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Père Ubu — Quatrième Noble, qui es-tu ?

Le Noble — Prince de Podolie.

Père Ubu — Quels sont tes revenus ?

Le Noble — Je suis ruiné.

Père Ubu — Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe.

Alfred Jarry, Ubu Roi, acte III, scène 2.

Depuis peu, le thème de la désincitation au travail a occupé l'espace des débats autour des politiques de lutte contre le chômage et la pauvreté : des travaux retentissants tendent à prouver qu'une partie majoritaire du non-emploi serait volontaire et que le salaire minimum dissuaderait les employeurs de recruter les personnes les moins qualifiées. On s'interrogera ici sur la portée et les implicites de ce transfert de la responsabilité du chômage vers les individus d'une part, les politiques publiques de l'autre, et on tentera de mettre en évidence la distance qui sépare cette thèse de la désincitation des pratiques effectives des bénéficiaires des prestations de solidarité.

Depuis la fin des années 1990, et particulièrement en l'année 2000, qui a vu le chômage commencer de baisser, les débats sur les politiques d'emploi, de protection sociale et de lutte contre la pauvreté ont pris, dans les milieux politiques, syndicaux et patronaux, une ampleur et une tournure nouvelles. Plusieurs facteurs ont certainement joué dans ce sens : au premier chef le retour de la croissance et la baisse sensible du chômage, qui peuvent logiquement amener à réexaminer des dispositifs d'emploi et de protection sociale pour une part conçus dans la longue période de chômage de masse qui a précédé; les initiatives de la majorité, avec la loi de lutte contre les exclusions, mais aussi les réductions d'impôt et la prime pour l'emploi; l'offensive du patronat contre les 35 heures puis pour essayer de faire passer en force un projet de « refondation » sociale; sans compter le nouveau discours porté d'abord par les institutions internationales comme l'OCDE puis par l'Europe, notamment depuis le sommet de Lisbonne, en 2000, qui insiste sur la nécessité de favoriser le retour à l'emploi des chômeurs et en conséquence d'« activer » les dépenses dites « passives » de protection sociale. Dans ce regain des débats, controverses et propositions (à un niveau inconnu depuis une dizaine d'années), plusieurs thèmes relativement nouveaux et certaines très vieilles idées sont (ré)apparus. Parmi eux, la remise en question de politiques et de dispositifs qui ne faisaient plus guère débat : si peu de commentateurs ou de politiques proposent de supprimer le revenu minimum d'insertion (RMI), nombreux sont ceux qui se demandent si son niveau n'est pas trop élevé et ne risque pas de décourager la reprise d'un emploi par ses bénéficiaires… Ainsi, la thématique de la désincitation au travail ou des trappes à pauvreté et chômage, pratiquement inconnue dans le débat politique jusqu'en 1998, a émergé avec fracas depuis : au vieux chômage keynésien s'ajouterait, voire se substituerait une nouvelle forme de chômage — sans doute caractéristique de notre société de loisir et de liberté : une bonne partie en serait volontaire, librement choisie par des individus qui arbitreraient rationnellement en faveur de l'oisiveté et du bénéfice du RMI, de l'allocation de parent isolé (API) ou d'une allocation de chômage, plutôt que d'aller travailler pour un salaire et des revenus à peine supérieurs aux prestations sociales et à leurs avantages connexes.

Des trappes s'ouvrent

Dans cette affaire, des économistes, statisticiens et économètres ont joué un rôle important et précurseur par rapport aux politiques et aux médias. Travaillant parfois à l'INSEE ou à la Direction de la prévision du ministère des Finances et bénéficiant ainsi d'un accès privilégié aux bases de données sociales et aux outils économétriques les plus récents, ils ont tout d'abord importé et traduit (de la littérature anglo-saxonne) les termes du débat (« désincitation » ou « effet désincitatif » pour « disincentive effect »; trappe à ou de pauvreté pour « poverty trap »), puis produit une quantité d'articles dans des revues académiques ou statistiques, pour démontrer ce phénomène de trappe et en analyser les effets pernicieux.

Chronologiquement, c'est vers la fin des années 1980 que l'on voit apparaître sur ce type de sujet les premiers articles ou documents de travail concernant la France, dans des revues et publications académiques et statistiques. Dans la foulée d'un retour en force de l'économie classique, et d'un retrait du keynésianisme, se développent des travaux centrés sur les « comportements » d'activité ou de non-activité des individus, leur « offre » de travail. Pour cela, il faut disposer d'un modèle comportemental théorique simple et universel, celui d'un homo oeconomicus, rationnel, maximisant son utilité sous certaine contraintes (voir encadré). De ce modèle, Gary Becker a donné la version la plus extensive, pouvant s'appliquer aux comportements les plus intimes : « tout comportement humain peut être conçu comme mettant en jeu des participants qui maximisent leur utilité à partir d'un ensemble stable de préférences » (Becker, 1976). Et par extension, les comportements collectifs ne peuvent résulter que de la combinaison (additive ou non, ceci est un débat secondaire) des comportements individuels [1].

Tant pour une partie des responsables politiques que des économistes et statisticiens, cette approche paraît particulièrement attractive et adéquate à l'analyse des politiques publiques pour de multiples raisons : prégnance croissante de léconomique dans l'approche des phénomènes sociaux contemporains, qui se double souvent d'une vision technicisée requérant des modèles d'action aisément formalisables; croissance tendancielle des budgets sociaux et montée corrélative des préoccupations budgétaires; développement de la statistique sociale et des techniques quantitatives, permettant une empirie à moindres frais, combinant traitement des données et formalisation mathématique; force prédictive des modèles ainsi établis, qui deviennent alors des ressources de choix pour les décideurs publics. Cette approche économique-économétrique standard est donc mise largement à contribution pour analyser les politiques sociales redistributives et les politiques fiscales, en ce qu'elles modifient la distribution des revenus, et provoquent ainsi des distorsions sur le marché, réputées néfastes à une allocation optimale des ressources et à l'efficacité économique.

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Curieusement, les économistes continuent massivement d'utiliser le terme « femmes mariées ».

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Deux articles de Guy Laroque et Bernard Salanié (1999 et 2000), particulièrement représentatifs de ces approches, ont suscité d'importants débats dans la dernière période. Le second article de ces auteurs, publié comme le premier dans Économie et Statistique, et titré « Une décomposition du non-emploi en France », a fait sensation dans la mesure où, regroupant indifféremment le chômage et l'inactivité sous le terme de « non-emploi », il répartit alors les personnes non employées en trois groupes : le non-emploi « volontaire » (57 pour cent du non-emploi) est le fait de personnes qui seraient désincitées à reprendre un travail compte tenu du faible avantage que procurerait une reprise d'activité par rapport aux prestations sociales et à leurs avantages annexes; le non-emploi « classique » concerne ceux dont la productivité est faible et devrait conduire leurs employeurs potentiels à les payer au-dessous du SMIC, ce qui n'est pas possible (20 pour cent du non-emploi); les 23 pour cent restants correspondent à « l'autre non-emploi », frictionnel ou résiduel, qui touche ceux qui recherchent un emploi et n'en trouvent pas. Si le non-emploi « volontaire » résulte bien, selon les auteurs, d'un arbitrage conscient de l'intéressé, il n'est pas le seul responsable de cette situation : ce sont bien, selon les auteurs, les mécanismes du RMI qui y conduisent. Dans cette même logique, c'est le SMIC qui est à la source du non-emploi classique.

On voudrait ici, sachant l'ampleur de la diffusion de ces thématiques des trappes de pauvreté et de la désincitation au travail, tenter de contribuer à une critique de ce changement de paradigme dans l'approche du chômage et de la pauvreté, des politiques sociales et d'emploi. Comme cette mini-révolution copernicienne a été d'abord portée par des économistes statisticiens, dont les travaux ont contribué ensuite à alimenter bien au-delà de leur discipline les politiques et les médias, on est en droit de ne pas examiner ces questions uniquement sous l'angle de la critique interne, comme l'ont très bien fait Didier Husson (2000), Henri Sterdyniak (2000) ainsi que Thomas Coutrot et Georges Exertier (2001).

Deux perspectives complémentaires seront ici développées. La première consiste à pointer quelques-uns des fondements, présupposés et enjeux de ces approches, qui conduisent de fait à transférer la responsabilité du chômage d'une part sur les individus, leurs choix et comportements, d'autre part sur les politiques publiques en direction des chômeurs et des pauvres, qui seraient ainsi productrices d'effets pervers. La seconde consiste, de façon plus empirique, à revenir sur des travaux récents de statisticiens, sociologues et économistes qui, analysant de façon fine les situations, comportements et représentations de bénéficiaires de minima sociaux, construisent une tout autre image que celle du RMIste arbitrant rationnellement en faveur du chômage volontaire et indemnisé.

Des choix individuels en faveur du chômage ?

Les analyses en termes de désincitation au travail sont totalement focalisées sur l'offre de travail et ne disent rien sur la demande de travail des entreprises. Ni les conditions macro-économiques d'ensemble, par exemple celles de l'année 1997, retenue par Laroque et Salanié pour leurs travaux, et qui est caractérisée par un chômage massif, ni les politiques d'emploi et de salaire des entreprises, ni enfin les situations locales du marché du travail — dont on sait à quel point elles pèsent sur les capacités des chômeurs à retrouver un emploi — ne sont prises en considération. Rien n'est dit non plus des mécanismes complexes de transition entre chômage et emploi, qui, notamment pour les bénéficiaires du RMI, comportent des mesures d'intéressement facilitant pendant un temps le cumul de la prestation et des revenus d'activité. Certes, dans ces travaux, les entreprises fixent quand même les salaires de leurs employés, mais l'hypothèse que le coût salarial est à tout instant égal à la productivité du travailleur conduit à naturaliser des résultats d'équations de salaire qui indiquent, par exemple, que la mise en couple d'une femme conduirait à une chute de sa productivité de près de 20 pour cent… Tout se passe donc du côté du salarié ou du chômeur, qui arbitrerait rationnellement entre activité professionnelle et non-emploi, en fonction notamment de ses caractéristiques propres (diplôme, sexe, ancienneté…), qui déterminent sa productivité et son salaire.

Laroque et Salanié (2000) se proposent d'« étudier les causes du chômage sur données individuelles ». De façon plus générale, les bases de données statistiques individuelles et les outils économétriques disponibles aujourd'hui facilitent le développement de travaux inspirés de l'individualisme méthodologique et — dans une approche plus spécifiquement économique — de la théorie de l'action rationnelle. Ainsi se multiplient les analyses permettant « toutes choses égales par ailleurs » de calculer les probabilités respectives d'individus types différant par une de leurs caractéristiques (âge, sexe, diplôme, situation familiale…) d'être dans telle ou telle situation (chômage, activité…). Si ces bases et outils constituent indéniablement un plus dans l'analyse fine des variables influant sur les situations ou les trajectoires individuelles, ils peuvent contribuer à construire des catégories d'individus caractérisés par des comportements différenciés — vite qualifiés de « choix » — référés à des variables qui, si on n'y prend garde, tendent à apparaître comme des caractéristiques intrinsèques à l'individu, alors qu'il s'agit de variables de contexte ou sur lesquelles l'individu n'a aucune prise. Et en même temps, les interactions entre l'individu et son environnement, et les contraintes sociales auxquelles il est soumis peuvent être complètement évacuées, comme si la société était constituée d'atomes isolés, chacun marqué par son libre arbitre et ses « préférences ».

L'État-providence et ses effets pervers

Si les entreprises n'ont guère de responsabilité dans les phénomènes de chômage, l'État et ses politiques sociales ou de salaire minimum sont fortement impliqués. Ainsi Laroque et Salanié (2000) simulent-ils l'effet d'une augmentation de 10 pour cent du SMIC, qui, selon eux, détruirait 290 000 emplois. Curieusement, comme le note Sterdyniak (2001), les auteurs n'ont pas testé l'impact de la suppression du RMI, alors qu'il apparaît clairement dans leurs travaux que les phénomènes de désincitation sont liés au faible écart entre RMI et SMIC.

Cela conduit à un petit retour en arrière : en s'appuyant sur les travaux économiques des années 1970 et 1980 aux États-Unis, A. O. Hirschman montre à quel point les critiques de l'État providence qui ont émergé dans cette période se sont appuyées sur deux thèses récurrentes depuis le XVIIIe siècle, caractéristiques de la rhétorique réactionnaire, au sens étymologique de ce terme : celle de l'inanité (futility), pour laquelle « toute tentative de transformation de l'ordre social est vaine, […] quoi qu'on entreprenne, ça ne changera rien », et celle de l'effet pervers (perversity), qui « pose que toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l'ordre politique, social ou économique ne sert qu'à aggraver la situation que l'on cherche à corriger » (Hirschman, 1991). Ainsi l'assurance-chômage et les prestations d'assistance aux mères isolées sans emploi ont-elles été vivement critiquées à l'époque, soit pour leurs effets présumés de désincitation au travail, soit — version plus soft — pour leur inefficacité dans la lutte contre la pauvreté. Depuis les premières Poor Laws, ajoute Hirschman, ces rhétoriques sont régulièrement actualisées pour critiquer des dispositifs jugés trop prodigues à l'égard des pauvres ou susceptibles d'encourager la paresse. Il semble bien que le succès récent des approches en termes de « désincitation » s'inscrivent dans un contexte politique et idéologique favorable à cette rhétorique : en témoigne la citation de Darwin qui ouvre le deuxième article de Laroque et Salanié : « Grande est notre faute si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions » (Le Voyage du Beagle) [2].

Des parcours complexes d'accès à l'emploi et aux prestations

Il y a un écart considérable entre la modélisation par Laroque et Salanié des phénomènes de désincitation au travail et le rapport complexe à l'emploi d'un côté, aux prestations sociales de l'autre, qu'entretiennent les bénéficiaires de ces prestations  [3].

Lorsqu'on s'intéresse aux avantages financiers de l'accès à l'emploi de bénéficiaires de minima sociaux, on est souvent obligé, pour la simplicité de l'analyse, de comparer deux situations contrastées : celle d'un ménage n'ayant d'autres ressources que celles provenant des prestations sociales (RMI ou allocation de parent isolé, allocation de logement et le cas échéant allocations familiales) et celle d'un ménage de même composition disposant d'un revenu salarial, généralement le SMIC ou un demi-SMIC. Or la réalité est souvent moins contrastée et plus compliquée. Chômage indemnisé, RMI, activité salariée sont souvent enchaînés dans des séquences courtes et parfois imbriquées. Plus fondamentalement, il apparaît qu'une proportion conséquente des bénéficiaires du RMI ont des revenus d'activité. Enfin, même si certains bénéficiaires n'ont en apparence qu'un faible gain monétaire à attendre d'un retour à l'emploi, d'autres avantages, sociaux et symboliques, liés à l'insertion professionnelle comptent tout autant, de même que la reconstitution progressive des droits sociaux liés à l'emploi. Comme le notent Gurgand et Margolis (2001) dans une estimation des gains financiers de reprise d'activité de bénéficiaires du RMI, « les gains ou pertes financières [estimés] ne préjugent pas des décisions d'activité des personnes ou de leur comportement de recherche d'emploi […] Les déterminants de l'activité ne se résument pas à des motifs financiers ». La question n'est donc pas tant de savoir dans quelle mesure le dispositif socio-fiscal incite ou désincite à l'activité, mais dans quelle mesure les revenus sociaux et les conditions d'emploi et de rémunération des plus précaires leur permettent aujourd'hui de sortir de la pauvreté.

Enfin, la complexité des dispositifs, la fragilité des situations des bénéficiaires, les difficultés qu'ils éprouvent parfois à accéder à leurs droits et l'imprévisibilité de leurs ressources font qu'il leur est difficile de se projeter dans l'avenir, a fortiori dans un arbitrage entre activité et inactivité, et encore moins dans la construction sur le moyen terme d'un parcours de maximisation des avantages sociaux. Malgré tous les amortisseurs mis en place (comme la trimestrialisation du calcul des droits, l'intéressement, les divers abattements sur les revenus pris en compte pour le calcul des droits) [4], le dispositif RMI reste peu prévisible pour les intéressés et ne contribue guère à réduire leur incertitude. Paradoxalement, pour ceux qui sont les plus éloignés du marché du travail, l'accès à la prestation — loin du calcul rationnel — est un premier signe d'insertion sociale : tous n'y accèdent pas.

Des bénéficiaires actifs

Il n'est pas inutile de rappeler quelques éléments simples, mais souvent ignorés, qui témoignent de l'activité d'une partie des bénéficiaires du RMI.

Les données disponibles sur le montant de l'allocation versée (tableau 1) montrent bien que le RMI vient souvent compléter d'autres ressources, qui ne se limitent pas aux seules allocations familiales.

De fait, une proportion non négligeable de bénéficiaires du RMI (environ 20 pour cent) sont actifs occupés ou en formation rémunérée (tableau 2).

Les enquêtes menées sur les personnes entrant dans le dispositif RMI ou en sortant permettent de préciser quelles sont les trajectoires d'activité des bénéficiaires du RMI. Ainsi, l'enquête menée par le CREDOC sur les personnes entrées au RMI durant le premier semestre 1995 montre qu'un an après, 17 pour cent d'entre elles sont sorties du RMI et travaillent, tandis que 12 pour cent travaillent également, tout en continuant de bénéficier du RMI (Aldeghi, 1996). Des résultats plus récents sur la situation, un an après, des bénéficiaires du RMI en décembre 1996 vont dans le même sens : 15 pour cent d'entre eux sont, en janvier 1998, sortis du RMI et travaillent, mais 11 pour cent sont toujours au RMI tout en travaillant (Afsa, 1999a). Et ce sont plus de la moitié de ces mêmes allocataires au 31 décembre 1996 qui, entre janvier 1997 et septembre 1998, ont eu un emploi ou un stage rémunéré en entreprise, parfois de très courte durée (Lhommeau et Rioux, 2000). Un dernier indice de l'activité des bénéficiaires peut être trouvé dans le pourcentage de ceux qui, en décembre 2000, sont concernés par une mesure d'intéressement : 13,5 pour cent en métropole (source : CNAF).

Tableau 1

Montant moyen de l'allocation versée (juin 1998) *

Montant moyen de l'allocation versée (juin 1998) *
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Entre parenthèses:pourcentage du montant garanti.

Source : CNAF, Statistiques RMI au 30 juin 1998 (métropole).

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Tableau 2

Bénéficiaires déclarant, en décembre, des revenus d'activité ou issus de stages de formation, et montants mensuels déclarés

Bénéficiaires déclarant, en décembre, des revenus d'activité ou issus de stages de formation, et montants mensuels déclarés
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CES : contrats emploi-solidarité. Programme gouvernemental d'emploi aidé, rémunéré au salaire minimum à mi-temps.

Source : Afsa, 1997b.

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Mais ceci n'est pas l'apanage des allocataires les plus « employables », ceux qui ne font que passer au RMI. On peut en effet être durablement au RMI et durablement actif. Une enquête qualitative approfondie (Offredi, 1998) menée dans le Puy-de-Dôme auprès d'un échantillon de bénéficiaires entrés au RMI avant le 1er janvier 1992 et qui n'en sont jamais sortis depuis montre que :

  • sur la période étudiée, les quatre cinquièmes de ces RMIstes « de longue durée » ont exercé au moins une activité et perçu des revenus d'activité, majoritairement en provenance d'emplois aidés.

  • Pratiquement la moitié a bénéficié de CES; ces bénéficiaires de CES ont eu 3 contrats en moyenne, pour une durée moyenne de 2 ans et demi.

  • On trouve plusieurs cas de CES cumulés sur une durée supérieure à 4 ans, et même 2 cas où la durée totale passée en CES dépasse 6 ans…

  • Mais on identifie aussi des personnes ayant ou ayant eu, sur une période assez longue, un emploi non aidé (à durée déterminée ou indéterminée) à temps partiel : vendeuse, ménages, garde de personnes âgées.

Ainsi, même chez les bénéficiaires de longue durée, on voit apparaître des situations assez durables où le RMI vient compléter des revenus d'activité tirés d'un emploi aidé (majoritairement) ou non aidé.

Recherche active ou inappétence d'emploi ?

Sur 100 bénéficiaires du RMI en décembre 1996, 71 sont toujours au RMI en janvier 1998, 48 d'entre eux cherchant un emploi (Afsa, 1999a). Neuf autres sont, à la même date, sortis du RMI et à la recherche d'un emploi.

Ce sont donc au total 57 pour cent des bénéficiaires du RMI en décembre 1996 qui, sans emploi début 1998, en recherchent un. Parmi eux, plus des trois quarts ont fait récemment des démarches actives, en consultant les offres d'emploi publiées dans la presse, en s'adressant à l'ANPE, en démarchant directement auprès des employeurs, en mobilisant des relations personnelles, en répondant à des offres d'emploi (80 pour cent cumulant au moins trois types de démarches). La quasi-totalité des autres, sans avoir fait de démarches, se déclarent disponibles pour travailler, sous quinzaine, si on leur propose un travail.

Ainsi, les bénéficiaires du RMI en décembre 1996 qui sont sans emploi début 1998 sont, en très grande majorité, en démarche active d'emploi, à l'image de l'ensemble des chômeurs. Cependant, le coût des démarches (correspondance) et l'absence ou le coût des moyens de transport sont perçus comme autant de facteurs limitant la recherche d'un emploi (Afsa, 1999a).

Pourtant, certains bénéficiaires refusent l'emploi qui leur est offert : c'est le cas de 10 pour cent des bénéficiaires du RMI en décembre 1996 et à qui a été proposé un emploi en 1997. Et d'autres personnes, toujours bénéficiaires du RMI en janvier 1998, sont inactives (12 pour cent des bénéficiaires en décembre 1996). Faut-il en conclure à une « inappétence d'emploi », selon la formule du CREDOC (Croutte et Legros, 1992) ?

Que dire d'abord de ceux qui sont toujours au RMI début 1998, sans avoir, ni rechercher, un emploi ? L'analyse statistique effectuée par C. Afsa (1999a, annexe 5) indique que l'âge (le fait d'avoir 40 ans ou plus), le faible niveau de diplôme (absence de diplôme ou CEP) et une mauvaise santé accroissent la probabilité de faire partie de ce groupe plutôt que de la catégorie des bénéficiaires qui, eux, sont à la recherche d'un emploi. Et l'on a en particulier confirmation de ce lien — dans quel sens ? — entre état de santé et (re)prise d'un emploi lorsqu'on compare, parmi les bénéficiaires du RMI en décembre 1996, ceux qui sont sortis du RMI et ont un emploi début 1998 à ceux qui, toujours bénéficiaires début 1998, ne recherchent pas d'emploi : les premiers sont moins du quart à déclarer des problèmes de santé permanents ou occasionnels ou quelques gênes, tandis que cette proportion monte aux trois quarts pour les seconds.

Selon une étude plus ancienne, ces problèmes de santé semblent également assez présents chez les bénéficiaires qui ont refusé un emploi. Parmi les allocataires du panel de bénéficiaires du RMI interrogés par le CREDOC entre mi-1990 et janvier 1992 et qui déclarent avoir refusé un emploi, on peut distinguer deux groupes contrastés. Le premier groupe est constitué de ceux (plus de 40 pour cent de l'ensemble) qui déclarent avoir un problème de santé important. Proches d'eux sont des allocataires qui ont à faire face à des problèmes de garde d'enfant. Le second groupe semble constitué de personnes qui ne semblent pas particulièrement éloignées de l'emploi. Mais ce sont bien la consistance de l'emploi et les conditions de travail ainsi que — plus rarement — les rémunérations proposées qui amènent aux refus. Sont ainsi rejetés des stages occupationnels ou des formations jugées inutiles par les intéressés, ainsi que des emplois non seulement très peu qualifiés mais précaires, à temps partiel, fragmentés dans le temps et l'espace; ou encore éloignés du domicile de l'intéressé et induisant des frais de transport élevés. Le refus est alors justifié par l'attente d'un « vrai » travail : « quelques heures de ménage, par ci ou par là, ne constituent pas pour les allocataires l'amorce d'un emploi » (Croutte et Legros, 1992).

Il y a bien un noyau d'allocataires du RMI qui restent au RMI, en position d'inactifs. Peu diplômés, plus âgés que la majorité des allocataires, ce sont en majorité des femmes qui ont une faible expérience professionnelle passée; quant à leur entrée au RMI, par rapport à la moyenne, elle découle moins souvent de la perte d'un travail ou de la fin d'un chômage indemnisé que de l'absence de ressources, ou d'une rupture conjugale : leur éloignement du marché du travail est ancien et c'est rarement par l'accès à l'emploi que ces personnes sortent du RMI, mais plutôt par des pensions (d'invalidité, de retraite) ou l'accès à l'allocation d'adulte handicapé. Pour elles, effectivement, le RMI représente une sorte de revenu d'inactivité (Lhommeau et Rioux, 2000).

Ainsi, la plupart des travaux montrent qu'à l'exception de ceux que l'âge, la santé, l'éloignement durable du marché du travail ou les charges de famille écartent de la perspective d'accès à une activité salariée, la référence centrale des bénéficiaires du RMI reste bien le travail, et un emploi dont on tire sa subsistance; d'où l'appréciation mitigée qu'ont les bénéficiaires des emplois aidés et, parfois, la distance séparant la représentation qu'ils ont de la centralité du travail dans la société — à laquelle ils adhèrent — et la place objective qu'ils y occupent (Offredi, 1998).

Les difficultés d'accès à la prestation

L'hypothèse de la responsabilité des chômeurs peut être enfin analysée d'un autre point de vue, celui des non-bénéficiaires d'allocations. En effet, si l'hypothèse du choix rationnel pour le chômage ou le RMI était avérée, alors le phénomène des non-bénéficiaires devrait être, par construction, négligeable. Or, il peut y avoir loin et long entre l'éligibilité d'une personne ou d'une famille à la prestation et le versement effectif de celle-ci. Le non-recours — le fait que des individus ne perçoivent pas (ou avec retard, ou partiellement) une prestation à laquelle ils ont droit — ne suscite guère l'attention en France, alors qu'en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Allemagne, il fait l'objet d'une attention soutenue de la part des pouvoirs publics. Toutes les études disponibles montrent cependant qu'il ne s'agit pas d'un phénomène marginal, particulièrement lorsque les prestations considérées sont sous condition de ressources. Ainsi, les nombreux travaux britanniques sur l'IncomeSupport évaluent un taux de non-recours autour de 25 pour cent.

Les travaux partiels disponibles pour la France montrent que, sans atteindre des proportions considérables, le phénomène de non-recours n'est pas marginal (Math, 1996; Van Oorschot et Math, 1996) [5].

Le non-accès au droit est rarement volontaire. Cependant, de multiples travaux montrent un noyau de personnes refusant ou en tout cas hésitant à faire valoir leurs droits, au motif qu'elles veulent se « débrouiller » seules et se passer de ce qu'elles considèrent être de l'assistance (Gilles-Simon et Legros, 1996). Ce sont ainsi 20 pour cent des entrants dans le dispositif du RMI au premier semestre 1995 qui font état d'une période — dans la moitié des cas supérieure à trois mois — pendant laquelle ils ont connu leur éligibilité mais n'ont pas demandé la prestation [6] (Aldeghi, 1996). Plus souvent qu'en moyenne, ceux qui volontairement n'ont pas demandé la prestation sont des hommes vivant seuls; ils disposent d'un peu plus d'atouts (permis, niveau scolaire…) que les autres sur le marché du travail. Plus du tiers de ceux qui dans ces conditions n'ont pas demandé le RMI pensaient qu'ils allaient trouver très vite un travail; mais le quart évoquent des motifs d'amour-propre ou de refus de la stigmatisation liée au bénéfice de la prestation [7]. D'ailleurs, on ne dit pas facilement à ses proches qu'on est au RMI : 18 pour cent de ceux qui ont des parents ne leur en ont pas parlé.

Mais les problèmes d'information, d'incompréhension des conditions d'accès à la prestation, demeurent très importants. La même enquête sur les personnes entrées dans le dispositif RMI au premier semestre 1995 montre que plus du tiers d'entre elles déclarent avoir antérieurement ignoré, pendant un certain temps, qu'elles pouvaient bénéficier de la prestation. Et ce temps de latence n'est pas négligeable, puisque la majorité des allocataires dans ce cas l'estiment à plus de six mois. Ce non-recours par méconnaissance ne distingue pas une sous-population spécifique de bénéficiaires du RMI; tout au plus voit-on apparaître une fréquence un peu plus importante chez d'anciens cadres, professions intermédiaires ou indépendants (Aldeghi, 1996), qui semblent particulièrement mal informés de leurs droits : « Les artisans, comme on n'a pas droit au chômage, on ne sait pas qu'on a droit au RMI… Si un collègue ne m'en avait pas parlé, je n'aurais jamais demandé le RMI » (Caizzi, Quiroga et Riondel, 1997). Mais les personnes isolées et désocialisées en situation de grande pauvreté, surtout lorsqu'elles ne sont pas en contact avec les travailleurs sociaux ou les associations, sont les premières victimes du non-recours, malgré les efforts des administrations sociales, à commencer par les CAF, pour rechercher les bénéficiaires potentiels. L'enquête menée par le CREDOC auprès de 750 personnes rencontrées dans des lieux dans lesquels se regroupent des « personnes en situation de présomption de grande pauvreté » identifie 173 personnes (23 pour cent) qui ne perçoivent pas la prestation alors qu'elles paraissent éligibles (Gilles-Simon et Legros, 1995).

L'ignorance de sa propre éligibilité n'est qu'une manifestation extrême de la méconnaissance assez générale des règles fort complexes de prise en compte des ressources du demandeur (et de son ménage) et de calcul de la prestation. Cette complexité est sans doute un des facteurs du non-recours partiel résultant et des déclarations inexactes des bénéficiaires et des erreurs éventuelles des services chargés de liquider les prestations. D'où la masse considérable d'indus et de rappels pour une prestation aussi contrôlée que le RMI (un bénéficiaire sur 6 a été contrôlé en 1995, un sur quatre à Paris).

On mettra l'accent en particulier sur un phénomène structurel, facteur de non-recours temporaire, qui fragilise les bénéficiaires. C'est celui du retard dans l'envoi des déclarations trimestrielles de ressources (DTR) à la CAF. Quelles qu'en soient les raisons (illettrisme, difficultés à s'y retrouver avec les papiers permettant de remplir la déclaration, coût réel et surtout psychique des démarches [8], négligence…) et malgré l'insistance des CAF auprès des bénéficiaires, nombre d'entre eux ne renvoient pas leur déclaration à temps : dans le cas qui suit, qui n'a rien d'exceptionnel, on constate sur longue période que plus de 20 pour cent des allocataires n'ont pas renvoyé leur déclaration trimestrielle de ressources un mois après la date d'appel, plus de 10 pour cent deux mois après (tableau 3).

Une partie de ces non-renvois de déclarations trimestrielles correspond à des cas de sortie provisoire ou plus durable du RMI : l'allocataire, estimant qu'il ne remplit plus les conditions pour percevoir la prestation, ne renvoie pas le formulaire, d'autant plus qu'il ignore bien souvent les mécanismes d'intéressement. Mais il n'en reste pas moins que ces retards, attestés dans toutes les CAF, sont un facteur supplémentaire de fragilisation des allocataires, puisqu'ils entraînent la suspension des paiements. Certes, une procédure (le « maintien Oheix ») permet dans ce cas à la CAF de continuer à verser pendant un mois une avance correspondant à la moitié du droit, dans l'attente de la régularisation du dossier. Mais le problème qui demeure est bien celui de l'incapacité — quelles qu'en soient les raisons — d'une partie des allocataires à effectuer les démarches, à gérer les papiers leur permettant d'accéder à leurs droits. La fiction — profondément ancrée dans l'administration — d'un usager qui n'ignore pas la loi et qui maîtrise la totalité des démarches lui permettant d'accéder à ses droits n'est pas tenable; pas plus que ne l'est celle d'un chômeur faisant rationnellement le choix de l'inactivité.

Anticipation rationnelle et responsabilité

On n'a fait ici qu'aborder une critique de l'approche des questions sociales par une économétrie fondée sur la théorie des choix rationnels. On s'est surtout livré à une critique externe de cette approche, visant à montrer, a minima, qu'une telle approche réduisait dramatiquement le nombre de paramètre pris en considération, pour aboutir à un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs ». L'analyse des différentes catégories de bénéficiaires du RMI montre que la question est loin d'être aussi simple que le laisse croire la théorie des choix rationnels, dès lors qu'elle pose comme situation type le choix entre deux niveaux de rémunération voisins.

Tableau 3

Retards dans le retour des DTR RMI (CAF 22)

Retards dans le retour des DTR RMI (CAF 22)

M = date d'appel (les dates d'appel prises en compte couvrent la période 1er mars 1997 - 1er septembre 1998; les pourcentages calculés sont une moyenne des taux mensuels observés sur la période, très stables d'un mois sur l'autre).

Source : CAF de Saint-Brieuc, suivi du retour des DTR RMI,18.12.1998.

-> Voir la liste des tableaux

L'intervention des économistes dans le champ des questions sociales ne constitue pas un problème en soi, au contraire, leur apport se révèle toujours stimulant. Ce qui paraît plus inquiétant est le silence des sciences sociales, en France du moins, dans ce débat. Ce silence est problématique pour deux raisons au moins.

La première est qu'en l'absence de critique, l'approche économiste tend à occuper le terrain politique et médiatique. Notamment, les pouvoirs publics semblent de plus en plus attentifs aux discours économistes sur le social. Il ne s'agit pas, loin de là, d'interdire l'accès du social aux économistes; il s'agit de construire les termes d'un débat qui permette de situer véritablement leur apport, faute de quoi leur occupation progressive du champ risque d'aboutir à un appauvrissement durable de celui-ci.

La deuxième raison est que l'on opère, ici comme ailleurs, trop facilement le glissement de la catégorie analytique à la catégorie morale. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'il y a anticipation rationnelle (pour autant qu'on puisse le démontrer) qu'il faut immédiatement parler de « responsabilité » des chômeurs. Il nous faut encore construire les étapes qui permettent de passer de l'économétrie à la morale sociale. Et même en brûlant les étapes : anticiper rationnellement une situation à laquelle on ne peut pas échapper, en quoi cela peut-il être qualifié de « responsabilité », au sens utilisé par certains ?