aider peuvent être envisagés selon la perspective utilitariste, et que l’essentiel est d’adhérer à la règle de prévention. À ce commentateur bienveillant, il faudrait répondre que la prescription de faire don de tout argent ne servant pas à combler un besoin important est une pièce maîtresse de son argumentation telle que développée dans « Famine... », et que c’est par la radicalité de sa prescription que cet article a connu un certain rayonnement et qu’il fait aujourd’hui encore l’objet d’une vive discussion. À elle seule, la règle de prévention n’aurait pas fait beaucoup de bruit. En fait, la plus grande part de son texte se fonde sur la radicalité des mesures pratiques qu’il fait découler de la règle de prévention.

Il faut sans doute préciser qu’en général un jugement moral ne peut consister en une simple déduction d’une conduite appropriée à partir d’un principe moral, puisque ce dernier entre souvent en conflit avec d’autres principes moraux, avec des pratiques sociales ou des considérations pragmatiques, tous aussi valables les uns que les autres. Comme l’affirme Jürgen Habermas, les conclusions morales suivent davantage le modèle d’une « compétition des normes » où, compte tenu d’un contexte spécifique, l’on cherche à déterminer la norme appropriée devant raisonnablement servir de guide régulateur (Habermas, 1997, p. 240). En outre, des normes et des principes énoncés dans l’absolu trouveront souvent des amendements sous forme de restrictions ou d’exceptions lorsqu’ils sont appliqués dans des situations concrètes. Dans le cas décrit par Singer, il faudrait encore identifier les aspects contextuels du problème pouvant peut-être appeler des amendements à la règle parfaitement valide de la prévention. Encore une fois, pour revenir au leitmotiv de notre critique, il nous faudra revenir sur la question du contexte moral.

La troisième difficulté porte sur la motivation pour la règle de prévention. Une fois les principes justifiés, ils doivent être appliqués dans des contextes spécifiques, de bon gré par des agents raisonnables et moraux : on touche alors à la question de la motivation, qui n’est pas accessoire dans le contexte d’une éthique qui se veut véritablement pratique. Singer néglige complètement le moment motivationnel de la morale. Le fardeau imposé par sa prescription pratique est si lourd que la grande majorité des gens perdraient courage avant même de tenter de les mettre en action. Certes, Singer soulève le problème de la motivation, mais il l’écarte aussitôt en arguant que l’« être » ne supplante pas le « devoir-être » (cf. aussi Singer 2004, p. 27-28). Mais à quoi bon une morale abstraite qui ne convaincrait pas la grande majorité des individus? (cf. Miller, 1988, p. 651). Même — et peut-être surtout — d’un point de vue utilitariste, il faut reconnaître une importance à ce moment éthique[9].

Goodin et l’approche contextualiste

A. L’avantage des thèses particularistes de Goodin

Tournons-nous maintenant vers un autre modèle, qui semble éluder toutes les difficultés de la position singérienne. Les particularistes croient qu’il existe certaines responsabilités et certains devoirs « spéciaux » envers ceux qui sont proches de nous, c’est-à-dire envers les membres de la famille, les amis, les voisins, les patients, les compatriotes, etc. Cette position a été défendue à l’aide de différents fondements : le sens commun, l’intuition, l’utilité, la psychologie, la sociologie ou la rationalité. Plusieurs philosophes contemporains bien connus soutiennent une telle position, tels M. Walzer (entre autres, 1983), B. Williams (entre autres, 1973) et S. Toulmin (1981), pour ne nommer que ceux-là.

Nous aimerions, quant à nous, porter notre attention sur Robert Goodin, bien qu’il ne soit pas, au sens strict, un particulariste. Il cherche cependant à fonder sa forme de morale universaliste sur des présupposés particularistes qui reconnaissent des responsabilités spéciales. Ainsi, selon lui, bien qu’il soit justifiable d’admettre des obligations spéciales envers certaines personnes spécifiques (d’où le particularisme de la position goodinienne), les responsabilités sont néanmoins étendues à des étrangers éloignés et même aux générations futures, quoique dans une moindre mesure.

La pierre angulaire de sa morale est le « principe de protection des vulnérables », qui attribue systématiquement les responsabilités dans l’espace moral. Selon Goodin, « les responsabilités spéciales découlent du fait que d’autres personnes dépendent de nous et sont particulièrement vulnérables à nos actions et à nos choix » (Goodin, 1985, p. 33). Ce principe possède une force non seulement normative, mais aussi descriptive puisqu’il rend compte de la reconnaissance effective de responsabilités existantes, que celles-ci se rapportent à des obligations spéciales ou générales. Ainsi, l’objection intuitionniste élevée contre l’universalisme de Singer ne peut être formulée contre le particularisme de Goodin. On a alors en main un puissant point de départ théorique justifiant les « devoirs spéciaux » que l’on rencontre dans la vie quotidienne. Par exemple, selon Goodin, l’obligation de tenir une promesse ne procède pas de sa nature quasi-contractuelle, mais de la vulnérabilité qu’elle engendre chez la personne à qui l’on a promis quelque chose, celle-ci nourrissant dès lors des attentes raisonnables.

Le principe de protection des vulnérables consiste aussi en un principe d’impartialité[10], puisqu’il insiste non pas spécifiquement sur des relations familières ou sur d’autres types de relations spéciales, mais uniquement sur la vulnérabilité des gens avec qui nous interagissons. En fait, c’est par une simple coïncidence que les personnes proches les unes des autres — famille, amis, etc. — ou ceux qui entretiennent une relation spéciale — thérapeute et patients, par exemple — sont souvent plus vulnérables les unes par rapport aux autres, mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Il semble donc que le principe d’impartialité puisse être maintenu au sein d’une approche particulariste. En conséquence, la première supposition morale de Singer — selon laquelle la proximité ou la distance ne devrait pas importer, et ce, pour des raisons d’impartialité — peut être infirmée[11].

Cet aspect du principe de protection des vulnérables permet une universalisation en dépit des notions particularistes qu’il présuppose. En effet, en raison de la vulnérabilité réciproque de ceux qui sont proches spatialement, temporellement et relationnellement, les devoirs envers eux auront priorité. « Ce fait, selon Goodin, préserve mon argument contre la régression classique voulant qu’on donne tout ce que l’on possède aux populations affamées de l’Asie ou que l’on mette tout notre argent de côté pour les générations futures, les unes après les autres à l’infini, ou que l’on interrompe constamment sa propre vie et ses propres projets afin de servir autrui. » Ainsi, un certain parti pris serait défendable. Goodin dira que son « analyse semble permettre (voire exiger), effectivement sinon intentionnellement, que nous fassions preuve d’une certaine partialité envers “les nôtres”, quelle que soit la façon dont on définit cette expression ». Mais, dans la mesure où les gens éloignés sont aussi vulnérables à nos actions et qu’il est possible d’aider, la partialité « envers les nôtres » ne sera pas absolue, et nous aurons alors à reconnaître toutes nos responsabilités. Comme l’affirme Goodin, « la charité commence certes par soi-même mais, moralement, elle ne doit pas s’arrêter là » (Goodin, 1985, p. 121).

Margaret Walker, une philosophe féministe, rétorque à Goodin que le principe de vulnérabilité est inadéquat dans le contexte plus global des responsabilités étendues envers les étrangers. Elle prétend que ces responsabilités, de par leur nature formelle et abstraite, correspondent à ce qu’elle appelle des « vulnérabilités de principe ». Toutefois, le caractère contraignant des responsabilités procéderait en fait de ce qu’elle appelle une « dépendance de fait » (Walker, 1998, p. 83-90). Or ce type de vulnérabilité serait ancré, en dernière d’analyse, dans les pratiques sociales concrètes.

À notre avis, il ne s’agit pas là d’un coup fatal porté à la position de Goodin. En fait, on pourrait soutenir que Goodin intègre implicitement la distinction de Walker en affirmant que le degré de vulnérabilité détermine la lourdeur de la responsabilité. Dans les cas où la responsabilité est diluée par la possibilité d’une intervention de nombreuses autres personnes mieux en mesure de porter assistance, le degré de vulnérabilité aura tendance à diminuer, ce qui infirme la seconde supposition de Singer — selon laquelle il est indifférent que l’on soit seul à pouvoir aider ou l’un parmi plusieurs. Évidemment, on ne peut établir une telle chose qu’à partir d’un contexte concret. Offrir une réponse dans l’absolu, c’est comme porter un diagnostic sans examiner le patient. Ainsi, en fin d’analyse, force est de retourner au contexte à l’étude. Ce qu’il s’agit de faire dans ce qui suit, c’est adopter une démarche plus contextualiste sans pour autant considérer un cas spécifique, afin de maintenir un certain niveau de généralité. En d’autres termes, les considérations qui suivent se veulent à la fois concrètes et générales.

B. Contextualisme éthique et communautés morales

Les principes invoqués précédemment, aussi bien la règle de la prévention que le principe de protection des vulnérables, sont tous valides prima facie, c’est-à-dire justifiables dans l’absolu. Mais au-delà de la justification de telles normes, il faut aussi considérer leur applicabilité, ce qui ne peut être accompli qu’en examinant les éléments contextuels pertinents (Ipperciel, 2003a). Or c’est là probablement l’aspect le plus négligé par Singer. L’un des éléments pertinents du contexte moral est, à notre avis, le fait que la moralité dictant le comportement individuel opère au sein d’un ordre social prédéterminé qui attribue d’emblée des rôles et des responsabilités[12]. C’est là un fait qui précède toute réflexion morale et que l’agent moral doit forcément prendre en considération dans la détermination de l’action à prendre ici et maintenant. Certes, une moralité radicale pourrait vouloir chercher à modifier les données mêmes de la situation. Mais, outre le fait que les individus, en tant qu’individus, n’ont guère — ou si peu — de contrôle sur les rôles et responsabilités assignés globalement par la société, une telle transformation en profondeur de ces rôles et responsabilités en fonction d’un idéal moral devra néanmoins s’en remettre, à un point ou à un autre, à des considérations non éthiques (des questions d’efficacité, de nécessité — physique, biologique, sociale —, de possibilité, etc.) ayant ses racines dans un contexte concret. Quoi qu’il en soit, la perspective adoptée ici est celle d’un agent moral ayant à déterminer son comportement individuel à l’intérieur d’une situation qui le précède nécessairement.

L’exemple suivant montre bien qu’un individu qui cherche à se conduire moralement doit au préalable prendre connaissance de la situation concrète où il aura à agir. On peut affirmer que le devoir moral d’une personne quant à la protection de son enfant ne découle pas simplement du principe de protection des vulnérables, mais aussi du fait que la responsabilité des parents légaux envers leurs enfants a déjà été assignée socialement. Il n’est pas impensable qu’une autre société assigne autrement la responsabilité envers les enfants, comme dans la cité idéale de Platon ou dans certains kibboutz radicaux, où la responsabilité envers les enfants est une affaire commune. Ainsi, on désapprouvera quiconque cherche à passer outre aux responsabilités socialement attribuées. Si, par exemple, quelqu’un enlevait un enfant sans l’approbation de ses parents, le nourrissait, en prenait soin et le protégeait d’une façon conforme au principe de protection des vulnérables, il n’en demeurerait pas moins que ses actions seraient moralement répréhensibles compte tenu des circonstances. On peut en déduire que, de toute évidence, la troisième supposition de Singer portant sur la faisabilité de l’aide (c’est-à-dire « si tu peux aider, alors tu dois aider ») n’est pas valable indépendamment de la situation concrète qui porte l’action morale. Pour reprendre l’exemple singérien de l’enfant se noyant dans un bassin, Goodin suppose que plusieurs personnes sont présentes et témoins de la noyade, et que l’une d’elles est le surveillant de baignade, le maître nageur à qui on a assigné la responsabilité du secours (Goodin, 1988). Cette situation hypothétique semblera sans doute plus conforme aux situations existantes et au contexte mondial que Singer cherchait à décrire, puisque les nations constituent en quelque sorte les maîtres nageurs à qui il revient de veiller sur leur population.

En effet, dans le même sens que celui de l’assignation de responsabilités personnelles, on attribue aussi aux nations ou aux États des responsabilités envers leurs citoyens. Ces responsabilités sont explicitement reconnues par tout État membre des Nations Unies, avec l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle énonce les responsabilités des États envers leur population (cf. le préambule et l’article 22). De facto, ces responsabilités sont enracinées dans des pratiques sociales et dans diverses institutions. L’application des responsabilités diffère d’un État à l’autre, suivant les différentes conceptions du bien commun. Ainsi, certaines collectivités opteront pour un État-providence alors que d’autres préféreront un État plus libertaire; certains insisteront sur des valeurs spirituelles ou religieuses, alors que d’autres mettront l’accent sur les besoins matériels. En tous les cas, de telles décisions collectives relèvent des conceptions du bien et non pas de normes universelles (de l’éthique, et non pas de la moralité, dirait Habermas, 1991). Mais le fait même que les responsabilités sont divisées ou devraient l’être peut être récupéré par la théorie morale de l’utilitarisme. En effet, on reconnaîtra un avantage à assigner et diviser les responsabilités (à opérer une « division du travail moral », selon l’expression de Henry Shue, 1988). Si la cuisine commune est la responsabilité de tous, elle sera la responsabilité de personne en particulier, et, de façon prévisible, elle sera négligée et deviendra rapidement désordonnée. De façon similaire, une responsabilité indivise de toute l’humanité à laquelle Wendy Austin fait allusion (Austin, 2001) — suivant en cela Richard Rorty — paraîtra, d’une perspective pragmatique, moins efficace. Il est alors raisonnable de maintenir des « communautés morales » qui prennent soin de leurs citoyens et où un standard moral plus élevé est maintenu[13]. C’est sur cette responsabilité que pourra être fondé le statut moral de la nation. Ce type d’argument n’est pas sans rappeler la pensée de David Miller, qui offre une interprétation plausible de la raison pour laquelle les nations, en tant que communautés morales, sont plus efficaces que l’internationalisme. Selon lui, la nationalité « crée des communautés avec le plus grand nombre fonctionnel d’adhérents et ainsi avec la plus grande portée pour la redistribution au profit des indigents » (Miller, 1988).

Il faut alors reconnaître que les devoirs spéciaux envers ses compatriotes n’entraînent pas de devoirs similaires envers les gens de sa race, comme le croit Singer (2004, p. 17-18). Il n’y a pas, dans les contextes actuels, d’assignation institutionnelle de responsabilité en fonction de la race qui pourrait susciter une quelconque vulnérabilité. Si MacIntyre inclut « mon clan, ma tribu, ma nation » mais exclut la race parmi les associations justifiant des devoirs spéciaux, ce n’est pas parce qu’« il [lui] serait impossible, à la lumière des crimes commis par les défenseurs d’une sensibilité raciale » (ibid.), de le faire, mais parce que la race ne constitue pas une « communauté morale » telle que définie ici, et n’a donc pas la responsabilité de la protection des siens.

Toutefois, il faut le noter, un système de responsabilités divisées ne fonctionne adéquatement que si tous les joueurs assument la leur. Par exemple, si des parents négligent leurs enfants, une action peut être intentée contre eux par l’État : ou bien on leur retire leur responsabilité, qui sera attribuée à une autre personne, ou bien on les contraint à l’assumer. À l’échelle internationale, cependant, la question n’est pas aussi simple. Puisqu’il n’y a pas, à l’échelle planétaire, d‘entité souveraine et régulatrice qui serait investie d’une autorité équivalente, les États peuvent se soustraire à leur responsabilité sans grande conséquence. C’est le cas notamment des États « cleptocratiques » qui, de toute évidence, paupérisent leur population. Il semble même, quoi qu’en pense Singer (2004, p. 21), qu’une mauvaise allocation des ressources à l’intérieur d’un État soit plus lourde de conséquence que celle existant entre les États, puisque, à en croire Amartya Sen, « aucune famine sérieuse n’a jamais eu lieu dans un pays démocratique — aussi pauvre qu’il puisse être » (Sen, 1999, p. 51).

Cela dit, le fait de reconnaître des communautés morales (sous forme de nations et d’États) et des responsabilités assignées ne nous dispense pas d’agir nous-mêmes. Les principes universels demeurent valides, même s’ils peuvent rarement être appliqués de façon universelle, en particulier dans le cas des devoirs positifs. Pour paraphraser Hippias chez Platon (Protagoras, 337 c 7 — d 3), les liens naturels de l’humanité ne sont pas dénoués par les liens conventionnels de la politique. En raison de la dignité des êtres humains, nous sommes toujours tenus — pour le moins — par un devoir de second ordre envers les gens sans défense, c’est-à-dire le devoir de nous assurer que les instances appropriées remplissent leur devoir envers ceux dont ils sont responsables. Dans un contexte de responsabilité divisée, il y a devoir de faire respecter les devoirs.

Il semble y avoir deux façons d’accomplir ce devoir : ou bien par l’action personnelle, ou bien par l’action collective ou politique. Un simple exemple peut mettre en perspective les enjeux associés à cette alternative. Si votre enfant est malade ou blessé, vous pouvez chercher personnellement à remédier à la situation. Il serait cependant plus sage, dans certains cas, de faire appel à un spécialiste de la santé, qui est une autorité, en mesure d’aider et disposé à le faire. En effet, une aide efficace exige connaissance, influence, moyens et motivation. Ainsi, dans le cas où un individu cherche à contribuer à l’aide internationale, il devra savoir quelle organisation caritative est dans la meilleure position pour aider dans le cas particulier auquel il désire contribuer. Ou encore, s’il voulait aider directement, il lui faudrait avoir une connaissance de la culture dans laquelle il interviendrait, de même qu’une série de compétences techniques et organisationnelles. L’action individuelle serait certes héroïque, comme le décrit Singer, mais sans doute pas la plus efficace. Et Singer n’admettrait-il pas que le choix des moyens les plus efficaces pour aider revêt une importance morale?

Quoi qu’il en soit, il semble bien que l’action politique soit plus appropriée parce que plus efficace. Les États riches, à travers leurs nombreuses institutions, sont en mesure de confirmer si d’autres États assument leurs responsabilités envers leur propre population : 1. Ils possèdent une connaissance collective qui augmente les chances de succès d’une intervention. 2. Ils ont une certaine influence, dans la mesure où ils peuvent encourager certains pays pauvres à se réformer. Par exemple, rendre l’aide étrangère conditionnelle à certaines réformes institutionnelles semble être une voie prometteuse. 3. Ils ont très certainement les moyens, financiers et diplomatiques, d’agir. 4. Le seul élément qui semble parfois manquer, c’est la motivation. Et c’est ici que l’activisme personnel devrait entrer en jeu, ou bien en tant que citoyen, ou bien en tant que professionnel. Les groupes de citoyens des pays riches peuvent voir à ce que leur gouvernement s’applique à persuader ou, si besoin est, à contraindre certains pays à assumer leur responsabilité envers leur propre population, tout en respectant la compréhension du bien partagée par celle-ci. Moins héroïque, cette façon de faire semble néanmoins plus efficace et mieux en mesure de provoquer des changements significatifs. Elle devrait donc, à notre avis, être privilégiée par les agents moraux.

C. Contextualisme moral : y a-t-il une responsabilité directe des pays riches?

Une telle action morale, en raison de son détachement et de son caractère indirect, pourra paraître insuffisante à ceux qui croient en une responsabilité directe des pays riches à l’égard de la situation précaire des pays pauvres. Selon Thomas Pogge, par exemple, « nous », les pays riches, portons directement préjudice aux pauvres de ce monde[14]. En conséquence, nous contrevenons au devoir négatif de ne pas nuire à autrui. Pour revenir à la métaphore de l’enfant qui se noie dans un bassin en la modifiant conformément à la pensée de Pogge, « nous » sommes ceux qui ont poussé l’enfant dans le bassin.

Afin de soutenir cette thèse, Pogge se fonde sur deux lignes d’argumentation. La première est historique : l’inégalité radicale entre le premier monde et le tiers-monde est la conséquence directe du colonialisme du XIXe siècle. Durant cette période, des ressources ont été pillées, des institutions ont été détruites, et des peuples entiers ont été violemment acculturés. En fait, Pogge concède que nous ne pouvons pas être tenus responsables des actions de nos ancêtres, tout comme notre responsabilité pour la noyade de l’enfant dans le bassin ne serait pas engagée si nos parents l’y avaient poussé. Cependant, il considère inacceptable que nous profitions des fruits des actions moralement répréhensibles commises par d’autres.

La seconde ligne d’argumentation est beaucoup plus importante dans l’esprit de Pogge, et c’est avant tout sur celle-ci qu’il se fonde dans ses écrits. Le tort infligé aux pauvres de ce monde aurait non seulement une origine historique, mais aussi systémique : l’actuel ordre économique mondial serait injuste et causerait de sérieux préjudices dans le tiers-monde. En ce sens, non seulement avons-nous poussé l’enfant dans le bassin, mais nous lui tenons la tête sous l’eau. Pogge critique deux aspects principaux de cet ordre mondial : ce qu’il appelle le « privilège des ressources internationales », selon lequel un groupe au pouvoir à l’intérieur d’un territoire national, indépendamment de sa légitimité ou du soutien populaire, a « le privilège de disposer librement des ressources naturelles du pays »; de même que le « privilège d’emprunt international », qui permet au même groupe « d’emprunter des fonds au nom du pays tout entier » (Pogge, 1999, 2002, 2005). Cependant, bien des groupes à la tête de pays pauvres ne gouvernent pas pour le bien du peuple, mais pour leurs propres intérêts, perpétuant ainsi une pauvreté abjecte. En d’autres termes, les membres d’une élite ou d‘une coterie prétendant représenter l’ensemble d’une population s’enrichissent, maintenant du coup la majorité de la population dans un état de pauvreté extrême.

Dans les deux lignes d’argumentation, Pogge considère la question en termes de causalité avant de l’aborder en termes de moralité. Il soutient que nous, les pays riches, sommes la cause de la situation actuelle de pauvreté extrême en raison de l‘histoire, mais avant tout en raison de l’actuel ordre économique mondial dont nous profitons. Notre responsabilité morale découle du fait que nous tirons profit des torts passés et que nous préjudicions présentement les pauvres de ce monde, violant de ce fait un devoir négatif. Comme nous pouvons le voir, cet argument va plus loin que le devoir positif de prévention de Singer (que celui-ci reconnaisse ou non le caractère positif de ce devoir).

Les deux lignes d’argumentation ne sont pas sans difficultés. On pourrait rétorquer que Pogge ne démontre pas de causalité, mais au mieux le rôle — parfois oblique — des pays riches en tant que facteurs incertains d’un problème complexe, voire inextricable. L’argument colonialiste, par exemple, semble inadéquat dans la mesure où il est souvent contredit par les témoignages empirico-historiques. En effet, Hong Kong et Singapour, pour nommer des exemples flagrants, ont été des colonies pendant de nombreuses années et sont aujourd’hui loin d’être pauvres. Inversement, l’Éthiopie n’a jamais été colonisée, mais représente l’un des pays les plus pauvres de la planète. De véritables causes ne permettent pas tant d’effets aléatoires. Il semble alors évident que d’autres « causes » ou facteurs entrent en jeu, des facteurs qui semblent influencer plus fortement la prospérité des nations. Qui plus est, plusieurs pays riches tels que la Norvège ou la Suisse n’ont jamais été des colonisateurs, ou ont été eux-mêmes des colonies, tels la Nouvelle-Zélande ou le Canada. De toute évidence, il n’existe pas de chaîne de causalité dans le cas de ces pays riches.

En revanche, en avançant son argument systémique de l’ordre économique mondial, Pogge touche à un point à notre avis essentiel lorsqu’il identifie les facteurs mondiaux en jeu dans la perpétuation de la pauvreté excessive. Il existe certes de nombreux facteurs locaux à l’origine de cette pauvreté, tels la guerre, les régimes oppressifs, la corruption, une législation inadéquate (ou l’application inadéquate de celle-ci), un taux de natalité trop élevé, etc. Cependant, en se faisant directement ou indirectement complices des dictateurs, les pays riches peuvent, dans certains cas, exacerber de tels problèmes locaux. Sur ce point général, la position défendue ici converge avec celle de Pogge. En effet, il y va précisément de cette question lorsque nous affirmons qu’il est de notre devoir de faire respecter les devoirs nationaux et soulignons l’obligation pour les nations ou les États de gouverner pour le bien de leur peuple. En reconnaissant un gouvernement étranger simplement en raison du pouvoir qu’il exerce de facto sur un territoire, sans prendre en considération son rapport à la population, l’on faillit à ce devoir de second ordre. Ainsi, à notre avis, la position ultime de Pogge semble être compatible avec la nôtre : il opte pour l’action politique plutôt que personnelle et s’en prend, en fin d’analyse, aux gouvernements « illégitimes » des pays pauvres.

Cependant, cette même position se fonde sur des prémisses différentes des nôtres, ce qui n’est pas sans conséquence. En effet, l’argument moral de Pogge dépend d’un lien causal entre l’action des pays riches et la pauvreté des pays du tiers-monde. Or cette causalité est loin d’être établie de façon concluante et elle est loin de faire l’unanimité parmi les observateurs. Ainsi, parce que la thèse du lien causal est mal établie en tant que prémisse, l’appel moral qui en résulte est diminué d’autant[15]. En d’autres termes, la faiblesse de la prémisse — c’est-à-dire la thèse du lien causal entre la richesse de certains pays et la pauvreté d’autres pays — affaiblit proportionnellement la force de persuasion de la conclusion morale qui en découle. Pour notre part, nous nous fondons sur l’argument particulariste d’une responsabilité pré-assignée à une nation et d’un devoir de notre part, en tant que membres de pays riches, de voir à ce que les devoirs nationaux soient respectés. Cet argument demeure convaincant même pour ceux qui refusent de croire que les pays riches sont responsables de la pauvreté des pays en voie de développement.

Quant à la stratégie poggienne permettant de remédier à la situation par des « dividendes de ressources mondiales » qui seraient redistribués aux pays pauvres (Pogge, 2001), nous estimons qu’elle déplace l’examen du problème dans le domaine de l’économie, qui ne nous intéresse pas directement. Néanmoins, il nous semblerait plus à propos, avant toute chose, de considérer, à la façon des sociologues et des économistes, tout tort imputé comme un « effet pervers » plutôt que comme une action directement et sciemment dirigée contre les pays pauvres. En effet, il semble que, premièrement, la pauvreté des pays du tiers-monde consiste ici en une conséquence involontaire et que, secondement, nous ne reconnaissions pas encore clairement quelles actions sont spécifiquement la « cause » de la pauvreté et quelles actions devraient être entreprises pour y remédier. Alors que Pogge et Singer sont convaincus qu’une hausse des contributions financières aux pays pauvres est salutaire, James Shikwati, par exemple, un économiste kényan qui se spécialise dans les enjeux du tiers-monde, soutient que l’aide étrangère des pays riches à l’Afrique fait plus de mal que de bien en favorisant des bureaucraties inefficaces, la corruption, des dictatures et une culture de la dépendance[16]. Ce à quoi il faudrait s’attaquer, selon lui, c’est plutôt au régime des restrictions tarifaires nuisant au mouvement des biens entre pays riches et pays pauvres. En ce sens, le protectionnisme de pays riches nuirait davantage aux pays pauvres que toute autre disposition. Une telle mesure libre-échangiste semble préférable à de simples transferts de fonds des riches aux pauvres, dans la mesure où elle s’attaque à la racine du problème en cherchant à corriger un élément du « système » économique mondial qui contribue à la pauvreté des pays du tiers-monde. Pour reprendre notre analogie : si l’on veut corriger la situation de l’enfant qu’on tient sous l’eau, il ne s’agit pas de lui fournir un tuba, mais bien de cesser de lui maintenir la tête sous l’eau. Et si on en vient à identifier d’autres éléments du système économique qui nuisent aux pays du tiers-monde, il faudra y remédier un par un.

En définitive, les gens ne s’entendront probablement pas sur les mesures concrètes à adopter dans le cas de la pauvreté mondiale. Et contrairement à ce qu’affirment Pogge et Singer, l’élimination de la pauvreté mondiale n’est pas une tâche aisée qui pourrait être résolue dans l’espace d’une génération. Outre des problèmes théoriques et structurels, il est à prévoir que tout effort commun de la part des pays riches achoppe sur des désaccords (et parmi ces pays, et avec les pays en développement) qui entraîneront des inefficacités dans les projets conçus pour éliminer le paupérisme. Cependant, suivant les arguments présentés dans cet article, il semble avantageux, théoriquement et pragmatiquement, que la responsabilité cosmopolite prenne la forme d’un devoir de faire respecter les devoirs nationaux. Faire des réformes institutionnelles une condition à l’aide étrangère semble être une voie des plus prometteuse puisque cette mesure n’est pas coercitive et requiert peu ou pas de coordination bureaucratique internationale. Mais on peut aussi envisager d’autres mesures concrètes se conformant au devoir de faire respecter les devoirs nationaux. À tout le moins, cette approche se fondant sur les devoirs nationaux a l’avantage de se défaire du paternalisme et de l’ethnocentrisme de certains projets universalistes des pays plus riches et plus puissants.

Évidemment, chercher à aider les pays pauvres à se développer et à éliminer le paupérisme n’a rien à voir avec le secours en cas de catastrophe. Le travail des ONG et les dons d’argent ponctuels seront toujours nécessaires afin de porter assistance aux populations touchées par des catastrophes telles qu’un tsunami ou une famine. L’histoire récente a démontré que ce type d’effort peut être relativement efficace, au moins lorsqu’il n’est pas entravé par une opposition humaine, comme dans le cas de la crise du Darfour. Mais cette aide à court terme ne représente pas un substitut pour un plan de développement à long terme au profit des pays pauvres.

Conclusion

L’illégitimité de la division de l’espace moral planétaire en communautés morales, c’est-à-dire en nations distinctes, semblait tirer sa force de persuasion de l’universalisme moral. C’est donc ce dernier qu’il fallait disséquer pour en évaluer la justesse. Singer nous a servi de modèle, dans la mesure où il cherche précisément à appliquer sa pensée morale universaliste à un contexte mondialiste. Compte tenu de l’augmentation des moyens technologiques favorisant aujourd’hui l’aide aux pauvres de la planète, Singer s’est cru justifié d’ériger sa règle de prévention des « situations fâcheuses » en un nouvel impératif catégorique obligeant tous les individus des pays riches à mener une vie frugale afin de soutenir financièrement les pauvres de ce monde. Si nous pouvons aider les pays pauvres, alors nous devons le faire.

Cependant, un certain nombre de difficultés découlent de ce type d’universalisme. Notons d’abord que l’application de la nouvelle injonction aurait vraisemblablement pour effet d’éliminer les plus grands malheurs de ce monde, mais au prix du bonheur de l’ensemble des habitants de la planète. En outre, une déduction purement abstraite, comme le fait Singer, néglige complètement la considération des éléments contextuels — pourtant pertinents à la question — qui pourraient relativiser sa règle de prévention.

La morale de Goodin, en faisant valoir le principe de protection des vulnérables, permet d’éluder ces problèmes. À l’aide de ce principe, une universalité et une impartialité sont maintenues, bien qu’elles admettent des considérations particularistes plus respectueuses des différents contextes éthiques. L’élément contextuel le plus important pour notre argument est celui d’un ordre social qui attribue des rôles et des responsabilités préalablement à toute réflexion morale. Ainsi, nous devons aider si nous le pouvons, mais conformément aux rôles et responsabilités qui nous ont été assignés. Or la nation ou l’État représente précisément une entité à qui un tel rôle et une telle responsabilité morale ont été assignés. Tout en ayant l’avantage de freiner certaines velléités paternalistes de pays riches, et ainsi de respecter les différentes conceptions du bien, cette division de l’espace moral en communautés morales devrait permettre une action morale plus efficace. Seulement, cette efficacité ne peut être assurée que si les nations assument de fait la responsabilité morale qui leur est attribuée. En découle alors le devoir revenant aux individus, et aux États de voir à ce que les nations de la planète assument pleinement les devoirs qui leur sont assignés et qu’ils ont admis en tant que signataires de la Charte des droits de l’ONU. Pour les véritables nations, c’est-à-dire celles qui fondent leur pouvoir sur la volonté du peuple, une telle responsabilité va cependant de soi.

Il semble donc qu’une stratégie de « division du travail moral » en contexte planétaire soit moralement légitime, ou à tout le moins moralement défendable. Les nations et États, en tant que communautés morales se voyant attribuer des devoirs spéciaux, sont en ce sens des entités parfaitement justifiables d’un point de vue moral.