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Les discussions des dernières années ont ramené sur le devant de la scène la question du magistère et de son objet dans l’Église catholique. Parmi tous les ouvrages ou articles parus sur le sujet, ce volume de J.-F. Chiron se démarque nettement, aussi bien en raison de sa méthode que par la profondeur de ses analyses.

L’ouvrage présente un dossier historique remarquablement bien informé, ce qui contribue à donner à sa thèse une solidité à toute épreuve. Après un bref bilan rétrospectif sur les concepts de « fides, mores et disciplina » et d’« inerrance et d’indéfectibilité » du concile de Trente au concile Vatican II, Chiron entre dans le vif de son sujet dont la première partie pourrait s’intituler l’origine de la foi ecclésiastique et de l’infaillibilité dans les questions de fait, de la condamnation de Baïus à Vatican I. Voilà une première période dans ce long parcours qui nous fait traverser pratiquement cinq siècles d’histoire. Au coeur de cette première période qui couvre pratiquement les quatre premiers chapitres de l’ouvrage, deux figures centrales, Pascal et Fénelon. Le premier, en raison de l’introduction de la distinction entre droit et fait. Le deuxième aura eu une influence déterminante sur l’évolution de la conception de l’infaillibilité en raison de ses thèses qui auront une certaine postérité grâce à la réception qu’on en fera dans les manuels de théologie aux xviiie et xixe siècles, aussi bien en France qu’en Italie ou dans la théologie de l’école romaine. Tout commence donc dans une controverse, celle entourant la condamnation de l’Augustinus et le refus de se soumettre qui s’ensuivit. Cette polémique donna lieu à une escalade, tant et si bien que, de fil en aiguille, on en vint à distinguer le droit et le fait et à affirmer l’infaillibilité de l’Église dans des questions de fait. Une condamnation à l’origine (1567) sur le droit, c’est-à-dire visant des propositions fausses et détachées de tout contexte, s’est muée en une condamnation sur le fait : quatre bulles pontificales, toujours plus précises et toujours suivies du refus d’obéir. Enfin, la proposition d’un Formulaire qui suggérait l’extension de l’infaillibilité aux questions de fait et une soumission de foi divine à des propositions de droit et de fait. On s’en doute, même l’invitation à souscrire au Formulaire n’allait pas régler le différend, certains soutenant qu’on ne pouvait considérer de foi divine ce qui n’avait pas été révélé par Dieu, la déférence à l’égard du chef de l’Église, elle, ne commandant qu’un silence respectueux. C’est dans ce contexte polémique que l’archevêque de Paris avancera une solution de compromis en vue de ramener une certaine paix, la foi ecclésiastique, une foi humaine ou soumission du jugement à celui des supérieurs et non une soumission à Dieu lui-même. Aux yeux des commentateurs de l’époque, il s’agissait là d’une idée nouvelle, d’une opinion inventée de toutes pièces sans précédent dans l’histoire. Cette nouveauté avait pourtant un motif valable : mettre fin à une querelle qui divisait l’Église depuis déjà près d’une centaine d’années (1567-1664). La foi ecclésiastique représentait un moyen de faire appel à une forme d’assentiment aux décisions portées par l’autorité de l’Église dans un contexte conflictuel. À court terme, le concept ne semblait pas avoir beaucoup d’avenir puisqu’il semblait déjà mort du vivant de son auteur. Reste que ce premier chapitre, qui reprend les évolutions des xvie et xviie siècles, est très instructif pour le débat actuel. On l’a vu, c’est dans un contexte de controverse que l’on voit apparaître les premières évolutions au sujet de l’objet de l’infaillibilité. Si, au point de départ, on n’avait pas pensé invoquer l’infaillibilité de l’Église mais seulement son autorité dans les questions de fait, ce n’est que plus tard, devant le refus d’obéir, que l’on soutint l’infaillibilité de l’Église dans ce même genre de questions. Au-delà de toutes les péripéties qui ont marqué cette évolution, on retiendra que c’est dans un climat de surenchère que l’infaillibilité de l’Église dans les questions de fait est apparue. C’est dire que « la mise en cause de l’autorité de l’Église peut conduire à provoquer, chez certains de ses défenseurs, le recours à l’argument extrême (ultima ratio) de l’infaillibilité » (p. 69).

Les chapitres IV et V traitent pour leur part de l’objet de l’infaillibilité de l’Église et du pontife romain (pour peu que l’expression soit adéquate) aux conciles Vatican I (chapitre IV) et Vatican II (chapitre V). Après avoir rappelé qu’un concile est tributaire de la théologie de son époque et qu’aux enjeux proprement théologiques se mêlent des enjeux sociaux et politiques, J.-F. Chiron s’attache à restituer l’iter des énoncés de Vatican I relatifs au magistère infaillible du pontife romain. On l’a souvent remarqué, la limite de ces énoncés réside dans le fait que les circonstances troublées de l’époque ont voulu que l’on traite de l’infaillibilité de certains enseignements pontificaux sans que l’on développe de manière symétrique un enseignement sur l’infaillibilité de l’Église. Cela est d’autant plus sérieux que, à cette époque, la discussion principale ne portait pas d’abord sur le magistère infaillible du pape, mais sur la possibilité d’attribuer au pape seul ce qui était reconnu à l’ensemble des évêques pris comme corps. Le traitement autonome de cette question, abordée au chapitre XI du De Ecclesia, puis reprise dans un schéma qui se présentait comme la première constitution dogmatique sur l’Église, aura des conséquences fâcheuses suite à la dispersion du concile avant qu’il ne parvienne à la fin de ses travaux. La reconstruction historique des débats met bien en valeur deux éléments capitaux : 1) l’intervention de l’autorité supérieure, mise sous pression, soit pour une discussion prioritaire de cette question soit en faveur d’un élargissement de l’objet de l’infaillibilité du magistère pontifical ; 2) l’importance du « rapport Gasser » pour l’interprétation des termes de la constitution, même si les spécialistes s’accordent à dire que les Pères eux-mêmes ont peut-être accordé moins d’importance à cette relatio que celle que lui attribueront les commentateurs au cours du siècle qui suivra. Sur le fond, Chiron indique bien la répugnance du concile et de la Députation de la foi, même s’ils se font tirer l’oreille, à élargir l’objet de l’infaillibilité, refusant explicitement à plus d’une reprise à y inclure les faits dogmatiques ou la loi naturelle, par exemple. Finalement, on se rallia autour d’une formule reçue en théologie (doctrinam de fide vel moribus) mais d’interprétation difficile. On sait que, depuis Trente, le sens de l’expression « doctrine sur la foi et les moeurs » avait passablement évolué. On sait simplement que, sur la base de la théologie de l’époque, cela renvoie à l’infaillibilité reconnue à l’Église mais dont l’objet n’a pas été précisé par le concile. Le rapport Gasser notait pertinemment que « toutes les vérités qui relèvent de la doctrine de la foi et des moeurs chrétiennes ne sont pas toutes nécessaires au même degré à la conservation de l’intégrité du dépôt ». Si l’on était sûr (de fide) que cette infaillibilité s’étend aussi loin que le dépôt révélé, le concile laisse les choses en l’état quant à savoir si l’infaillibilité s’étend aux vérités nécessaires à la sauvegarde du dépôt. S’il est théologiquement certain que l’Église est infaillible en ce domaine, le concile, suivant le « rapport Gasser », n’a pas voulu faire de l’enseignement unanime des théologiens une vérité de foi. Cela indique donc que le concile laisse la question ouverte. On imagine facilement que, dès le lendemain du concile, les pro et contra, en présence d’une formule de compromis qui ménageait l’avenir ou n’empêchait pas l’inclusion dans l’objet de l’infaillibilité à ce qui est nécessaire pour la défense du dépôt de la foi, s’empresseraient de vouloir faire triompher leur interprétation. On devine également que cette question devrait être reprise plus tard. Ce sera au moment de Vatican II.

Le chapitre V examine précisément, à partir des sources imprimées (bien que l’on dispose aujourd’hui de bien d’autres sources), l’enseignement de Vatican II sur la même question. De manière méthodique, l’auteur reprend la discussion étape par étape, à commencer par la phase préparatoire (sans recours aux relationes de Tromp des travaux de la Commission théologique), dont le schéma privilégie la notion de magistère authentique mal distingué du magistère infaillible et qui insiste fortement sur la loi naturelle. Sans examen des discussions en Commission centrale préparatoire, aux traitements des modi à la Commission des amendements ou aux réactions écrites des Pères à ce premier schéma, l’auteur passe à l’examen du schéma « Philips » (à noter que les archives Philips, accessibles aux chercheurs, nous donnent des informations importantes sur l’élaboration de ce schéma et du texte définitif). Ici, la distinction entre magistère infaillible et magistère non infaillible apparaît clairement et toute référence à la loi naturelle disparaît. Après avoir examiné l’iter de ce nouveau schéma, l’auteur conclut : 1) que l’objet de l’infaillibilité « s’étend aussi largement que le dépôt de la divine révélation » ; 2) que sans nommer explicitement l’objet secondaire de l’infaillibilité, ce texte le désigne implicitement au moyen d’une formule elliptique. Outre la question particulière de l’objet de l’infaillibilité, ce texte de Lumen gentium 25 aborde également la question de l’assentiment dû aux définitions des conciles oecuméniques ; celle du magistère ordinaire et universel dont l’enseignement doit être tenu définitivement (tamquam definitive tenendam), suivant une formule d’interprétation difficile mais à laquelle il ne faut pas donner un sens trop fort, comme nous le suggère l’histoire de la rédaction du texte.

Les deux derniers chapitres (VI et VII) sont consacrés aux débats ecclésiaux contemporains. Le chapitre VI s’intéresse quant à lui aux débats entourant la contraception artificielle. Sur cette question, l’infaillibilité de l’Église, au titre du magistère ordinaire et universel, est-elle mise en jeu ? J.-F. Chiron reprend le débat depuis Casti connubii, en passant par les travaux de la Commission pontificale dite de « la pilule », l’encyclique Humanae vitae et le débat qui s’ensuivit, impliquant d’abord de nombreuses prises de position de la part de théologiens et, finalement, des prises de position de la part de Jean-Paul II. Tout ce débat porte finalement sur les questions laissées ouvertes par Vatican II : « dans quelles circonstances peut-on parler de doctrine tenue avec assez de constance et d’unanimité, par les évêques du monde entier, pour que l’on puisse parler de magistère “ordinaire et universel” ? » (p. 392-393), et « dans quelle mesure des réalités, dont le rapport à la Révélation reste à préciser, peuvent-elles relever de ladite infaillibilité, au titre notamment de son “objet secondaire” ? » (p. 393). Pour sa part, le chapitre VII, à partir de quatre questions précises, examine ce que l’on a dit de l’objet de l’infaillibilité dans neuf documents magistériels publiés depuis Vatican II. De cette analyse, il ressort que la catégorie du « définitif » est de plus en plus utilisée et qu’on a de plus en plus tendance à considérer que les questions relevant de la loi morale naturelle peuvent relever de l’un ou l’autre objet de l’infaillibilité. La grande nouveauté de cette période est sans doute l’introduction, dans la profession de foi de 1969, d’un troisième niveau de vérité, des vérités proposées de façon définitive concernant la doctrine sur la foi et les moeurs (mais qui ne relèvent pas de l’assentiment de la foi parce qu’elles ne sont pas divinement révélées), nouveauté qui va occuper l’avant-scène des discussions jusqu’au document Ad tuendam fidem. Depuis, les débats ont porté surtout sur ce deuxième niveau qui a été invoqué à différentes reprises, notamment dans Veritatis splendor, Ordinatio sacerdotalis et Evangelium vitae, documents dont l’herméneutique demeure délicate et au sujet desquels des opinions divergentes sont exprimées. L’auteur n’est pas sans souligner que le traitement de la question de l’infaillibilité dans le discours magistériel a subi de notables inflexions depuis Vatican II.

Au terme de ce parcours qui couvre une longue période, il est légitime de se demander si les développements récents ne sont pas tributaires, comme ceux plus anciens, d’une logique de l’escalade. Comme lors de la crise janséniste au xviie siècle, la « non-soumission » à l’autorité magistérielle a conduit celle-ci, ces dernières années, à en remettre et l’a conduite aux développements que nous connaissons. Au xviie siècle, on en était venu à élaborer le concept de « foi ecclésiastique » alors qu’aujourd’hui on a mis en avant le concept de « définitif », catégorie à la fois juridique et doctrinale, auquel l’auteur consacre un long excursus à la fin du volume.

La volumineuse étude de Chiron fait sans doute date et représente une pierre importante dans la réflexion actuelle sur l’infaillibilité et son objet. Une étude richement documentée (bien que nous ayons signalé au passage une lacune dans la documentation entourant Vatican II, notamment le projet de profession de foi au cours de la phase préparatoire) dont l’originalité est de considérer cette question dans une longue période et en faisant appel aux manuels de théologie et à leur réception dans l’enseignement magistériel.