Corps de l’article

Je lis dans Critique du rythme d’Henri Meschonnic à la fois une critique sévère et une continuation du travail entrepris par l’anthropologue Marcel Jousse. Les travaux de celui-ci n’ont pas survécu aux changements colossaux qui ont remodelé aussi bien l’Église que l’Université dans la deuxième moitié du vingtième siècle. La figure de Jousse « à la fois le héros et l’oublié d’une anthropologie du rythme[1] » est demeurée intacte, pétrifiée sous les cendres légères des écritures admiratives qui l’ont alors recouverte. Son travail, cependant, à ce que j’en sais, demeure à poursuivre, c’est-à-dire, pour une bonne part, à reprendre. Henri Meschonnic, par ses essais et par ses traductions de certains livres de la Bible[2], s’il a pris vigoureusement ses distances par rapport au Père Jousse, assume et assure la continuité d’une entreprise essentielle dont il peut écrire : « S’il y a une anthropologie du corps, elle est éparse, jusqu’à présent. Encore moins y a-t-il une anthropologie du corps et du langage ensemble, intégrés, du corps individuel qui est un corps social[3]. »

Ce commentaire donne son contexte à mon interrogation initiale : « Le corps, engagé dans le geste anthropologique du langage, parle-t-il dans le corpus théologique ? » Les composantes de ce contexte demeurent et demeureront ici des hypothèses sinon des questions. Ainsi : que le langage soit un geste anthropologique ; que le corps s’y engage ; que cet engagement dans le geste anthropologique du langage passe dans un parler qui se transcrit en une parole écrite ; que cette parole non seulement ait une teneur théologique, mais qu’elle fasse un travail théologique poursuivi jusqu’au dépôt dans un ensemble connu comme étant le corpus de la théologie. Et planeraient au-dessus de ces hypothèses et de ces questions d’autres quaestiones disputatae par les gens du métier, en particulier les soutènements admis ou déniés, admissibles ou inadmissibles de l’assomption selon laquelle il y aurait « une » théologie dont on pourrait même déterminer qu’elle est « la » théologie. Et que de « la » théologie, il y aurait « un » corpus et non des « corpora » d’écoles, d’ordres religieux, de régions, de périodes, etc.

Étant donné ce contexte et ses points de fuite quasi ad infinitum, mon essai ne pourra qu’être sommaire, et cette sorte de déficience tient précisément à mon engagement personnel dans le corps de cette question. Il me semble que le théorème formulé ainsi par Paul Valéry : « En vérité, il n’est pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement préparé, de quelque autobiographie[4] » reçoit de Rudolf Bultmann une application particulière et pertinente lorsqu’il écrit que, si l’on veut parler de Dieu, « il faut nécessairement parler de soi-même » et que, « toute manière de parler de Dieu, si elle était possible, devrait être en même temps une manière de parler de nous. Il reste donc vrai qu’à la question de savoir comment il peut être possible de parler de Dieu il faut répondre : seulement en parlant de nous[5] ». Réponse qui nous est donnée à faire comme un devoir et non comme une suggestion. Cependant, est-ce un devoir qu’il nous est possible de réaliser ? N’est-ce pas plutôt l’impossible d’une tâche qu’il est de notre devoir de toujours tenter ?

Critique, théorie : je vise à rendre ces termes interchangeables, pour situer l’entreprise qui commence ici, concernant le rythme dans le langage, comme à la fois une part de la théorie du langage, et la partie qui en est peut-être la plus importante. [(] Il s’agit de l’historicité des discours. Où il s’impose que tout propos qui porte sur quoi que ce soit du langage, exposé scientifique, énoncé didactique, ou essai, tout est toujours stratégie, et pris dans un combat. Il s’agit d’indiquer lequel, et quelle stratégie, quel enjeu sont livrés à l’occasion du rythme. Situer les résistances. Ce qu’on a à gagner. Une poétique et une politique de l’individuation est en jeu[6].

En théologie, il s’agit cependant d’une nouveauté : le clerc, par état, ne parle pas, ne doit pas parler de lui-même. Eugen Drewermann le note : « Il [le clerc] a le devoir de ne jamais prétendre à se poser lui-même comme sujet de son discours[7]. » De telle sorte que « du point de vue psychanalytique, on peut affirmer que la théologie catholique est imbibée d’angoisse devant le subjectif[8] ». C’est donc un soi (soi-disant) unifié qui est hyper-présent dans la littérature théologique cléricale. Une voix sans corps, émanant de toujours et de partout. Tâche doublement impossible et par conséquent doublement ratée : d’une part son ambition d’universalité l’a menée au trou noir du jamais et de nulle part, et d’autre part il s’est déposé dans le corpus théologique, au corps défendant du théologien clerc, bien plus qu’il n’avait l’intention d’y mettre. Et puis, autre raté : l’approche de l’autre et de l’Autre. Parler de soi, s’éveiller à la réalité d’un soi problématique, n’est-ce pas aussi s’éveiller subitement à la réalité problématique des autres, donc à l’altérité autrement que conceptuelle ?

Impossibilité d’ourdir d’une seule main les innombrables fils de la langue. Derrida cite Abdelkebir Khatibi : « Toute langue (se) propose à la pensée plusieurs modes, directions et sites, et tenter de tenir toute cette chaîne sous la loi de l’Un aura été l’histoire millénaire de la métaphysique et dont l’Islam représente ici la référence théologie et mystique par excellence[9]. » Il faut donc scanner à nouveaux frais le corpus théologique. « The recording surfaces for the inscription of meaning must be interrogated », écrit Charles Winquist, qui ajoute et précise : « Speaking, writing, gesturing, and fashion are differential. Paper, the body, cloth, and sounds are recording surfaces[10] ».

Cette exclusion du subjectif, en dépit des consignes disciplinaires ou ascétiques, n’a jamais pu être totale. La subjectivité du clerc a toujours pu s’exprimer dans la littérature autobiographique, de direction spirituelle et d’écrits spirituels (méditations, etc.). Cependant, cette production spirituelle était repoussée et maintenue aux marges du corpus théologique et les éditeurs (souvent les fils spirituels) faisaient toutes les distinctions nécessaires entre les oeuvres théologiques et les « autres », repoussant et maintenant ainsi le corps en bordure du corpus. Les écrits dits « mystiques » ou à caractère mystique pouvaient s’approcher davantage des canons théologiques, soumis qu’ils étaient d’ailleurs à un second regard éditorial de théologiens patentés. Il s’était d’ailleurs ouvert une spécialisation en « théologie mystique », sinon « ascétique et mystique ». Enfin, et c’est ce qui me semble le plus important, malgré ses propres dénégations, le soi trouve toujours à se dire dans l’écriture. Le corps de ce soi pouvait porter toutes sortes de contraintes (celles d’une vie consacrée, par exemple), il n’en demeurait pas moins qu’il arrivait à (ou qu’il lui arrivait de, comme on dit d’une action impersonnelle) parler dans l’austérité crue aseptique d’une écriture « vraiment » théologique.

Marcel Jousse nous fait prendre le recul nécessaire lorsqu’il dit que « l’Anthropos est un animal interactionnellement mimeur [(] bilatéralement mimeur », plus précisément, et qui pense avec tout son corps. Cela passait dans les peintures aux pigments soufflés et crachés sur les parois des grottes ; cela passe également dans le poème qu’il produit : pour Dennis Lee, poète canadien : « a poem thinks by the way it moves[11] ».

Il s’agit du corps comme d’un lieu poreux à l’excès. Avant d’y venir, je dirai qu’il s’agit, toujours offert au regard croyant, d’un certain corps en un certain lieu. Si cette étude devait tourner en méditation, les ailes de notre imagination nous porteraient vers ce lieu raconté d’un tombeau béant d’une pierre roulée ; nous prendrions les traits et les poses d’une femme aimante, une Madeleine, et nous interrogerions, dans une langue très particulière, quelqu’un qu’on prend à tort pour un jardinier à propos d’un corps aimé dont on ne sait pas où on l’a mis. Nous éloigner de cette scène, c’est aussi refermer la Fable mystique de Michel de Certeau, à la page 110 : « “CorpusMysticum”, ou le corps manquant ».

Dans les ondes de résonance déclenchées par cette vision et en attente d’une réponse à venir et qui sera difficile à comprendre viendraient se placer cette fois devant nos yeux toutes les tentatives séculaires, les ruses qui depuis lors ont cherché à donner corps à son corps de gloire. Entre autres tentatives, la recherche de ses paroles propres, les ipsissima verba Verbi qu’on aurait voulues tombées verbatim de ses lèvres sur les papyri, les tessons, les fragments, les parchemins, avec autant de présence que la face sur le voile de Véronique ou le corps sur le Suaire de Turin.

Et puis, autre enfermement réducteur, à la fin du douzième siècle, corpus prend le sens technique d’hostie, corpus christi. Autour des manipulations et des monstrances que ce découpage technique aura rendues possibles, une certaine théologie de l’eucharistie peut allumer une lumière indiquant qu’Il est là, dans sa présence réelle.

Il s’agit du corps comme d’un lieu. Donc d’un topos mais aussi d’un topo, c’est-à-dire d’un soi-disant sujet rabattu, qui va sans dire, ressassé, éculé, usé, convenu, conventionnel, etc. « Mais ce corps qu’on a mis en circulation dans la fiction et dans la théorie, tellement que quelques-uns en sont las, il n’en reste pas moins que dans la vie quotidienne du plus grand nombre il n’est pas encore arrivé. » C’est ce qu’écrivait Philippe Haeck en 1979 dans Naissances. En est-il autrement aujourd’hui ? Quel genre d’habitation le corps poreux est-il ? Comment peut-on habiter son corps ? Qu’est-ce qu’habiter ? Que veut dire : « ho logos sarx egeneto kai eskènôsen en humin » (Jn 1,14) ? Enfin : « Si un nombre considérable d’hommes et de femmes choisissent actuellement le corps comme lieu de rassemblement et de festivité, c’est peut-être que celui-ci représente le seul lieu où le Verbe puisse se faire chair sans imposture[12]. »

Quel corps ? Non seulement le corps de quel sexe ou mieux de quelle sexualité excédant le genre, mais aussi le corps pris dans les bandelettes de tous ces paradigmes :

  • le corps dans la culture juive ;

  • le corps dans les héritages platoniciens puis plotiniens ;

  • le corps des gymnases grecs et du péril qu’ils représentaient pour les écoles juives ;

  • le corps recouvert de robes ;

  • le corps des femmes, voilées sinon masquées, dénudé, commercialisé, affiché ;

  • le corps tatoué, circoncis, excisé, scarifié ;

  • le corps cloné, charcuté puis rapiécé ;

  • le corps vieillissant, le corps agonisant puis mort, humus ou cendres.

Dans mon énoncé, le passage de corps à corpus est une « translation » qui se fait par les bons offices du latin, langue morte. C’est ainsi une translation de restes et il y a en effet dans corpus une odeur de mort. Cette traduction est-elle également mortifère ? Nous étions tout à l’heure à l’ouverture d’un tombeau. Thanatologie, thanatographie. Une fois refroidi le corps, peut se poser la question d’ordre culinaire carno-phallogocentrique : « Comment découper un sujet ? », à la naissance, à la mort, interroge Jacques Derrida[13], et cette question se répercute dans les éthiques du vivant naissant et mourant. En utilisant le mot latin, corpus de la théologie, j’ai laissé échapper (elle est remontée à la surface) la conception d’une théologie de cellule, d’atelier, de bibliothèque. La théologie des miniatures puis des représentations humanistes de la Renaissance : le théologien, qui est forcément un clerc, assis ou debout auprès d’un pupitre, entouré de livres étalés sur des tablettes ou enfoncés dans des armoires. Il est important que l’on voie les livres, parfois les titres des livres. Et surtout que l’on voie que le théologien est entouré de livres dont les titres établissent l’architecture de ses propres titres. Qui sont tous cependant des titres empruntés, des titres d’emprunt.

Cependant, en dépit de leur apparence de reposoirs, les livres ne sont pas des cercueils, des mangeurs de chair, des sarcophages. Toujours, il en déborde quelque chose. Qu’on les referme si l’on veut avec des fermoirs de métal, qu’on les enchaîne aux rayons, le cuir du parchemin, une fois marqué, ne cesse pas d’être travaillé par le geste d’inscription autant que par les signes inscrits. Charles Winquist traite de cette question dans son chapitre : « Theological Text Production[14] ». En particulier ce commentaire : « The heterological infrastructure of a discursive practice is not contained by the economy of its representational surface[15]. »

Le corps est ici mon sujet, le lieu de résistance du « je », l’embrayeur, l’aéroglisseur, glissant, l’anguille, le pilote. Le sujet dans son corps est l’empêcheur de théologiser en rond. Et plus encore la sujette dans le sien.

Mais « le sujet est une fable », disent, écrivent certains, avec quelques mouvements d’humeur. La fabula, pas plus que la famula n’entre dans la cellule du théologien manipulant les tomes (tomus latin du grec tomos, qui est le résultat d’une tomie, d’une coupure chirurgicale ou d’une coupure culinaire, et c’est une tranche ou un certain t[h]omisme [sans hache]) du corpus. Rien de plus vrai. « Le sujet est une fable, dit Jacques Derrida [et] tu [Jean-Luc Nancy] l’as très bien montré, et ce n’est pas cesser de le prendre au sérieux (il est le sérieux même) que de s’intéresser à ce qu’une telle fable suppose de parole et de fiction convenue[16] [(] ». Fable, c’est un autre corps (ou est-ce le même ?) du même sujet (ou est-ce un autre, l’autre du sujet ?), qui ne peut cette fois être que métaphorique. La métaphore elle-même étant « un très vieux sujet », à vrai dire, constituant « le soi-disant sujet des énoncés[17] ». La métaphore, à vrai dire (et c’est toujours difficile de dire vrai dans les parages de la métaphore) étant la très vieille bonne à tout faire, la très familière famula de la cuisine du sujet (je m’appuie sur ce mot qui me résonne encore dans la tête depuis la lecture des Confessions d’Augustin, autobiographie confessante dont il est le sujet fabulant son fabuleux et sa mère la sujette). La question se pose : un sujet ne peut-il parler (de soi) qu’en figures ? N’y a-t-il de sujet que figuré ? Est-ce un cas de figure, le sujet subjectile et subjectible ?

Nous regardions, comme dans certain théâtre, un théologien dans sa cellule ( est-ce vraiment une image d’Épinal ? (, compulsant le corpus de la théologie, ce sujet grammaticalement féminin, comme la métaphysique, la psychanalyse, etc., mais culturellement « aféminin[18] », découpé commodément en tomes. Derrida suggère que « le “sujet” de l’écriture n’existe pas si l’on entend par là quelque solitude souveraine de l’écrivain. Le sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches : du bloc magique, du psychique, de la société, du monde. À l’intérieur de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable[19] ». Il n’y a pas que cela :

Tous ces mots : vérité, aliénation, appropriation, habitation, « chez-soi », ipséité, place du sujet, loi, etc., demeurent à mes yeux problématiques. Sans exception. Ils portent le sceau de cette métaphysique qui s’est imposée à travers, justement, cette langue de l’autre, ce monolinguisme de l’autre. Si bien que ce débat avec le monolinguisme n’aura pas été autre chose qu’une écriture déconstructive[20].

Et il y aurait encore autre chose. Quelque chose de machinal, mais aussi de machinique. Il y a de la machination, de la stratégie, du programme. Il faut « analyser sans fin et dans ses intérêts [la dimension économique de ces intérêts en contexte universitaire et de marché des biens symboliques, y compris spirituels, religieux, croyants] toute la machinerie conceptuelle qui a permis de parler du “sujet” jusqu’ici[21] ».

Parler de soi, est-ce parler à son sujet ? Le faire, ne serait-ce pas encore parler « autour » de soi ? Se parler à soi-même ? Mais se parler à soi en tant que « son sujet », est-ce bien se parler à « soi même » ? À quel moment et en quel lieu suis-je moi-même ? Le suis-je quand je suis « hors de moi », « hors de mes gonds » ? Ex-tase. Extasy, la drogue si recherchée permet-elle, comme ce qu’on rapporte arriver dans les near-death experiences, permet-elle à l’individu de se donner un espace dans lequel le sujet puisse se saisir ? Le mort, le vivant, le corpus, le corps.

Le biographique, serait-il un lieu de suture entre le corps et le corpus ? On pense y lire une écriture propre déposée par le sujet sur la peau du papier à même le rouge de son propre sang, qui ne saurait mentir. « Le biographique, notait Rodolphe Gasché dans une question à Jacques Derrida, en tant qu’autobiographique, traverse plutôt les deux ensembles en question, le corpus de l’oeuvre et le corps du sujet réel. Le biographique est alors cette bordure intérieure de l’oeuvre et de la vie, bordure d’où s’engendrent les textes, ou le texte, dont le statut, s’il en a un, est de ne relever ni de l’un, ni de l’autre, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur[22]. » Confession, discours autobiographique miné par l’hétérogène. « La question, demande Rodolphe Gasché, est alors la suivante : les espaces hétérogènes d’engendrement d’un texte ont-ils nécessairement la structure autobiographique, ont-ils nécessairement un rapport à l’auto-biographie ? Ou bien, l’autobiographie ne serait-elle qu’un des noms possibles de cette bordure des oeuvres et des vies, une des figures (au sens heideggérien) que peut prendre la question de ce qui traverse les corpus et les corps en ce qu’ils ont de plus intimes[23] ? » L’hétérogène est aussi l’étrange, l’étranger, l’étrangéité. L’idiot. « Oui, c’est idiot. D’ailleurs, on pourrait mettre en scène le sujet, soumettre en scène le sujet dans sa subjectivité comme l’idiot même (l’innocent, le propre, le vierge, l’originaire, le natif, le naïf, le grand commençant : aussi grand, érigé, autonome que soumis, etc.)[24]. » Ainsi qu’il en va par exemple dans cette mise en scène célèbre d’un célèbre idiot :

Ils étaient trois dans une voiture de troisième classe du train de Varsovie. Le propriétaire de cette houppelande [un manteau épais, sans manches, mais surmonté d’un énorme capuchon, un vêtement du genre de ceux que portent souvent, en hiver, les touristes qui visitent la Suisse ou l’Italie du Nord] était également un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans. Sa taille un peu au-dessus de la moyenne, sa chevelure épaisse et d’un blond fade ; il avait les joues creuses et une barbiche en pointe tellement claire qu’elle paraissait blanche. Ses yeux étaient grands et bleus ; la fixité de leur expression avait quelque chose de doux mais d’inquiétant et leur étrange reflet eût révélé un épileptique à certains observateurs. Au surplus, le visage était agréable, les traits ne manquaient point de finesse, mais le teint semblait décoloré et même, en ce moment, bleui par le froid. Il tenait un petit baluchon qui constituait vraisemblablement tout son bagage. Il était chaussé de souliers à double semelle et portait des guêtres, ce qui n’est guère de mode en Russie[25].

Henri Meschonnic propose d’ouvrir un champ encore plus vaste que le biographique, celui de l’anthropologie dans lequel toutes les autres écritures seront à lire. « C’est parce que le langage ne s’enlève pas du corps, et qu’il y a à chercher ce qui en reste dans le discours, que le langage relève non seulement des sciences du langage, de la théorie du langage, mais encore d’une anthropologie. Comme la définit Lévi-Strauss [dans la préface à Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, 1968] : “[elle serait] un système d’interprétation rendant compte des aspects physique, physiologique, psychique et sociologique de toutes les conduites” où “l’observateur est lui-même une partie de son observation[26]”. » D’une part, c’est le rappel de la matérialité gestuelle du parler « à considérer d’abord comme un faire gestuel signifiant, susceptible d’être inscrit dans le paradigme d’autres gestes sonores comparables (chanter, siffler, roter, balbutier() ((] c’est à cette activité somatique signifiante qu’il faudrait réserver le nom d’acte de parole[27] ». D’autre part, c’est le contenu de cette formule joussienne qui pourrait aussi bien venir d’Austin : « tous nos gestes doivent être justes pour qu’ils puissent être efficaces[28] ». Enfin, l’anthropologie du langage s’insère de façon dynamique dans la culture. « Une culture, comme un message, n’est pas qu’un énoncé. C’est aussi une énonciation. Sans énonciation, c’est une archéologie. Objet de science, ou d’exotisme. Pour être une énonciation, il lui faut un sujet, qui n’est sujet lui-même que dans et par ses signifiants[29]. » La question est capitale dans l’approche de ces situations de passages culturels, en particulier les passages entre le juif, le grec et le romain qui phagocyte les deux autres. Meschonnic a cette formule dont la volonté de frappe tord un peu la justesse : « Le signifiant, le rythme, le poème, le juif, sont les occultés du signifié, du sens, du signe, du grec-chrétien[30]. » Survenance encore de l’étranger ou de l’étrange idiot.

En somme (et ce mot marque la fin de mon approche sommaire mais pas sommative) et pour répondre à la question posée, « oui, en théologie, le corps parle (puisqu’il parle toujours), certes, mais à son corpus défendant ». Je laisse jouer tous les sens de cela. Bien que le corpus le défende, tente de l’interdire. Et de façon plus inerte et peut-être encore plus insidieusement efficace, dénie, refuse d’entendre le filet de corporéité qui aura réussi à se déposer dans la cendre de l’écriture. Quelle énergie mettre pour tenter un déverrouillage de cet interdit ? Autre stratégie possible et peut-être convergente avec la première : laisser parler, et plus fort, le corps dans ses lieux d’expression croyante, toutes les formes de liturgie par exemple (proclamation, danse, chant, gestualité, etc.). Mais d’autre part aussi, et c’est la relation tendue avec l’écriture, le corps parle grâce au corpus, celui-ci (et il y a là aussi quelque étrangéité) défendant le corps, contre lui-même, d’une certaine façon. Serait-ce une indication du lieu de la prise de parole ?

[…] le sujet de la mémoire apparaît comme une position isolée, fragile, inassurée à sa description ; le où de ce qu’il pense comme une économie complexe. Il apparaît dans une position d’écriture ; il faudrait dire : en une « diction » (la dictio verbi qui restera l’accompagnement intérieur de l’écriture) et cette machine qui murmure impose ceci : que celui qui écrit est saisi de la non-maîtrise où l’entraîne la conscience d’une position d’énonciation. Cela est donc un objet : un corps d’écriture comme le savoir et le filigrane des conséquences de la révélation et de l’incarnation. Telle est donc l’espèce de barre sur laquelle ce texte antique va travailler. La ligne où deux courants se mélangent[31].

Le corpus « barre » le corps, mais aussi « barre » du corps, lui permettant (à quelles conditions et à quel prix ?) les voltiges expressives dont il voudra l’envol sous le Souffle.