Corps de l’article

En se fondant sur des expériences et des recherches récentes, plus spécifiquement dans le domaine de l'insertion socioprofessionnelle des jeunes (au Québec d'abord, mais aussi en Europe et aux États-Unis), cet article s'intéresse aux logiques de répartition entre responsabilité individuelle et responsabilité collective dans la lutte contre l'exclusion sociale au cours des trente dernières années. À cette fin, nous rendrons d'abord compte des liens théoriques et pratiques entre vulnérabilité, exclusion et responsabilité. Utilisant des repères québécois sur la problématique de l'insertion socioprofessionnelle des jeunes, nous montrerons ensuite comment, dans les années 1980, les politiques et les programmes d'insertion ont mis l'accent sur la responsabilité individuelle et quelles en étaient les limites.

Puis nous nous intéresserons aux années 1990, qui marquent un retour à une conception plus collective de la responsabilité des vulnérabilités sociales. Les communautés locales sont alors mobilisées afin de chercher des solutions à l'exclusion des individus, voire d'une partie de leur propre collectivité. Cette manière de faire où chacun, individu, communauté, État, doit jouer un rôle dans la lutte contre l'exclusion ouvre la porte à un élargissement de la responsabilité à l'ensemble des acteurs concernés. Organisée autour de partenariats, le maître mot des politiques et des programmes actuels, nous nous attarderons sur les dérives possibles qui se dégagent de cette nouvelle répartition des responsabilités.

Vulnérabilité, exclusion et responsabilité aujourd'hui

Un repérage théorique

Dans son sens moral, le concept de responsabilité est généralement associé à la notion de « sollicitude », qui renvoie à l'idée d'un appel à l'aide ou à la bienveillance à l'égard de la vulnérabilité et de la fragilité des êtres, appel auquel celui qui est interpellé se doit de répondre.

Dans le cas d'un enfant, par exemple, la vulnérabilité est extrême et elle touche à la satisfaction de l'ensemble des besoins de base : physiques, affectifs, relationnels, intellectuels. Cette vulnérabilité de l'enfant s'associe bien entendu à l'incontournable responsabilité des parents vis-à-vis de la survie et du développement de celui-ci. Hans Jonas établit un lien étroit entre ces deux notions, car « être responsable signifie accepter d'être pris en otage par ce qu'il y a de plus fragile et menacé » (Greich, 1992 : 12). Nous serions donc responsables de protéger ceux et celles qui sont vulnérables face à nos actions et à nos choix.

Développant une éthique inspirée du féminisme, Margaret Walker (1998 : 107) complète cette idée en définissant la responsabilité en ces termes : « We are obligated to respond to particular others when circumstance or ongoing relationship render then especially, conspicuously, or peculiarly dependent on us ». Ancrée dans une perspective constructiviste et interactionniste, la notion de responsabilité se fonde ici sur l'expérimentation de pratiques concrètes d'interaction entre l'être vulnérable et celui qui est interpellé pour répondre au besoin issu de cette vulnérabilité. Walker insiste surtout sur l'idée que la réponse au besoin ne se définit qu'en cours de pratique même, et non a priori en fonction de rôles immuables, et qu'elle doit tenir compte d'un ensemble d'éléments de contexte, susceptibles d'ailleurs de changer au cours du temps, tels que les ressources disponibles, le partage de la réponse avec d'autres « répondeurs » éventuels ou, plus généralement, le contexte social dans lequel s'inscrit cette pratique, qui définit entre autres choses le partage des responsabilités privées et publiques et même ce qui constitue, à une époque précise, un « besoin », une vulnérabilité sociale.

Dans ces circonstances, la responsabilité peut être comprise comme un cadre d'action pour soutenir, protéger, supporter les personnes, les groupes et les communautés les plus faibles.

Il nous faut cependant appréhender la notion de vulnérabilité dans une perspective plus large que celle qui fait strictement état de l'interaction entre un acteur responsable et un acteur vulnérable et prendre en compte tant les facteurs macroscopiques (économiques, sociaux, culturels) qui facilitent ou non l'expression de la responsabilité, que les facteurs plus personnels qui rendent des individus plus ou moins vulnérables, en fonction de leur histoire et de leur trajectoire (Delor et al., 2000).

Une telle lecture nous oblige à considérer à la fois les dimensions personnelles et les dimensions sociales de la notion de responsabilité. En effet, puisque « l'action du sujet, produit d'une histoire et initiateur de l'action, s'inscrit toujours dans un contexte social et culturel donné, voire dans une pluralité de contextes dont il ne peut faire totalement abstraction dans l'examen de ses actes », la responsabilité et la vulnérabilité structurent et sont structurées à la fois dans un cadre individuel et dans un cadre social (Châtel, 1998 : 301). Par conséquent, la manière dont se lient responsabilité et vulnérabilité au plan éthique comme au plan de l'expérience sociale en appelle explicitement à des conceptions particulières du rôle de l'État, de la communauté et de l'individu, et doit être historiquement située.

Les notions de vulnérabilité et d'exclusion renvoient à des situations, des dynamiques, des processus qui témoignent toujours de l'importance du lien social comme catalyseur de l'ordre social. À ce titre, il paraît évident que derrière le constat d'une situation de vulnérabilité ou d'exclusion, la question du qui en est responsable — et qui doit agir pour la faire cesser ou à tout le moins la modifier, la transformer et parfois même la prévenir — constitue le passage obligé des politiques et des pratiques d'intervention. Dans cette perspective, la compréhension des logiques de responsabilité dans le domaine de l'insertion socioprofessionnelle des jeunes renvoie aux marqueurs de responsabilités que déploient les politiques et les programmes étatiques. Mais ceux-ci ne définissent pas toujours la responsabilité en termes de réponse à la vulnérabilité. Ils évoquent plus souvent le sens juridique de cette notion, qui pose plutôt la question de la responsabilité des actes commis et qui se traduit alors par un exercice autoritaire d'attribution-imputabilité de responsabilités auquel s'associe une distribution de blâmes et de sanctions. Dans cette perspective, l'individu lui-même est considéré comme responsable de sa propre exclusion sociale, mais surtout de sa réinsertion dans la société.

La vulnérabilité : au coeur des situations sociales actuelles

Depuis deux décennies, les mutations profondes des sociétés occidentales ont contribué à « la relance de la vulnérabilité », que Castel (1994) considère comme une zone sociale entre l'intégration et la désaffiliation. Plus précisément, la zone de vulnérabilité serait « un espace social d'instabilité, de turbulences, peuplée d'individus précaires dans leur rapport au travail et fragiles dans leur insertion relationnelle » (Castel, 1994 : 16). Cette situation s'expliquerait en partie par les profondes mutations que connaît la société salariale en raison de la mondialisation, de la globalisation mais aussi de l'effritement du développement local dans certaines régions.

En effet, les changements structuraux associés aux différentes crises économiques, à l'avènement de nouvelles technologies, à la mondialisation et à la globalisation des marchés sont venus largement modifier depuis vingt-cinq ans les conditions et la nature de l'offre d'emploi dans les pays industrialisés (Gauthier, 2000). Ces mutations impliquent davantage de flexibilité et de précarité de la main-d'oeuvre (Blondin et al., 2001; Fournier et al., 2001). Qui plus est, ce contexte économique mondial interfère souvent sur les dynamiques régionales. Pensons notamment à l'économie de certaines régions qui serait davantage affectée par les marchés mondiaux et par des déterminants externes sur lesquels elles ont peu de prise, et qui ont des conséquences importantes pour l'emploi (Théveniault-Muller, 1999). Au Québec, le sous-développement régional se traduit parfois par la présence de « zones en désintégration » à la fois économique, démographique et sociale (Proulx, 1998; Côté, 1991). Il n'est guère surprenant de constater alors qu'une portion non négligeable de jeunes de ces régions migrent vers les plus grands centres urbains (Assogba et al., 2000; Molgat, 2000).

Dans ce contexte, les situations de vulnérabilité paraissent de plus en plus nombreuses et semblent toucher les personnes qui étaient déjà les plus vulnérables à l'égard des critères de performance qu'exige le marché de l'emploi : les plus âgés et les plus jeunes. En ce qui a trait aux jeunes, les aléas du marché de l'emploi engendrent des filières d'insertion professionnelle peu efficaces, générant des conditions de vie souvent mauvaises pour une portion non négligeable des jeunes adultes québécois. Mais le difficile contexte économique interfère aussi sur les repères liés au sexe, à l'âge, à la culture d'origine et au statut social. Pour Coles (1995), il y a trois transitions qui marquent le passage de la vie d'adolescent à celle d'adulte autonome, et elles sont interdépendantes : la transition de l'école vers le travail, celle de la famille d'origine vers une nouvelle famille et la transition du logement des parents vers un logement indépendant. Dans ses analyses, il montre comment dans les années 1990 les rapports entre ces transitions (career lines) sont en mutation, ce qui explique le difficile passage à la vie adulte. Sans travail, bien des jeunes ne peuvent plus compter sur des modèles sociaux prédominants pour se définir. Conséquemment, ils n'accèdent pas aux rôles sociaux valorisés (Boulte, 1995).

Pour bien appréhender l'ensemble de la problématique de l'insertion socioprofessionnelle, il faut également examiner le rôle de la famille, ou plus exactement l'évolution des modèles familiaux. Ainsi, les jeunes issus de familles monoparentales ou divorcées ont davantage de difficultés à obtenir du support de leurs parents pour une longue période (Coles, 1995). Or, ce support paraît crucial dans un contexte où il est difficile de se trouver un emploi. Jones (1997), qui a réalisé une étude sur les jeunes sans-abri en Angleterre, montre qu'il existe un lien entre l'expérience de la rue et la structure familiale inadéquate des jeunes concernés. Divers travaux québécois reprennent cette question (Poirier et al., 1999; Gauthier et al., 1999). Ils mettent notamment en évidence que lorsque le soutien de la famille fait défaut et qu'aucune autre mesure ne prend le relais, « les trajectoires résidentielles peuvent être soumises à des contraintes si fortes qu'elles mènent à l'itinérance » (Gauthier et al., 1999).

Ces mutations structurelles engendrent insécurité et souffrance identitaire chez de nombreux jeunes adultes québécois, ébranlant dès lors leur santé mentale. Selon l'enquête Santé Québec de 1998, 28,2 pour cent des jeunes adultes (15 à 24 ans) présentent un niveau important de détresse psychologique. Comparativement aux autres groupes d'âge, ce pourcentage est plus élevé que la moyenne québécoise. Ces chiffres alarmants, associés au taux de suicide, conduisent à s'interroger sur les liens entre la santé mentale et les conditions d'insertion des jeunes adultes dans la société québécoise. Pour certains jeunes, la dépression pourrait être perçue comme une « réaction aux demandes excessives de l'environnement, à l'impossibilité de s'insérer socialement et professionnellement et à l'impossibilité d'actualiser les rêves et les projets jugés les plus significatifs » (Desmarais et al., 2000 : 29).

Les difficultés personnelles vécues par certains jeunes adultes québécois témoignent donc d'une construction de la vulnérabilité inscrite dans les nouvelles dynamiques d'exclusion dont il est largement question depuis deux décennies (Schnapper, 2001; Thomas, 1997; Paugam, 1996), et qui créent toujours plus d'« inutiles au monde » (Castel, 1995). En outre, ces nouvelles formes de vulnérabilité se déploient parallèlement à la mise en place de politiques et de programmes qui tendent à transformer radicalement les prémisses qui ont fondé durant les Trente Glorieuses la conception dominante de la responsabilité face à la vulnérabilité d'autrui. C'est ce glissement d'une responsabilité collective à une responsabilité individuelle et d'un partage de la sollicitude à une attribution autoritaire de responsabilités que nous abordons dans la seconde partie de cet article.

Toutefois, quelles que soient les exigences des programmes et des politiques, il importe de retenir que les jeunes demeurent des acteurs centraux dans leur démarche d'insertion. Au-delà de leurs difficultés, certains d'entre eux arriveront à se bricoler une insertion, même si elle peut être qualifiée de marginale, en mobilisant de nouveaux acteurs, en inventant de nouveaux rôles qui seront peut-être les repères sociaux de demain (Roulleau-Berger et Gauthier, 2001; Vulbeau, 2001; Schnapper, 2001). À cet égard, sans oublier la force des contraintes sociales qui pèsent sur les jeunes, il ne faut jamais négliger la marge de manoeuvre qu'ils conservent et qui leur permet de s'approprier leur propre espace autonome de responsabilités.

L'insertion socio-professionnelle : d'une responsabilité collective à l'imputabilité individuelle

Au cours des décennies de croissance qui font suite à la Deuxième Guerre mondiale, la vulnérabilité semblait d'autant plus limitée que la marginalité pouvait être considérée comme résiduelle, et la pauvreté dans les pays occidentaux relativement intégrée dans le cadre de la croissance économique (Castel, 1994). L'État-providence permettait alors de restreindre la vulnérabilité, en faisant office de filet protecteur face aux aléas de la vie, dans un contexte de libéralisme modéré. L'État est alors pensé comme « le lieu d'une justice intégrant, comme l'un de ses moments essentiels, l'idée de justice distributive » (Mellos, 1999 : 297).

En fait, l'État-providence réhabilite « le caractère central de la décision individuelle, mais en l'insérant dans un ensemble de règles qui constitueront désormais ses conditions de possibilité » (Fecteau, 1999 : 68). Ce devoir d'intervention semble découler d'une conception de la responsabilité qui passe par une prise en charge collective des aléas inhérents à la vie en société. Il semble qu'il y ait « reconnaissance du principe que l'État est ultimement responsable, au nom de la société, de la survie de chacun » (Fecteau, 1999 : 68). L'action sur la vulnérabilité des personnes relève alors d'une responsabilité étatique qui se structure avec la mise en place de programmes d'assistance de type universel. Dans l'histoire récente de nos sociétés, une telle prise en charge collective apparaît comme un facteur de cohésion sociale. Car « il n'y a pas de cohésion sociale sans protection sociale » (Castel, 1995 : 474).

Comme le rappelle Dominique Schnapper, en se référant aux travaux de Thomas Marshall, c'est l'assurance de la citoyenneté sociale, la troisième dimension de la citoyenneté après la citoyenneté civile (liberté de la personne, d'expression, de propriété) et la citoyenneté politique (droits de voter et de participer à la vie politique) qui se trouve ici confirmée (2000 : 108). Cette citoyenneté « est définie par la prépondérance des droits-créances (droit à la protection sociale, à la santé, à l'éducation, au travail), garantis par les institutions de l'État-providence ». En quelque sorte, « l'État doit intervenir parce qu'il est de son devoir d'assurer à chaque citoyen les conditions d'existence qui sont collectivement jugées normales à un moment donné » (Schnapper, 2000 : 106).

Or, depuis les années 1980, les transformations de ces devoirs sont nombreuses puisque les politiques et les programmes sociaux tendent à cibler la personne comme responsable de son bien-être, affirmant en cela un désengagement de l'État et un effritement de l'État-providence. Dans une conjoncture économique pourtant difficile, marquée par d'importantes mutations structurelles, l'individu doit maintenant se responsabiliser face à l'ensemble des événements qui ont pu accroître sa vulnérabilité sociale et individuelle. Il devient le principal, voire le seul responsable de tous ses maux : pauvreté, endettement, travail précaire, mauvaises habitudes de vie, soutien social déficient, faible scolarité, mauvaise santé physique ou mentale, problèmes de toxicomanie. Cette lecture des problèmes s'inspire de la pensée propre à la Nouvelle Droite des années 1980. Par le biais des travaux de Milton Friedman et de Frédéric Hayek, c'est le principe absolu de la liberté face à l'interventionnisme de l'État qui se trouve sublimé, au nom d'ailleurs de l'idée d'égalité (Savidan, 1999 : 346). Ici, « l'individu peut et doit déterminer seul son projet de vie, sans assistance extérieure, ni entrave » (Mellos, 1999 : 293). Dans un tel contexte, les garanties propres à la citoyenneté sociale s'amenuisent. Comme le souligne Ulrich Beck (1999 : 22) :

dans le contexte de l'individualisation, ce qui auparavant était surmonté collectivement comme un destin de classe, doit être de plus en plus pris en charge individuellement comme une défaillance personnelle. Ce qui était un destin statistiquement commun à des millions de personnes s'est transformé en une faute, une responsabilité et une névrose individuelles. Tout cela signifie que les crises sociétales apparaissent comme des crises individuelles et sont de moins en moins considérées dans leur dimension sociale et prises en charge politiquement.

Cette nouvelle perspective a pour conséquence d'élargir le champ de l'intervention à des situations non plus strictement vécues mais aussi éventuelles. La société du risque exige que la gestion des risques s'amorce par l'autosurveillance de l'individu, donc qu'il se responsabilise à l'égard des risques de vulnérabilité qu'il encourt (Beck-Gernsheim, 2000; Perreti-Watel, 2000). Participant d'une dynamique du contrôle, la lecture en termes de risques ouvre la porte au blâme et à la punition de la personne avant même que celle-ci n'agisse de manière déviante voire délinquante, notamment en sanctionnant par exemple sa non-participation à des mesures d'insertion.

Parallèlement au déploiement de la pensée néolibérale, il faut probablement prendre en compte les effets pervers de l'avènement des chartes des droits de la personne, dans un contexte de crise du travail et de crise du sujet social collectif (ex. mouvement ouvrier). Par la judiciarisation des droits, c'est d'abord l'individu qui est protégé en ce qui a trait à ses besoins vitaux, et non sa communauté d'appartenance ou sa classe sociale. On assiste alors à une individualisation du support, conséquence de ce que Castel appelle « la dégradation de la propriété sociale qui avait élargi, bien au-delà de la propriété privée, le socle supportant l'individu » (Castel, 2001 : 142-143).

Dominée idéologiquement par une approche néolibérale, émerge alors au sein de nos sociétés une définition de la pauvreté et de l'exclusion tributaire de « l'incapacité individuelle à s'adapter à un marché qui défavorise certains individus […]. Lutter contre la pauvreté signifie dans ce cadre adapter les personnes à un marché qui représente le fondement de l'organisation sociale » (Tremblay et Klein, 1997 : 109). Dans la pratique, ce glissement d'une responsabilité collective à une responsabilité individuelle en ce qui a trait à la prise en charge de la vulnérabilité des personnes engendre donc le déploiement de programmes dont l'objectif est de renforcer la capacité de l'individu à s'insérer sur le marché du travail.

Ainsi, à partir des années 1980, la plupart des pays occidentaux misent sur des programmes d'employabilité dans lesquels il appartient à l'individu de se responsabiliser et de s'adapter au marché du travail et non l'inverse (Provost, 1989). Ils tendent à faire de l'individu le principal responsable à la fois de ses difficultés antérieures d'insertion et du travail à accomplir pour s'en sortir (learnfare, workfare). Ces programmes d'intervention visent, de manière correctrice, à accroître les compétences des jeunes définis comme non qualifiés ou mal qualifiés pour le marché de l'emploi, sans égard pour leurs compétences déjà acquises et leurs besoins réels d'insertion au-delà du strict enjeu professionnel (Roulleau-Berger, 1998).

S'inscrivant dans une perspective qui tend à la culpabilisation des pauvres, ces programmes deviennent des modes de gestion renouvelée des populations démunies et marginales, usant parfois de moyens coercitifs face aux populations visées (Beauchemin et al., 1998; Villeneuve, 1999; Wacquant, 1999). Il ne s'agit plus ici de sollicitude, mais bien d'une imputabilité autoritaire de la responsabilité de sa propre vulnérabilité et du devoir d'y mettre fin, sous peine de blâme et surtout de sanctions. Ainsi, durant les deux dernières décennies, certains États américains (Villeneuve, 1999; Hardina, 1997) et certaines provinces canadiennes (Shragge, 1997) ont introduit dans les programmes d'assistance des périodes limites d'éligibilité aux prestations et aux programmes d'employabilité (Gorelik et al., 1998). Notons que cette propension à établir l'obligation de participer se retrouve aussi en Europe, avec une acuité moindre cependant (Chopart et al., 1999; Paugam, 1999).

Au Québec, à la fin des années 1980, la politique sociale se définit ainsi strictement autour de l'enjeu de l'employabilité. Le ministère québécois de la Main-d'oeuvre et de la Sécurité du revenu (MMSR) identifie six indicateurs (qualifications professionnelles, isolement social, estime de soi, motivation à quitter la sécurité du revenu, recherche active d'emploi et perspectives d'avenir) qui permettent de mesurer le niveau d'employabilité des individus (Provost, 1989 : 77). En cela, le concept s'appuie sur la Politique de la sécurité du revenu publiée en 1987, qui considère que « l'État ne peut se substituer à l'initiative personnelle. Le bénéficiaire doit donc assumer la responsabilité de son intégration au marché du travail » (MMSR, 1987 : 24, dans Provost, 1989). Dans ce cadre, le rôle de l'État passe essentiellement par le soutien aux efforts individuels.

En 1996, le rapport Chacun sa part, issu d'une partie du Comité Bouchard-Fortin sur la réforme de la sécurité du revenu, fait état des limites inhérentes aux différentes mesures de formation et d'employabilité. Le rapport souligne que « les objectifs d'intégration au marché du travail et de sortie de la sécurité du revenu sont loin d'être toujours atteints, et les prestataires terminent souvent leur participation encore plus découragés qu'auparavant » (Bouchard et al., 1996 : 76). S'appuyant sur les données du ministère de la Sécurité du revenu, le rapport parle de mesures aux effets positifs modestes, dont l'impact varie beaucoup d'un programme à l'autre. Or, malgré ces critiques, la logique d'intervention centrée sur l'obligation de participer demeure présente dans bien des discours et pratiques plus récents. En témoigne le rapport Fortin, issu de la rupture du Comité Bouchard-Fortin. Les cosignataires, Fortin et Séguin, « misent sur une approche autoritaire et disciplinaire » (Beauchemin et al., 1998 : 143) qui rend l'octroi de la sécurité du revenu conditionnel à la participation. C'est tout particulièrement évident dans le cas des jeunes de moins de 25 ans. De plus, le critère de succès de ces interventions demeure « l'insertion en emploi des personnes vivant aux dépens de l'État » (René et al., 2000 : 37; Le Bossé, 2000), par l'accentuation des sanctions monétaires et le renforcement des contrôles.

Des travaux réalisés à la fin des années 1990 montrent pourtant que les programmes d'employabilité ne considèrent ni les enjeux extraprofessionnels de l'insertion (dimensions identitaire, sociale et relationnelle), ni les causes structurelles s'associant aux difficultés d'insertion des jeunes (René et al., 2000). Malgré le fait que les personnes interviewées bénéficient d'une importante expérience des programmes d'employabilité, la plupart des difficultés d'insertion perdurent pour les participants, leur expérience étant marquée par les caractéristiques suivantes : 1. La participation aux programmes d'employabilité n'est pas toujours très rentable sur le strict plan financier, compte tenu des frais inhérents à la participation (déplacements, etc.). 2. S'ils sont nombreux à souhaiter un emploi, en fin de compte la plupart d'entre eux y arrivent difficilement. 3. Si emploi il y a, il s'agit d'un emploi précaire (René et al., 2000 : 15-17).

Nonobstant de telles limites à l'insertion, nombreuses sont les personnes qui perçoivent comme central « le devoir de s'en sortir » (René et al., 2000 : 26). Symboliquement, si les personnes assistées sociales semblent assez conscientes des causes de leur situation, elles sont plusieurs à penser qu'il leur appartient de « bouger », de chercher à se sortir par elles-mêmes de la sécurité du revenu, pour éviter de « devenir jello en demeurant prestataire » (René et al., 2000 : 27). Ce constat témoigne d'un certain effet normatif des idéologies de responsabilité individuelle sur les personnes touchées par ces situations de vulnérabilité et d'exclusion. Ces gens en viennent à intégrer l'idée qu'ils sont les seuls responsables de leurs situations de vulnérabilité.

Il va de soi qu'une telle manière de concevoir la responsabilité nous éloigne d'une conception où la responsabilité, même individuelle, est mise en contexte et liée aux conditions extérieures qui en facilitent l'expression. Comme le rappelle Guy Bourgeault, la responsabilité « ne peut être que fière et libre et solidaire » (Bourgeault, 1999 : 130). Penser la responsabilité autrement, c'est nécessairement glisser vers l'attribution autoritaire des responsabilités.

Mais, parallèlement à la mise en place de mesures plus répressives et individualisantes auprès des bénéficiaires de la sécurité du revenu, et plus explicitement par rapport aux jeunes adultes, nous assistons dans la dernière décennie du XXe siècle au déploiement de politiques et programmes qui, petit à petit, valorisent la mise en place de concertation et de partenariat entre les différents acteurs concernés (Schnapper, 2001; Vulbeau, 2001; Goyette et al., 2000). Ainsi, la responsabilité des problèmes sociaux se déplace vers le local. Nous y porterons une attention particulière dans la troisième partie de cet article.

Le partenariat comme nouveau lieu de la responsabilité

Si la concertation et le partenariat apparaissent comme des nouveaux lieux d'exercice de la responsabilité, cette modalité s'enracine dans des contextes sociaux, organisationnels, politiques et culturels particuliers. Par exemple, la question du partenariat dans les dispositifs d'insertion des jeunes soulève des enjeux différents lorsqu'on compare la France et le Québec. Au Québec, les rapports entre les différents paliers politiques (fédéral, provincial, municipal) s'inscrivent dans une dynamique de négociation quant aux objectifs et aux finalités des politiques sociales. La France quant à elle connaît, depuis la « décentralisation », une multiplication des lectures et des acteurs politiques impliqués dans l'intervention locale en fonction de leur secteur réciproque de compétences, ce qui rend l'adoption d'une vision commune de la problématique jeunesse plus difficile (Schnapper, 2001; Vulbeau, 2001).

Au Québec, à partir du milieu des années 1980, les pratiques partenariales prennent leur envol (Mayer et al., 2000). Dans un contexte de crise des finances publiques, le secteur de la santé et des services sociaux est fortement traversé par ce type de pratiques (Québec, 1987). Sous l'égide du rapport Harnois (Pour un partenariat élargi), le partenariat dans le domaine de la santé mentale expérimente de nouvelles avenues afin de contrer l'exclusion (White, 1994). Par la suite, la Politique de la santé et du bien-être suivra cette tendance, en balisant toute l'intervention québécoise en cette matière (Québec, 1992). Subséquemment, les différentes politiques québécoises axent donc leurs efforts sur un partenariat vu comme une stratégie de prise en charge des problèmes sociaux (Québec, 1999; 1997). Sur le terrain, on confiera aux organismes communautaires des mandats jadis dévolus à l'institutionnel, tout en favorisant la concertation interorganisationnelle et multisectorielle (Québec, 1997).

L'insertion socioprofessionnelle des jeunes adultes comme enjeu social n'échappera pas à ce repositionnement qui adjoint à une logique de responsabilisation individuelle une responsabilité collective exercée sous la forme de partenariat entre les différents acteurs concernés par l'insertion. Mis sur pied dans ce cadre, les centres locaux d'emploi (CLE) regroupent différents acteurs socio-économiques sur le territoire d'une municipalité régionale de comté (MRC). Ces structures s'ajoutent aux corporations de développement communautaire (CDC) et aux corporations de développement économique communautaire (CDEC), qui sont issues des initiatives du milieu et vouées à la revitalisation économique et sociale des territoires tout en favorisant l'insertion par l'économique (Comeau et al., 2001). En ce qui a trait aux CDEC, elles sont d'ailleurs perçues par certains observateurs comme étant « des lieux de configuration partenariale entre milieu communautaire et État », représentant des espaces de « gouvernance territorialisée » (Malo et al., 1999 : 119-128).

Avec le soutien de l'État, la création des carrefours jeunesse-emploi (CJE) s'inscrit également dans ce mouvement (Comeau et al., 2001; Assogba, 2000; Beaudouin et al., 2000). Les CJE, en regroupant les différents acteurs ayant un intérêt pour l'insertion des jeunes, visent la construction d'un réseau d'intervention autour des jeunes en difficulté. Ces liens, fondés sur une vision commune des objectifs d'insertion et des modalités d'intervention, fournissent un encadrement susceptible d'intégrer les jeunes aux réseaux socio-professionnels de leur communauté. Dans cette perspective, la concertation et le partenariat contribuent à élargir la responsabilité de l'insertion à tous les acteurs susceptibles d'avoir un rôle dans ce processus. La responsabilité du bien-être des personnes ne relève ni strictement de l'État, comme au temps de l'État-providence, ni des individus pris isolément, comme au plus fort de la vague néolibérale. La responsabilité est maintenant partagée par tous ceux et celles qui sont concernés par cette situation, l'État figurant simplement à titre d'État partenaire (Lesemann, 2001) ou d'État accompagnateur.

Devant l'ampleur d'un tel phénomène, il nous faut probablement parler d'un nouveau paradigme qui s'installe suite à l'essoufflement des approches dominées par la logique « de l'imputabilité-blâme-sanction ». Émerge ici une nouvelle manière de penser, de structurer les rapports sociaux, au plan local et au plan national, fondée sur un « appel à la responsabilité morale » de tous face aux problèmes sociaux et à l'exclusion. Cette relance de la responsabilité collective « revisitée » semble participer d'une quête renouvelée de cohésion sociale. Comme le souligne Paul Bernard, « la cohésion sociale appelle une implication dans la gestion des affaires publiques, dans des partenariats et dans le tiers secteur, par opposition au désenchantement politique » (1999 : 55).

Sur le terrain s'impose petit à petit l'idée que les difficultés d'insertion socioprofessionnelle reflètent un déficit au niveau des liens sociaux et des conditions objectives nécessaires à l'insertion (Roulleau-Berger, 1998). Dans cette perspective, l'intervention doit viser le plus souvent à tisser des liens économiques et sociaux entre les différents acteurs susceptibles de jouer un rôle favorable dans le processus d'autonomisation du jeune, tout en lui redonnant la place qui lui revient. S'inspirent de cette approche un certain nombre de mesures, tels le soutien et l'incitation aux formations professionnelles de courte durée (revalorisation de certains emplois manuels ou techniques exigeant un DES); le compagnonnage; les partenariats et jumelages entre écoles, communautés et entreprises; les réseaux de foyers de jeunes travailleurs avec soutien social. Ces mesures ont été amorcées de façon plus ou moins étendue dans quelques pays européens et notamment l'Allemagne. L'intervention se réalise alors en « coproduction des compétences à partir de coopérations négociées entre les acteurs de l'insertion et les jeunes dans des espaces intermédiaires » (Roulleau-Berger, 1998 : 43).

Au Québec, de façon plus concrète, les mesures d'insertion socioprofessionnelle pour les jeunes se traduisent par la création d'entreprises d'insertion et de plateaux de travail, notamment dans le domaine agroalimentaire (jardins communautaires, travail de manutention et de gestion d'entrepôt, entreprises de traiteur, production de plats congelés, distribution de repas à domicile pour personnes à mobilité réduite, etc.) (Rouffignat et al., 2001). Dans bien des cas, ce sont des projets à objectifs multiples d'insertion, de création d'emplois à utilité sociale et de développement local. Ils constituent des éléments de l'économie sociale ou de l'économie de proximité (Laville, 1994). Certains de ces groupes ont aussi comme objectifs d'être des espaces de liberté, voire des espaces de citoyenneté politique, en favorisant la participation à la vie associative.

Dès lors, le jeune adulte n'est plus le seul responsable de son parcours d'insertion. Les acteurs sociaux organisés dans le milieu de vie de ce jeune adulte participent de son devenir, relançant la responsabilité collective de l'insertion, sous une forme disons plus partagée. Les programmes paraissent aujourd'hui conçus comme des alliances intersectorielles qui vont pouvoir traverser l'ensemble des difficultés rencontrées par les jeunes (emploi, scolarité, sécurité du revenu, famille, santé, etc.). De tels processus ont leurs vertus, dans la mesure où nous avons affaire à une prise en charge que nous pourrions dire de type « proximité » face aux problèmes présents dans un milieu donné (Morin et al., 2000 : 62). Ils permettent aux communautés locales d'avoir une certaine prise sur la manière d'intervenir en leur sein, et éventuellement de mieux profiter des retombées qui en découleront. Cela peut générer une énergie particulière, et faire émerger une nouvelle vitalité dans un milieu donné. Conséquemment, certains parlent d'un éventuel renouvellement de la démocratie (Morin et al., 2000 : 59).

C'est dans ce contexte que se déploie petit à petit depuis septembre 1999, dans le cadre d'un projet pilote, le programme Solidarité jeunesse, qui s'inspire largement du rapport Chacun sa part. Le programme cible en priorité les jeunes de 18-21 ans, à leur première demande d'aide de dernier recours. Cette initiative s'appuie sur une approche d'intervention spécialisée et un accompagnement soutenu de la part d'un organisme spécialisé (généralement les CJE), et sur la mobilisation d'autres acteurs sociaux pour élargir les capacités d'accueil des jeunes dans les institutions, organismes, établissements d'enseignement et entreprises (MSS, 2001). Le programme « Solidarité jeunesse » mise donc sur le partenariat et l'action intersectorielle pour favoriser l'insertion des jeunes prestataires. Il vise à redonner de l'autonomie aux jeunes et organise son intervention dans un cadre nouveau où l'accent est mis sur les liens de collaboration entre les différents acteurs susceptibles d'influencer l'entrée et le maintien des jeunes sur le marché de l'emploi.

Pour autant, si le partenariat localisé peut apparaître comme une modalité intéressante d'exercice d'une responsabilité collective pour lutter contre la vulnérabilité des personnes et des communautés, il importe cependant d'être vigilant quant aux dérives possibles. En ce sens, il nous semble essentiel de souligner, dans une quatrième et dernière partie, les éventuelles limites de cette nouvelle approche qui fait office de nouveau cadre normatif en matière d'insertion. Elles touchent à la redistribution des ressources au niveau des régions; aux enjeux de pouvoir et d'intérêts au sein des partenariats locaux; et au statut de l'individu dans la dynamique partenariale de sa communauté. Elles rappellent aussi le glissement facile d'une responsabilité comprise comme un partage et une appropriation par les acteurs eux-mêmes vers une responsabilité attribuée de manière autoritaire par ceux qui sont situés plus favorablement dans les rapports de pouvoir.

Limites et dérives d'une telle approche : appropriation ou attribution des responsabilités de la communauté face à sa propre vulnérabilité

Walker suggérait de tenir compte d'un ensemble d'éléments pour définir, en contexte, les modalités de la réponse à la vulnérabilité; les ressources effectivement disponibles sont précisément l'un des principaux éléments dont il faut tenir compte et qui d'ailleurs peuvent varier avec le temps. Il semble donc nécessaire de s'interroger sur les ressources disponibles au plan local ou régional afin de prendre en charge l'insertion des personnes, et plus spécifiquement, en ce qui nous concerne, celle des jeunes adultes. Quelles sont les ressources mises à la disposition des acteurs et partenaires locaux afin de générer dans le milieu des transformations en profondeur qui auront des effets structurels sur la vulnérabilité ? Dans le contexte actuel de globalisation des marchés, le local est-il d'entrée de jeu mieux équipé que le national pour faire face aux aléas de cette reconfiguration ? De notre point de vue, si le national ne réussit pas toujours à déployer les ressources économiques nécessaires, par quelles vertus le local réussirait-il, sans nouvelle ressource, à offrir ce qui fait défaut à la structure économique nationale ? Fonder pour l'essentiel l'intervention économique d'un pays sur la dynamique propre à chacun des territoires, c'est négliger une nécessaire et équitable redistribution des ressources entre ceux-ci. Certaines expériences témoignent d'ailleurs que ces nouvelles interventions locales peuvent parfois créer des disparités régionales et générer un empilement de mesures au demeurant trop souvent fragmentées (Bertozzi, 2000).

À défaut des ressources nécessaires, le partenariat pourrait devenir le « déversoir » du trop-plein de problèmes sociaux que l'État ne pourrait traiter (Parazelli et al., 1998). Les représentants de la communauté, parfois pour l'essentiel des groupes communautaires, se transforment alors en gestionnaire de la pauvreté ambiante. Ils assument ainsi la responsabilité de l'exclusion des plus vulnérables de leur milieu, dont les jeunes sont une part non négligeable, et deviennent imputables de leurs tentatives de réinsertion. Face au recul de l'État, on assiste au « report d'une plus grande part de responsabilités sur les petites collectivités et les familles » (Jenson, 2000 : 15). Il ne s'agit donc plus de décider ensemble du partage des responsabilités de chacun, mais de subir l'imposition autoritaire de devoirs et d'obligations à l'égard des membres de la communauté ou de la famille.

Dans ce contexte, il faut s'interroger sur le pouvoir effectif de ces entités locales. On peut ainsi se demander si, malgré le recours constant depuis quelques années au partenariat, « l'État n'est pas en train de déléguer son contrôle social à la société civile et plus particulièrement aux organismes communautaires locaux (White, 1994), tout en demeurant le maître d'oeuvre des politiques d'insertion » (René et al., 2000 : 40). Un tel déplacement de la responsabilité vers des entités locales chargées d'assurer la cohésion sociale pourrait se réaliser sans que ces entités locales soient totalement autonomes quant à la définition des moyens et des buts visés (Bernard, 1999).

Deuxièmement, sur une base locale ou régionale, tous les acteurs organisés ne peuvent s'investir dans les lieux de partenariat avec les mêmes ressources, la même expertise et les mêmes assises. On fait alors face à un éventuel déséquilibre de pouvoir entre les différents partenaires impliqués. Une telle situation peut entraîner un évident décalage en termes de capacité d'action, et limiter ainsi pour certains acteurs les possibilités réelles d'influencer le processus en cours et d'avoir un certain contrôle dans leur milieu sur la prise en charge collective. Rappelons que sur ce plan, les groupes communautaires paraissent historiquement plus fragiles. C'est particulièrement évident dans le domaine de l'employabilité, notamment pour les organismes offrant des services d'employabilité financés en totalité par les fonds publics (Emploi Québec) et soumis aux aléas des politiques ou des coupures budgétaires. Paradoxalement, sur le terrain, l'obligation de résultats incombe quand même à tous ceux qui sont impliqués dans la démarche. Nonobstant leurs pouvoirs réels, l'imputabilité s'élargit à l'ensemble des acteurs organisés (Lewis, 1999).

Il faut également prendre en compte les logiques d'intérêts divergentes entre les différentes ressources en présence dans la communauté. Au point de départ, il faut bien le reconnaître, il y a dans ces processus partenariaux « un multicorporatisme d'intérêts » (Parazelli et al., 1998 : 74). Or, de tels processus peuvent engendrer un camouflage des écarts d'intérêts entre les différents acteurs concernés. Un tel camouflage participe d'un nivellement des rapports sociaux, sacrifiés sur l'autel du consensus partenarial. Au nom du salut par la communauté locale, on en vient à renoncer aux différences, voire à les nier. Dans cette perspective, le compromis initial fait place à la compromission des missions et des mandats de certains des partenaires au nom de la prise en charge collective. Il n'est donc pas impensable que des partenaires, pris dans des actions concertées, en viennent à gommer leur spécificité, limitant leur autonomie de pratiques. Il y a là un risque de compromission des groupes, vu comme un effet du déséquilibre des pouvoirs. Pour les groupes communautaires, il s'agit ici d'un enjeu important dans la mesure où l'institutionnalisation du communautaire à l'intérieur des mécanismes de planification étatiques risque de réduire sa marge de manoeuvre (Gervais et al., 1999; Dallaire, 1998), et conséquemment de l'éloigner de son rôle de contre-pouvoir et de défenseur des droits des personnes au sein de la société civile (Panet-Raymond, 1994).

Qui plus est, la logique d'intérêt peut limiter l'investissement de certains acteurs majeurs. Ainsi, malgré certaines collaborations, plusieurs observateurs soulignent que l'absence de mobilisation des entreprises représente l'une des limites majeures à lsociale de l'autre jeunesse (Bafoil et al., 2000). Cela fait dire à Koob et al. (2000 : 35) que « la poursuite d'objectifs sociaux n'oblige pas les entrepreneurs à agir en dehors de leur intérêt ». Un fait constaté dans une étude de cas d'une collaboration entre les Centres jeunesse de Montréal, des organismes d'insertion et des entreprises privées (Van Hille et al., 2001).

Troisièmement, les individus eux-mêmes peuvent se retrouver piégés par cette approche de partenariat localisé. Car si l'on renvoie la responsabilité de l'insertion d'abord au local, c'est aussi toute la nature du lien entre l'individu et la communauté qui s'en trouve altérée. En ce début du XXIe siècle l'individu n'est plus laissé à lui-même pour s'en sortir. Mais il doit quand même se prendre en main, d'autant plus que cet appel vient maintenant de sa communauté. Face à celle-ci, il est maintenant redevable. Il a la responsabilité de travailler sur soi, d'amorcer une démarche, de se mettre en projet. Il a plus que jamais la possibilité d'être responsable de son devenir (Walker, 1998). Et l'État partenaire interpelle l'individu dans son autonomie. C'est à cette condition qu'il lui offrira son soutien afin de l'aider à vaincre sa vulnérabilité. La responsabilité collective localisée et partenariale pose donc ses exigences voire ses obligations. Au demeurant, le jeune conserve la responsabilité d'être un acteur de son projet d'insertion. À ce titre la question de la responsabilité pour faire face aux situations de vulnérabilité ne peut s'envisager que de manière partagée.

En ce qui à trait aux jeunes adultes en mal d'insertion, l'exigence d'autonomie est toutefois souvent trop lourde de sens. Elle implique qu'ils disposent a priori de ressources personnelles fortes qui leur permettront de se mettre en action, ce qui leur fait trop souvent défaut, comme nous l'avons souligné au début de cet article. Qui plus est, trop de jeunes adultes se trouvent à la remorque de dynamiques partenariales locales, elles-mêmes souvent restreintes par le contexte structurel. Ainsi, dans certains contextes locaux, l'individu est subordonné à toute offre raisonnable provenant de son milieu. Un individu pourrait briser sa relation avec sa communauté en refusant l'offre raisonnable de son milieu, si limitée soit-elle. Rappelons que la notion d'offre raisonnable renvoie en droit du travail à des conditions d'emploi au salaire minimum (Lamarche, 1998). L'individu devient ainsi redevable des jeux de pouvoir locaux, des intérêts de certains, la responsabilité collective étant ramenée au niveau d'un paternalisme pas toujours très bienveillant. La responsabilité partagée entre les membres de la collectivité peut se transformer en une vision autoritaire et blâmante qui place en quelque sorte l'individu seul et extérieur face à une communauté qui juge de sa bonne conduite.

Réfléchissant à l'abdication du moins relative de l'État, Robert Castel s'interroge en ce sens : « quelles garanties a-t-on que les nouveaux dispositifs transversaux, partenariaux, globaux, etc. ne donnent pas naissance à des formes de néopaternalisme ? » (1995 : 471). Dès lors, les représentations symboliques se métamorphosent. La communauté étant tributaire de l'insertion des personnes, elle devient le relais du contrôle social antérieurement sous l'égide d'appareils étatiques. Or, comme le souligne Johanne Charbonneau, « remettre au communautaire la responsabilité de médiatiser la rencontre entre les besoins et l'offre de don, c'est favoriser […] le rétablissement du contrôle social à l'ancienne, et l'établissement d'un arbitraire aussi dangereux que celui attribué à la dérive bureaucratique » (1998 : 124).

En bout de ligne, un tel déplacement de la responsabilité collective au profit de la cohésion sociale assurée par tous au plan local se trouve à redonner un poids certain à la responsabilité de l'individu. Déjà le document Chacun sa part cherchait par ce biais à mieux articuler les responsabilités du prestataire et celles de l'État face à lui (Bouchard et al., 1996), dans un rapport entre obligations et droit à l'intégration économique et sociale. Une telle approche se révèle typique de la troisième voie à la britannique, qui valorise l'idée qu'il n'y a pas de droits sans responsabilité (Giddens, 1998 : 65). Beauchemin et al. (1998 : 144), face à l'effort individuel et collectif, questionnent la relativité de la « réciprocité » (notamment dans les communautés locales, parfois très autoritaires) : un tel contrat entre la personne et la communauté n'introduit pas nécessairement la réciprocité. Au contraire, il peut enclencher un « nouveau partage entre les bons et les mauvais pauvres, ceux qui acceptent les normes et ceux qui ne les acceptent pas » (Procacci, 1998 : 209).

Conclusion : conditions pour l'exercice d'une responsabilité vraiment partagée

De notre point de vue, les conditions pour l'exercice d'une responsabilité vraiment partagée face à la vulnérabilité de l'Autre impliquent que l'on mette à la disposition des personnes et des collectivités les ressources d'action nécessaires à leur vie quotidienne, à la satisfaction de leurs besoins et — ici, plus spécifiquement — à leur démarche pour sortir de l'impuissance, de la pauvreté et de l'exclusion et prendre du pouvoir sur leur vie. Dans cette perspective, la responsabilité est envisagée comme une modalité d'exercice d'une justice sociale et équitable.

Une telle position implique de s'interroger, chaque fois qu'une responsabilité est mentionnée et attribuée, sur la capacité d'action et donc sur le pouvoir effectif des personnes ou des communautés d'exercer leur responsabilité. En effet, si la capacité dd'un acteur dominé face à la société est fortement tributaire des opportunités que cette société met à sa disposition pour s'en sortir, cela interfère avec sa responsabilité individuelle de s'en sortir, et la pondère.

En fait, tout est dans l'équilibre entre le soutien plus instrumental et l'offre d'un soutien émancipatoire, qui facilite une démarche d'autodétermination des personnes, en leur ouvrant notamment des espaces de liberté et de créativité propices au développement personnel et, éventuellement, à l'appropriation de la responsabilité. Toutefois, sans nier cette nécessaire responsabilité personnelle, il nous semble impérieux de la fonder sur un a priori : la présence d'une aide réelle de la collectivité, assumant dès lors sa part de la responsabilité quant au devenir de ses citoyens. C'est dans ce contexte que peut s'expérimenter une véritable recherche de réciprocité, voire d'équité entre acteurs quant à la responsabilité à assumer (Walker, 1998).

La transformation des contraintes et l'augmentation des opportunités constituent alors la clé d'une intervention où le jeune sujet peut reprendre du pouvoir sur sa vie. En fait, ces interventions, si elles visent le retour au travail ou à l'école, doivent également favoriser le développement de l'autonomie de la personne dans une perspective d' empowerment individuel et collectif (René et al., 1999; Dallaire, 1998; Ninacs, 1996).

De notre point de vue, les partenariats peuvent être de solides outils pour l'insertion des jeunes, à condition qu'ils soient soutenus par de véritables politiques et programmes qui visent à combler les besoins plus structuraux d'une société. En ce sens, le développement et le renforcement des acteurs sociaux collectifs devraient être pris en compte ici. L'histoire récente de la propriété collective nous montre que la capacité de s'en sortir des personnes vulnérables est fortement tributaire de la classe, du groupe ou du mouvement social d'appartenance. La lutte contre de nouvelles formes de vulnérabilité passe par le renforcement des sujets sociaux collectifs, donc par le redéploiement de formes sociales et collectives de responsabilité.

Enfin, le développement de l'emploi demeure la meilleure politique sociale pour combattre la pauvreté. On tente alors de modifier les contextes de production des inégalités sociales, et de réduire la pauvreté et les inégalités d'accès à l'emploi par une diversité de moyens : des politiques de plein emploi, des politiques fiscales favorisant les faibles revenus et les investissements dans les études et la formation, des réseaux de garderies accessibles, des politiques d'accès au logement, un réseau de transport public favorisant la mobilité, des mesures de discrimination positive dans l'emploi et surtout une véritable politique active de main-d'oeuvre.