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Introduction

Les travaux de recherche collaborative, et notre intérêt pour celle-ci, ont débuté lorsque se sont mis en place dès 1989-1990 des projets concernant l'enseignement des mathématiques et la philosophie pour enfants au sein d'une école-recherche associée au CIRADE[1]. Ce projet collectif d'école-recherche, dans lequel s'engageaient plusieurs enseignants et enseignantes, la direction, des parents et des chercheurs du CIRADE, visait à instaurer progressivement dans l'école une communauté de recherche centrée sur la mise au point de nouvelles stratégies pédagogiques dans différents domaines, dont la finalité était la construction de connaissances et le développement d'habiletés chez les élèves. Les deux projets plus précis, dans lesquels nous nous engagions dès 1990, impliquaient une équipe d'enseignantes et d'enseignants du primaire et s'articulaient, d'une part, sur une démarche philosophique avec les enfants, avec le chercheur Pierre Lebuis (Université du Québec à Montréal), et, d'autre part, sur une approche en résolution de problèmes en mathématiques avec les jeunes enfants, avec les chercheuses Nadine Bednarz (Université du Québec à Montréal) et Louise Poirier (Université de Montréal). Intervenant dans un même milieu scolaire, et en partie auprès des mêmes enseignants, ces chercheurs ont progressivement ressenti le besoin de partager leurs expériences de collaboration de recherche, afin d'en dégager les éléments communs et les aspects particuliers susceptibles d'éclairer et de raffiner les approches adoptées de part et d'autre. Ce besoin de clarification s'est confirmé, à partir de 1994, avec la venue dans l'équipe de Serge Desgagné (Université Laval), dont le projet postdoctoral, à l'issue d'une expérience collaborative de recherche au doctorat, s'inscrivait dans cette préoccupation de clarification, et de Christine Couture (Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue), étudiante au doctorat, elle aussi intéressée, par son projet, à suivre une démarche semblable et à contribuer à son développement. Ainsi, cette réflexion commune issue d'expériences diverses forme la base d'un programme de recherche centré sur la clarification du concept de recherche collaborative et de la démarche d'investigation conjointe qu'elle suppose entre chercheurs et enseignants, programme de recherche dont ce texte, pourrait-on dire, porte les fruits[2]. En ce sens, cet article présente une modélisation de la démarche collaborative de recherche qui nous est commune et en propose une illustration à travers les différents projets que nous menons. Cette modélisation s'appuie, on le verra, sur un nouveau rapport à établir entre recherche et formation et qui constitue la base, comme la spécificité, de la démarche collaborative proposée.

Autour de l'idée de collaboration de recherche

Dans son acception la plus répandue, le concept de recherche collaborative prend forme autour de l'idée de faire de la recherche «avec» plutôt que «sur» les enseignants (Lieberman, 1986). Cette formule toute simple en dit plus long qu'il ne paraît sur le concept lui-même et sur ce qui justifie son apparition dans le monde de la recherche en éducation. En effet, y est implicite une proposition de renouveler le rapport établi entre le chercheur et le praticien pour ce qui intéresse la recherche liée à la pratique enseignante. À l'enseignant considéré comme un objet d'investigation et «sur» la pratique de qui on pose un regard distant et évaluatif, on oppose ici un enseignant considéré comme un partenaire de l'investigation, «avec» qui on pose un regard complice et réflexif sur la pratique. La recherche collaborative s'inscrit, en ce sens, dans le mouvement de substitution de l'image mécaniste de «l'enseignant efficace», conçu comme le «docile exécutant» des prescriptions du chercheur, vers celle, plus constructiviste, du «praticien réflexif» conçu comme le «partenaire averti» qui contribue, avec le chercheur, dans une réflexivité conjointe, au développement de la pratique[3]. Dit autrement, on assiste, depuis le début des années quatre-vingt, à l'appui, entre autres, des travaux de Schön (1983, 1987) sur l'épistémologie du savoir professionnel, à une reconnaissance du «savoir d'expérience» de l'enseignant, c'est-à-dire une prise en compte du caractère contextualisé et personnalisé du savoir de la pratique. C'est, au fond, cette «compétence d'acteur en contexte» (Giddens, 1987) qui est ici reconnue à l'enseignant et qui justifie son statut de collaborateur à la recherche.

De l'intérieur même des courants de recherche qui ont en commun de faire de la recherche «avec» plutôt que «sur» les enseignants, et qui reconnaissent leur «compétence d'acteur en contexte», il faut rappeler que la recherche collaborative s'inscrit dans un ensemble de pratiques de recherche à caractère participatif pour les enseignants et qui donnent lieu à différentes appellations: recherche-action, recherche collaborative, recherche-action collaborative, recherche participative, recherche en partenariat, etc. Les frontières entre ces diverses identités de pratiques de recherche (et entre les différentes pratiques à l'intérieur d'une même identité), on le devine, ne sont pas étanches et n'ont sans doute pas à l'être. Elles représentent, d'une certaine façon, les accents particuliers de ceux qui parlent un même langage, soit celui de ceux qui voient la participation des enseignants à la recherche comme une contribution essentielle au développement des connaissances liées à la pratique et, bien sûr, au développement de la pratique elle-même. Cela n'invalide pas pour autant la pertinence, pour chacune de ces pratiques de recherche dites à caractère participatif, de clarifier son modèle, pour ainsi pouvoir dégager la rigueur de la démarche spécifique sous-jacente au modèle et ouvrir le chemin à ceux qui voudront l'emprunter. C'est un peu l'esprit qui habite notre équipe et l'entreprise qui fut la nôtre d'initier ce projet de clarification de notre modèle de collaboration de recherche. Ce même esprit préside aussi à l'existence d'un groupe élargi de réflexion, qui compte une quinzaine de chercheurs et d'étudiants chercheurs de diverses universités et qui, depuis déjà deux ans, partagent leurs pratiques de recherche à caractère participatif, au CIRADE.

Dans cette visée de clarification, il est intéressant de suivre l'apparition de l'idée de collaboration de recherche, du moins à travers le bref historique qu'en fait Catelli (1995), pour le contexte éducatif américain. Selon cette chercheuse, l'idée de collaboration de recherche, comme telle, s'inscrivant dans la tradition de la recherche- action[4], apparaît vers la fin des années soixante (Schaefer, 1967; Joyce, 1969, 1972) et se poursuit plus intensément à partir de la fin des années soixante-dix (entre autres, Pine, 197; Tikunoff et Ward, 1983; Liberman, 1986; Oja et Pine, 1987) avec les travaux de ceux et celles qui voient l'émergence de projets de recherche dans la communauté de pratique, impliquant les acteurs du milieu eux-mêmes, plus spécifiquement des équipes d'enseignants (aidés de chercheurs universitaires), comme une façon privilégiée d'assurer le «développement professionnel» de ses membres. L'idée de «développement professionnel» de l'équipe-école, si l'on peut dire, est au coeur de ce mouvement et l'idée de collaboration y est surtout associée au travail conjoint entre enseignants, dans un esprit de communauté réflexive, et à son impact sur la pratique auprès des élèves et sur le climat institutionnel (Little, 1982, 1984, 1990). En 1988, affirme Catelli, Sirotnik y voit un cadre conceptuel idéal pour l'établissement de partenariats formels de recherche entre milieux scolaires et universités. On est à l'époque, il faut le souligner, des rapports nationaux sur l'éducation (Rapport du groupe Holmes, 1986, 1990) dénonçant, entre autres, l'éloignement des facultés d'éducation des milieux de pratique et le rapprochement nécessaire entre chercheurs et praticiens pour une construction de connaissances plus ajustée aux besoins de la pratique. L'idée conduira au développement du concept de professional development schools (Green, Baldini et Stack, 1993; Darling-Hammond, 1994; Button, Ponticell et Johnson, 1996) devenu celui d'«écoles associées», en contexte québécois (Carbonneau et Hétu, 1991; Grégoire, 1992)[5], alliant au premier sens donné à la collaboration, soit celui de favoriser le travail conjoint entre enseignants jusqu'à former une communauté réflexive dans un milieu scolaire donné, un second sens, soit celui de favoriser le rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants[6]. Par ce rapprochement souhaité, on élargira ainsi la communauté réflexive à ceux du milieu universitaire et à ceux du milieu scolaire qui s'intéressent au développement de la pratique enseignante (Brokhart et Loadman, 1990).

Cet historique fait ressortir, somme toute, deux angles au départ desquels on justifie la pertinence de la recherche collaborative. D'une part, en mettant l'accent sur le «développement professionnel» des enseignants, dans le cadre de l'équipe-école, c'est beaucoup plus sous l'angle de la formation continue qu'on semble justifier la recherche collaborative. Au fond, la recherche collaborative y est vue comme une façon d'encourager les enseignants à mettre en cause leur pratique et à la raffiner, à se mobiliser autour des problèmes de toutes sortes qu'ils partagent et qui sont ceux de l'école contemporaine. Par ailleurs, mentionnons au passage que la recherche collaborative s'inscrit, en ce sens, dans les orientations données à la formation continue au Québec, depuis le milieu des années quatre-vingt: une formation qui, entre autres, s'inscrit dans les préoccupations collectives de l'équipe-école, prend appui sur les acquis d'expérience des enseignants et leur offre une occasion de réfléchir sur la pratique (Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec, 1986; Ministère de l'Éducation du Québec, 1999). D'autre part, en insistant sur le «rapprochement» nécessaire entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants, c'est beaucoup plus sous l'angle de la recherche universitaire, et de la critique qui lui est adressée, qu'on semble justifier la recherche collaborative. En effet, derrière l'idée de «rapprochement», il y a ce constat d'éloignement entre la recherche et la pratique, constat largement dénoncé dans plus d'une profession (Schön, 1983, 1987; Paquet, Gilles, Navarre, Gélinier, Montcel et Vimont, 1991; Saint-Arnaud, 1992; Curry et Wergin, 1993) et qui s'exprime le plus souvent en éducation comme un fossé à combler entre théorie et pratique, entre savoirs savants et savoirs d'action (Shulman, 1986; Van der Maren, 1996; Barbier, 1994). Ce souci que nous avons de souligner ces deux aspects, formation et recherche, au fondement de la recherche collaborative, se justifie d'autant plus qu'ils vont se retrouver à la base même de notre modèle collaboratif. À cette étape-ci de notre propos, il s'agit seulement de bien montrer leur enracinement dans l'émergence même du concept.

Proposition d'un modèle de recherche collaborative[7]

Nous définissons et illustrons maintenant notre modèle de recherche collaborative, issu de l'analyse de nos pratiques respectives de chercheurs dans le cadre du projet de clarification entrepris par l'équipe et dont nous avons parlé en introduction[8]. Notre définition mettra à l'avant-plan la double dimension de recherche- formation qui nous paraît caractériser le modèle. Dans notre illustration, nous ramènerons cette double dimension à une schématisation, sous forme d'un organigramme, qui servira de cadre commun à la description des divers projets de recherche spécifiques que nous menons, constituant ainsi autant d'illustrations du modèle.

La définition du modèle collaboratif

Au coeur de notre modèle collaboratif, il y a une activité réflexive, aménagée de diverses façons, on le verra, selon les projets spécifiques, dans laquelle praticiens et chercheurs sont amenés à interagir et à explorer ensemble un aspect de la pratique d'un intérêt commun. Cette activité réflexive s'appuie essentiellement sur l'explicitation et l'analyse de situations de pratique vécues par les enseignants, sous l'angle de l'intérêt commun défini par le projet d'exploration. C'est dire que l'activité est aménagée de telle sorte qu'elle favorise et fait en sorte que soit entretenue une sorte de «conversation», pour emprunter à Schön (1991), entre la pratique (des enseignants) et le retour réflexif sur cette pratique (entre praticiens et chercheurs). Concrètement, l'activité prend forme à travers des rencontres régulières entre chercheurs et praticiens, rencontres qui permettent ainsi de créer une «zone interprétative» autour de la pratique qui est objet d'exploration. C'est dans cette «zone interprétative» (Davidson Wasser et Bresler, 1996) que se coconstruira, entre chercheurs et praticiens, un certain «savoir» à propos de la pratique, sous l'aspect exploré. Y est postulé que les points de vue du praticien et du chercheur sont contributoires à la construction de ce «savoir», si l'on voit la démarche de coconstruction dans une perspective de médiation entre deux cultures de savoirs à rapprocher, soit la culture des «savoirs d'action» et la culture des «savoirs savants» (Desgagné, 1998)[9].

L'activité réflexive ainsi conçue peut servir deux fonctions à la fois. Elle peut constituer une occasion de formation continue pour des enseignants à qui on propose d'effectuer un retour systématique sur leur pratique en vue de l'éclairer et de l'améliorer. Elle peut aussi constituer une occasion de recherche si l'on fait de ce retour systématique sur la pratique ou, si l'on veut, de la «zone interprétative» ainsi créée, un matériau d'analyse à utiliser en vue d'investiguer un certain objet lié au «savoir» de la pratique. La réflexivité des enseignants, rappelons-le, s'est développée, dans le domaine de la profession enseignante, tout autant comme une approche de formation en vue d'aider les enseignants à composer avec les situations inédites de la pratique (voir Zeichner, 1983, pour un regard d'ensemble sur les diverses orientations données à cette approche[10]) que comme un champ de recherche sur le savoir en contexte que construisent les enseignants à partir de l'analyse de ces situations (voir Calderhead, 1989, pour un regard général sur les divers intérêts de recherche développés dans le champ concerné). La réflexivité permet de capter une pratique en train de se faire et de se dire, un «savoir» en train de se construire. C'est pourquoi elle peut être une approche de formation tout en se prêtant du même coup à être un objet de recherche (Desgagné, 1997).

Il se dégage de notre propos une certaine conception de la recherche et de la formation qu'il nous faut ici clarifier. En fait, nous appelons ici formation ce qu'on a parfois tendance à appeler recherche. En effet, placer des enseignants en situation de réfléchir sur leur pratique, vu d'un certain point de vue, c'est les faire entrer dans une démarche de recherche sur leur pratique, au sens de la questionner, de l'analyser, de la comprendre, voire de la transformer. Mais il y a lieu de faire une différence, sur laquelle nous nous appuyons, entre «être en recherche» et «faire de la recherche». Beillerot (1991) distingue ainsi «un travail réflexif» sur «l'expérience» qu'il range lui-même du côté de la formation, lorsque ledit «travail réflexif» est guidé ou accompagné, d'une «démarche d'investigation» plus systématisée, entre autres, sur le plan méthodologique de cueillette et d'analyse de données, incluant «une production de connaissances nouvelles» et «une communication de résultats». Richardson (1994), tout à fait dans le même sens, distingue le «questionnement pratique» de l'enseignant (practical inquiry) de la «recherche formelle» (formal research) liée à la pratique enseignante. Par son «questionnement pratique», l'enseignant, seul ou en collectivité, s'inscrit dans une démarche réflexive et vise à améliorer sa pratique; l'entreprise est plus locale et ne vise pas, comme la recherche formelle, une production de connaissances généralisables pour une communauté scientifique élargie[11].

Notre modèle de recherche collaborative mise simultanément sur les deux conceptions de la recherche ici distinguées[12]. À l'issue d'une première étape du projet où chercheurs et praticiens négocient un objet de réflexion commun, définir, en somme, un aspect de la pratique à explorer ensemble, une activité réflexive, on l'a dit, sera mise en place. Le déroulement de cette activité réflexive, tel qu'on l'a décrit plus haut, considéré du point de vue des enseignants qui vont y effectuer une démarche d'explicitation et d'analyse de leur pratique en vue de l'améliorer, répond à la définition de ce que Richardson (1994) appelle le «questionnement pratique» et à ce que Beillerot (1991) appelle «être en recherche». Mais cette même activité réflexive, prise du point de vue des chercheurs qui vont faire de ce matériau réflexif un objet d'analyse en vue de produire des connaissances nouvelles dans un domaine lié à la pratique enseignante et plus spécifiquement au savoir des enseignants, répond à la définition de ce que Richardson (1994) appelle la «recherche formelle» et à ce que Beillerot (1991) appelle «faire de la recherche». Dans la mesure où les chercheurs du projet se retrouvent du même coup à accompagner et à guider le «questionnement pratique» des enseignants, on dit qu'ils jumellent à leur rôle de chercheurs, pris au sens formel du terme, un rôle de formateurs qui encadrent, au fond, la démarche de recherche des enseignants, prise au sens informel du terme[13].

Il en résulte que la collaboration de recherche prend un sens bien particulier. Elle prend d'abord le sens d'un échange de services entre des acteurs qui font partie de cultures différentes et qui n'ont pas à répondre aux mêmes finalités. La culture scolaire incite le praticien enseignant à se donner les moyens de développer et d'améliorer sa pratique, plus spécifiquement la qualité de son intervention auprès des élèves dont il a la responsabilité. La culture scientifique incite le chercheur universitaire à contribuer à la production des connaissances dans un domaine donné. L'entente collaborative consiste à faire en sorte qu'une même activité réflexive aménagée autour d'un projet d'exploration négocié fasse que ces attentes respectives soient comblées à la satisfaction des deux parties. La collaboration de recherche prend également le sens d'un souci d'interinfluence entre ces acteurs, praticiens et chercheurs, et leurs cultures respectives. En fait, le chercheur vise une production de connaissances qui inclue et tienne compte du point de vue du praticien et des contraintes de son contexte d'action. De même, on pourrait dire que le praticien vise un développement de pratique qui soit éclairé par le point de vue du chercheur et par les repères conceptuels qui guident sa production de connaissances. En ce sens, l'entente collaborative sous-tend aussi qu'il y ait interinfluence entre la pratique et la recherche. D'où l'idée de coconstruction (Cole, 1989) d'un savoir dans une «zone interprétative» partagée.

Cette conception diffère quelque peu de ce que l'on conçoit habituellement par collaboration de recherche. En effet, on a tendance à catégoriser les différents types de rapports de collaboration entre les chercheurs et les praticiens en termes des différences d'intensités de participation des praticiens aux travaux de recherche formelle (voir Wagner, 1997). Cela veut dire qu'on s'interroge, entre autres, sur la possibilité qu'ont les praticiens de participer à la définition de l'objet de recherche, au choix des outils méthodologiques de cueillette de données, à l'analyse proprement dite et à la diffusion des résultats. En fait, on voit la collaboration uniquement sous l'angle des étapes propres à la recherche formelle et en fonction du partage des tâches liées à ces étapes. Notre modèle, on l'a vu, n'aborde pas la question de la collaboration sous cet angle. Dans notre modèle, il importe peu que les praticiens participent aux tâches formelles de recherche, sachant que ce n'est pas dans cette logique qu'ils ont adhéré au projet collaboratif. Leur logique, on l'a dit, en est une de «questionnement pratique» et non d'«analyse formelle» de données de recherche. À la limite, leur imposer ces tâches de recherche, au sens formel, ce serait là leur demander de s'inscrire dans la logique des chercheurs plutôt que la leur. De plus, cela risquerait de nous éloigner de l'esprit collaboratif visé qui tient plus, on l'a dit, au respect des intérêts spécifiques de chacun des partenaires.

Mais si l'on voulait tout de même considérer cette question du partage des tâches dans notre modèle, il faudrait peut-être l'aborder autrement. Rappelons que, dans notre modèle, à l'intersection des deux logiques, «questionnement pratique» et «recherche formelle», praticiens et chercheurs se rencontrent autour d'une activité réflexive qui prendra différentes formes, selon les projets. C'est beaucoup plus autour du déroulement de cette activité réflexive spécifique à chaque projet que les tâches vont se définir pour les chercheurs et les praticiens: autour de la définition de l'aspect de la pratique sur lequel réfléchir, de la démarche de réflexion proprement dite, autour des traces qu'on souhaite garder de ce qui se construit et autour d'événements où les acteurs peuvent avoir l'occasion d'en faire profiter à d'autres. De plus, le défi collaboratif ne se définira pas en fonction d'une participation des praticiens aux tâches de recherche, mais dans la mesure où les deux logiques se croisent dans le déroulement de l'activité réflexive. On fera en sorte que la pratique explorée ait une pertinence pour les praticiens qui entreprennent leur «questionnement pratique», comme pour les chercheurs qui en font l'occasion d'une «investigation formelle» (ce que nous appelons l'étape de cosituation). On fera en sorte que la démarche de réflexion proprement dite puisse se définir tout autant en termes d'une approche de développement professionnel pour les praticiens que comme un dispositif de collecte de données pour les chercheurs (ce que nous appelons l'étape de coopération). Enfin, on fera en sorte que les produits de la démarche et leur diffusion aient des retombées tout autant pour la communauté de pratique que pour la communauté de recherche (ce que nous appelons l'étape de coproduction). C'est ainsi que le «co», dans les étapes dites de cosituation, coopération et coproduction, ne signifie pas que les acteurs, praticiens et chercheurs, font tout ensemble, mais qu'à chaque étape de la recherche, la double logique est respectée (Desgagné, 1998).

L'illustration du modèle collaboratif

Nous illustrons maintenant le modèle à travers la description de cinq projets menés par l'un ou l'autre des chercheurs de l'équipe et qui sont représentatifs de la diversité des domaines de recherche et des disciplines éducatives dans lesquels ils oeuvrent. Pour mieux faire ressortir les composantes communes du modèle, nous soumettons chaque projet à un même cadre descriptif. Ainsi, en vue de mieux faire ressortir l'étape de cosituation où chercheurs et praticiens négocient afin de définir un aspect de la pratique à explorer, nous énoncerons d'abord la thématique générale sur la base de laquelle les deux parties se rencontrent, pour en arriver à préciser, à l'issue de cette négociation, l'objet défini dans la double dimension de recherche et de formation. Par la suite, afin de faire ressortir l'étape de coopération, nous décrirons les éléments essentiels de l'activité réflexive à travers laquelle s'incarne la démarche de recherche et de formation, activité qui permet, avons-nous dit, la coconstruction d'un savoir à propos de la pratique. Enfin, pour illustrer l'étape de coproduction, nous mettrons en évidence les retombées du projet, en termes de contributions pour la communauté de pratique et pour la communauté de recherche. Ce sont là les quatre constituantes du cadre descriptif qui guidera la présentation de chacun des projets. Une schématisation en sera donnée au départ, sous forme d'un organigramme (figure 1), qui permettra de présenter le projet.

Le projet sur la reconstruction de récits de pratique d'enseignants d'expérience à des fins de formation de la relève

Figure 1

Recherche-formation sur les récits de pratique enseignante

Recherche-formation sur les récits de pratique enseignante

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La thématique générale – Le projet s'inscrit dans l'esprit de développement de «la méthode des cas», comme approche de formation professionnelle. Cette méthode s'appuie sur l'idée que l'analyse d'«histoires vraies», liées à une pratique donnée, exploitées sous forme de résolution de problèmes auprès de groupes restreints, contribue à développer le jugement de ceux qui s'initient à la pratique professionnelle. La préoccupation est venue de chercheurs qui sont aussi des formateurs de maîtres (Serge Desgagné et Fernand Gervais, Université Laval) et qui ont voulu s'associer à des enseignants expérimentés, soucieux, de leur propre dire, de «transmettre un héritage à la relève», pour faire en sorte que soient reconstruits des récits de pratique qui pourraient éventuellement être utilisés, dans l'esprit de la méthode des cas, pour la formation des enseignants du primaire et du secondaire. Par récit de pratique, on entend ici globalement la narration d'une situation-problème que l'enseignant a eu à affronter, liée à la vie de la classe, et par laquelle il fait part du processus délibératif grâce auquel il est parvenu à la résoudre. Un groupe de vingt enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire a été constitué, en partenariat avec la Commission scolaire des Premières-Seigneuries, de la région de Québec, et une collaboration s'est amorcée en vue de définir une démarche de reconstruction des récits.

La double dimension de recherche et de formation – La reconstruction des récits se voulait l'activité pivot permettant de rejoindre, si possible, les intérêts respectifs des praticiens et des chercheurs. Du point de vue des praticiens, outre l'intérêt de transmettre un héritage à la relève, il y avait celui de profiter de cette activité comme d'un ressourcement (dimension formation). En effet, l'activité de reconstruction des récits permettait que soient aménagées diverses mises en situation amenant les enseignants à expliciter, à structurer, voire à comparer, entre eux, leurs expériences de pratique. En ce sens, Schön (1996) propose que les praticiens, dans un esprit d'analyse réflexive, examinent en groupe leurs «bons coups» ou ce qu'il appelle leurs «succès». La reconstruction des récits de pratique allait dans le sens de cette approche de ressourcement et plaçait les enseignants en position d'entrer dans une démarche de «questionnement pratique», pour reprendre l'expression de Richardson, citée plus haut. Du point de vue des chercheurs, il y avait l'intérêt de faire en sorte que les récits reconstruits servent de données de recherche pour analyser le «savoir contextualisé» qui s'y déploie (dimension recherche). En effet, au fondement du récit, il y a ce que Lewin (1951) appelle une «situation totale», c'est-à-dire une situation sans doute singulière en apparence, mais qui contient en elle-même tous les enjeux d'une pratique. Chaque situation permet de dévoiler le jeu des interrelations et dynamiques du contexte, et ce faisant, emprunte une valeur démonstrative en tant que «cas». C'est donc cette valeur démonstrative du récit de pratique, en tant que porteur d'un «savoir contextualisé», que l'analyse permettait ici d'investiguer.

L'activité réflexive – La démarche de reconstruction des récits, comme activité pivot du projet de recherche-formation, s'est déroulée sur une période de quatre mois environ, de février à mai, et a été aménagée en quatre journées de travail réflexif. Une cinquième journée fut prévue, quelques mois plus tard, pour un partage collectif des récits reconstruits. Globalement et de façon graduelle, les enseignants ont été amenés, avec les deux chercheurs responsables auxquels se sont joints deux étudiantes chercheuses, 1) à s'initier, par diverses mises en situation, à reconstruire leur expérience sous diverses facettes; par exemple, les enseignants ont été amenés à faire la différence entre reconstruire «l'habituel» (les règles que chacun met en place en début d'année) et le «singulier» (une situation vécue à un moment précis); 2) à revisiter les événements marquants de leur pratique en vue de choisir ce qui ferait éventuellement l'objet de récits à reconstruire; 3) à s'exercer, en groupe, à solliciter, chez celui ou celle qui raconte son récit, les éléments de délibération, autrement dit, faire ressortir la pensée en action (ce que l'acteur pensait à ce moment-là); 4) à apprendre à se raconter, c'est-à-dire faire sortir les points saillants et s'expliciter jusqu'à faire le tour de l'événement raconté. Cette démarche a conduit à recueillir des récits oraux (deux par enseignant) qui ont été enregistrés sur magnétophone. Le passage de l'oral à l'écrit a été assumé par l'équipe des chercheurs; une première version écrite des récits a été soumise aux enseignants, lors de la cinquième journée de travail, quelques mois plus tard. Cette journée a donné lieu à un travail individuel (chaque auteur-enseignant s'est approprié son récit écrit pour en faire une version définitive) et collectif (un échange sur les récits écrits a permis de partager la diversité des pratiques).

Les retombées – Mentionnons que comme produits de recherche, les récits sont issus d'une démarche de coconstruction entre chercheurs et praticiens, et cela, tout autant à l'étape de la reconstruction orale que dans le passage à l'écrit. Cela dit, il était convenu au départ que les récits reconstruits seraient réunis en un «recueil de cas» (Desgagné et Gervais, 1999a) utilisable éventuellement à des fins de formation, pour la relève, pour employer l'expression des enseignants du projet. Dans cet ordre d'idées, un sous-groupe d'enseignants du projet a poursuivi l'aventure en participant, dans le cadre d'un cours de gestion de classe pour les futurs enseignants du primaire, à des ateliers où ils ont eu l'occasion, en collaboration avec les chercheurs responsables du cours, de coanimer une séance d'exploitation de leur propre récit, selon l'esprit de la méthode des cas (Desgagné et Gervais, 1999b; Legendre, Desgagné, Gervais et Hohl, 2000). À l'occasion qui leur avait été donnée, par la reconstruction des récits, de réfléchir sur leur pratique, à titre d'enseignants, s'est ajoutée celle de vivre une expérience de coanimation, à propos de la gestion de classe, à titre de formateurs et formatrices de futurs enseignants. (En 2000-2001, un autre sous-groupe d'enseignants prennent part à un projet d'exploitation des récits auprès de débutants en contexte d'insertion professionnelle.) Le projet comporte aussi, on l'a dit, une dimension d'analyse des récits qui conduit à une production de connaissances dans le domaine du «savoir pratique» et plus spécifiquement du «savoir contextualisé» des enseignants. On sait encore peu sur les «ressources structurantes» du contexte, soit sur les facteurs qui entrent en jeu dans les délibérations des enseignants face à des situations de classe. Cette analyse vise à faire le pont souhaité, dans la méthode des cas, entre l'événement raconté et le «savoir» qui s'en dégage pour l'apprenti qui s'initie à la pratique.

Le projet sur l'élaboration de stratégies d'enseignement en mathématiques dans une perspective de résolution de problèmes

Figure 2

Recherche-formation sur l'enseignement des mathématiques (1)

Recherche-formation sur l'enseignement des mathématiques (1)

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La thématique générale – En mathématiques, le projet de recherche collaborative est issu d'un besoin manifesté par une équipe d'enseignantes de première année du primaire à propos de la résolution de problèmes. Les enseignantes, soucieuses de proposer aux enfants une approche par résolution de problèmes tel que le prévoit le programme du ministère de l'Éducation du Québec[14] ou le projet éducatif de la Commission scolaire, se trouvaient un peu démunies quant aux moyens permettant d'atteindre de tels objectifs. Peu de pistes d'interventions ont été proposées à ce sujet qui puissent permettre de travailler avec les enfants le développement d'habiletés en résolution de problèmes en relation avec l'apprentissage des concepts (apprentissage du nombre, des opérations, de la numération ou encore de la mesure et de la géométrie). La résolution de problèmes est souvent associée à un travail portant sur des problèmes écrits en mots et, en conséquence, à un enseignement destiné à des enfants plus vieux. Les questions que se posaient les enseignantes étaient les suivantes: Est-il possible d'adopter une démarche de résolution de problèmes avec de jeunes enfants? Que signifie une telle approche et comment peut- elle être travaillée? Ce questionnement a été à l'origine d'un projet s'étendant, dans un premier temps, sur une année. L'équipe était alors formée de quatre enseignantes de première année, d'une orthopédagogue et des deux chercheuses responsables du projet, Nadine Bednarz et Louise Poirier. Ce projet s'est poursuivi de facon plus systématique sur deux autres années, en intégrant alors deux autres enseignantes de deuxième année et une étudiante au deuxième cycle.

La double dimension de recherche et de formation – La conception de situations-problèmes et d'une intervention visant le développement d'habiletés en résolution de problèmes chez les enfants constitue l'activité pivot permettant de rejoindre les intérêts respectifs des enseignants et ceux des chercheurs. Dans les rencontres qui ont eu lieu avec les enseignantes prenant part à différentes étapes de ce processus conjoint de construction d'interventions, les situations problèmes et les pistes d'exploitation possibles ont servi de toile de fond à la réflexion sur l'action (dimension formation). En effet, les discussions autour des situations élaborées, des stratégies utilisées par les enfants, de leurs raisonnements et difficultés, de la gestion de l'activité en contexte, de l'approche pédagogique sous-jacente ont été l'occasion d'une réflexion sur l'enseignement de la résolution de problèmes, venant questionner des façons de faire, de penser l'enseignement et l'apprentissage des enfants: Qu'est-ce qu'un problème, quels types de problèmes proposer, qu'est-ce qu'ils me permettent de développer? Comment les enfants peuvent-ils aborder ces problèmes? De quelle manière tirer partie de leurs productions? Cette construction conjointe de situations d'enseignement, à la lumière de ce qui se passe en classe lorsqu'on met en place de telles approches, nourrit par ailleurs la production de connaissances en lien avec l'objet investigué, ici l'élaboration de situations didactiques visant le développement d'habiletés en résolution de problèmes chez les enfants (dimension recherche). En effet, par rapport à l'apprentissage, par l'analyse conjointe des productions des enfants en regard des situations présentées en classe, les rencontres éclairent sur les habileté et raisonnements développés, et sur certaines variables didactiques ayant pu influencer le contexte. La trace des rencontres entre chercheurs et enseignants contribue à cerner un répertoire éprouvé d'interventions en classe (les stratégies d'enseignement sont coconstruites, négociées, viables en contexte, dans différents groupes classes), et à mettre en évidence les aménagements multiples apportés aux situations et les raisons qui justifient ceux-ci (sens que l'acteur donne à l'action).

L'activité réflexive –La démarche conjointe de construction de situations d'enseignement s'est étalée sur trois ans et a recoupé, pour chacune des années, huit jours de travail réflexif, à raison de deux rencontres par étape (l'année scolaire comptant quatre étapes), une journée en début d'étape et une en fin d'étape. Une journée bilan était aussi prévue en fin d'année afin de faire un retour sur l'ensemble du projet. Globalement, l'activité réflexive était aménagée de façon à favoriser une alternance planifiée et régulière entre l'expérience en classe (des situations sont ici proposées au départ par les chercheuses comme base de discussion, ce qui diffère d'un produit pédagogique déjà construit qu'il ne reste aux enseignants qu'à utiliser) et le retour sur cette expérience (Schön, 1983, 1987). On travaille ainsi en groupe à partir des récits des activités en classe, des difficultés soulevées en contexte, des traces des travaux des enfants, des difficultés rencontrées par ces derniers. Ce retour sur l'expérience prend différentes formes et sert de départ à une nouvelle élaboration. Cette activité réflexive s'articule ainsi sur les significations que l'enseignant développe en contexte; elles donnent un sens aux situations ou actions mises de l'avant.

Les retombées – À l'issue du projet, des situations d'enseignement ont été conçues conjointement par les enseignants et les chercheurs, différentes pistes d'exploitation ont été clarifiées. Ce travail de plusieurs années a débouché sur l'élaboration d'un recueil d'activités, de grilles d'observation (permettant de suivre l'évolution des enfants) et de matériel didactique pour l'école. Des ajustements et modifications ont été constamment apportées, mémoire collective du travail accompli au cours du temps sur ces situations. Plusieurs vidéos liés aux situations expérimentées en classe ont par ailleurs été produits, en collaboration avec les enseignantes; ils servent de matériel déclencheur pour l'intervention en formation des maîtres ou l'animation de journées pédagogiques auprès d'autres enseignants. Sur le plan de la recherche, l'enregistrement vidéo de situations en classe, les traces des productions des élèves, l'enregistrement audio des rencontres réflexives entre chercheuses et enseignantes, à propos des situations et du retour sur celles-ci, ont servi de matériel dans l'analyse des situations d'enseignement et de leur potentiel pour le développement d'habiletés en résolution de problèmes mathématiques chez les enfants. Ces analyses ont permis entre autres de mettre en évidence le rôle de la formulation et des interactions sociales dans le développement d'habiletés en résolution de problèmes (Bednarz, Dufour-Janvier, Poirier et Bacon, 1993; Poirier et Bacon, 1996; Bednarz, 1996) ou encore de suivre la restructuration d'une situation d'enseignement au fil du temps et les principes qui guident cette restructuration (Poirier, Bourdage et Bednarz, 1999).

Le projet sur l'élaboration de stratégies d'enseignement des mathématiques auprès d'élèves présentant une déficience intellectuelle

Figure 3

Recherche-formation sur l'enseignement des mathématiques (2)

Recherche-formation sur l'enseignement des mathématiques (2)

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La thématique générale – Ce projet fait suite à une demande du milieu relative à l'enseignement des mathématiques auprès d'élèves ayant des incapacités intellectuelles, en milieu scolaire spécialisé. Les enseignants s'interrogaient sur le contenu mathématique à enseigner à leurs élèves, à l'évaluation (quels objectifs consigner au bulletin scolaire), à des activités à faire vivre à leurs élèves favorisant l'élaboration de connaissances mathématiques utiles au développement de leur autonomie. La première année du projet, l'équipe fut composée, outre la chercheuse Louise Poirier (Université de Montréal), de quatre enseignantes, de deux conseillers pédagogiques et d'un étudiant de deuxième cycle de l'Université de Montréal. Le contenu mathématique cible a été le nombre. La deuxième année, un travail portant sur la géométrie a été mené avec deux enseignantes. Des activités de repérage dans l'espace, d'observation et de construction de figures et de solides ont été développées et mises à l'essai. La troisième année, le projet a rassemblé seize enseignantes de l'école Saint-Pierre Apôtre (classes d'élèves présentant une déficience intellectuelle moyenne et sévère, des problèmes d'autisme et d'audimutité), le conseiller pédagogique et l'orthophoniste de l'école. De plus, les deux enseignantes qui avaient participé au projet durant les deux premières années, ont suivi leurs élèves dans une école secondaire spécialisée, l'école Irénée-Lussier; elles ont manifesté leur intérêt à «exporter» le projet dans cette nouvelle école. Un deuxième projet a ainsi vu le jour réunissant une chercheuse et six enseignants de cette école secondaire. Les questionnements et besoins des deux écoles étant similaires, le projet vise à mettre sur pied un groupe d'échange réunissant des enseignants de ces deux écoles.

La double dimension de recherche et de formation – Des rencontres régulières réunissent les enseignants, les conseillers pédagogiques et les chercheurs. Durant ces rencontres, les discussions portent sur les activités élaborées, sur leurs mises à l'essai en classe auprès d'élèves présentant un handicap intellectuel et sur l'analyse des variables didactiques susceptibles d'avoir un impact sur les conduites des élèves. Ainsi, ces rencontres sont objet de formation pour les enseignants à qui est donnée l'occasion, afin de raffiner leur intervention, de revenir sur les concepts mathématiques. Les rencontres sont aussi objet de recherche dans la mesure où l'on s'intéresse, à travers les activités, au développement des connaissances mathématiques des élèves. En ce sens, en début d'année scolaire puis en cours d'année sont réalisées des entrevues servant à suivre l'évolution des apprentissages. Une analyse des activités de classe filmées et des journaux de bord tenus par les enseignantes fait ressortir les modifications et aménagements qu'elles ont apportés aux activités. Cette analyse est complétée par des entrevues auprès des enseignantes en vue de mieux saisir les contraintes du contexte qui ont justifié ces modifications et aménagements. Ce projet ouvre de nouvelles perspectives pour la didactique des mathématiques. Peu de recherches en didactique des mathématiques ont porté sur l'enseignement auprès de ces élèves. Les recherches qui s'y sont intéressées ont plutôt porté sur les connaissances numériques des élèves, mais n'ont pas fait intervenir les aspects d'intervention en classe et de développement d'activités adaptées.

L'activité réflexive – Comme pour la résolution de problèmes mathématiques, une activité axée sur la dynamique d'analyse réflexive de l'action professionnelle (Schön,1983, 1987) a été mise en place. Il s'agit d'une alternance planifiée et régulière entre l'expérience en classe (des activités servant de canevas de base de discussion sont proposées au départ par la chercheuse) et le retour sur cette expérience consignée par les enseignantes dans leur journal de bord. Le conseiller pédagogique et l'orthophoniste de l'école Saint-Pierre Apôtre apportent aussi leur soutien dans la classe et, lors des rencontres, témoignent de leurs observations. Les mêmes activités étant mises à l'essai dans les diverses classes, cela permet de discuter des interventions mises de l'avant par les enseignantes selon les caractéristiques de leur groupe.

Les retombées – À partir des journaux de bord et des discussions menées lors des rencontres, nous avons consigné les activités dans un recueil mis à la disposition des collègues de l'école. Un matériel didactique inédit adapté aux caractéristiques des élèves accompagne ces activités. Une grille d'observation et de consignation des conduites des élèves a été conçue et une approche d'enseignement différente a été développée. Des vidéos des séances en classe, les journaux de bord, les notes prises durant les rencontres, des entrevues auprès des élèves et des enseignantes servent de matériel de base dans l'analyse des activités coconstruites, des procédures des élèves et de leur évolution. Cette recherche a donné lieu à un mémoire de maîtrise (Saint-Jean, 1999) servant à l'analyse d'une activité numérique et des contraintes apportées afin de faire évoluer les stratégies des élèves. Le projet ouvre ainsi de nouvelles avenues dans le domaine de la recherche en didactique des mathématiques.

Le projet sur la coconstruction d'une intervention en sciences de la nature au primaire, dans une perspective d'intégration des matières

Figure 4

Recherche-formation sur l'enseignement des sciences de la nature

Recherche-formation sur l'enseignement des sciences de la nature

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La thématique générale – Le présent projet s'inscrit dans le cadre d'une recherche doctorale. La thématique du projet en sciences se situe à la rencontre des questionnements d'une chercheuse, relativement à la problématique du renouvellement souhaité des pratiques de l'enseignement des sciences au primaire, et d'une enseignante sollicitée pour participer au projet à partir de ses propres préoccupations alors liées à l'implantation d'un nouveau matériel pédagogique à utiliser dans sa classe, s'inscrivant dans une perspective d'intégration des matières. Sur le plan de la recherche, le constat d'assujettissement des sciences aux autres matières scolaires dans les pratiques intégratrices (Lenoir, 1992) justifiait le besoin de repenser ce volet éducatif. De plus, l'intégration des matières, vue dans une perspective d'interdisciplinarité scolaire (Fourez, 1992, 1994), apparaissait comme une voie à explorer pour l'éducation scientifique et technique. Au carrefour des préoccupations de la chercheuse et de l'enseignante, ce thème de l'enseignement des sciences de la nature intégré aux autres matières a permis d'envisager un projet commun dont chacune des deux partenaires pourrait bénéficier. Ce projet consistait à élaborer, conjointement, une intervention en sciences de la nature qui, tout en s'inscrivant dans une perspective théorique proposée par la chercheuse, ferait preuve de viabilité (Glaserfeld, 1995) en contexte scolaire par la prise en compte du savoir d'expérience de l'enseignante. Nous voyons donc se dessiner la double dimension du projet par l'intérêt qu'il présente tant du point de vue de la recherche que du point de vue de la pratique.

La double dimension de recherche et de formation – D'un projet commun portant sur l'élaboration d'une intervention en sciences de la nature se dégagent un objet de formation et un objet de recherche. L'objet de formation se résume en une exploration d'une pédagogie différente en enseignement des sciences qui permet à la praticienne de diversifier son répertoire d'activités et de développer un regard critique sur le matériel qu'elle utilise. Sur le plan de la recherche, le processus de coconstruction mis en place permet d'aborder la collaboration praticien-chercheur sous l'angle de l'analyse, tout en portant un regard sur les situations d'enseignement élaborées conjointement. Globalement, le travail conjoint d'élaboration d'activités et de retour sur leur réalisation en classe, pour mieux les ajuster, a permis à chacune des partenaires de reconsidérer sa position en fonction du point de vue de l'autre et de l'adapter au fil des événements. Des analyses préliminaires montrent que certains postulats didactiques de la chercheuse se sont traduits en formules pédagogiques fortement inspirées de la pratique de l'enseignante, alors que l'interaction a provoqué, chez l'enseignante, un questionnement relatif à ses pratiques habituelles. De la sorte, le processus de collaboration est formateur pour les deux partenaires puisque l'exploration menée conjointement conduit l'enseignante à explorer des avenues différentes et à analyser sa pratique, et la chercheuse à confronter ses postulats didactiques au contexte de pratique. Au-delà de cet enrichissement mutuel, cette collaboration permet, du côté de la recherche, d'éclairer le processus de coconstruction et de caractériser les situations d'enseignement-apprentissage qui en découlent.

L'activité réflexive – Au coeur du projet en sciences de la nature, se trouve le processus de collaboration praticien-chercheur qui s'opère selon une dynamique de rencontres de planifications conjointes d'activités et de retours sur ces planifications, après leur mise à l'essai dans la pratique, contribuant, éventuellement, à leur enrichissement. Cette activité réflexive tente ainsi d'établir le dialogue entre les postulats de la chercheuse et le savoir d'expérience de l'enseignante, pour adapter des constructions théoriques au contexte de pratique par leur engagement dans un mécanisme de production impliquant l'enseignante. Cette activité réflexive a donné lieu concrètement à des moments de planification conjointe d'activités à partir d'idées émises par la chercheuse. Soumises au regard de l'enseignante en interaction avec la chercheuse, ces idées se sont transformées en activités d'enseignement-apprentissage empreintes de l'expertise des deux partenaires. L'entière responsabilité de la réalisation en classe fut dévolue à l'enseignante afin de lui laisser la liberté de faire les ajustements nécessaires en cours d'action. Le retour réflexif prévu sur la réalisation d'une activité complétait une boucle du cycle tout en amorçant, simultanément, un autre épisode de planification. Il importe de voir ce processus dans une dynamique non pas linéaire, mais plutôt dans une spirale où s'enchevêtrent des moments de planification, de réalisation et de réflexion sur l'action s'opérant souvent sur plus d'une activité à la fois.

Les retombées – Les retombées de cette recherche s'évaluent, d'une part, en termes du potentiel de développement d'un modèle d'intervention différent, qui inclut le matériel didactique qui a été produit en collaboration et qui peut servir de base à une production éventuelle élargie, dans le milieu concerné, pouvant contribuer à diversifier le répertoire des praticiens qui souhaitent accorder une place renouvelée à l'enseignement des sciences au primaire. D'autre part, sur le plan de la recherche, les retombées s'évaluent par le potentiel de développement de connaissances que représente la démarche empruntée et les traces qui en furent consignées, connaissances que la production de la thèse doctorale vise à concrétiser. Ces connaissances visent, entre autres, à renseigner sur le processus de collaboration praticien- chercheur et à contribuer au développement des approches inhérentes à l'enseignement des sciences à l'école primaire. Il serait toutefois réducteur de restreindre les retombées de cette recherche aux seules résultantes tangibles puisque même si les résultats ne peuvent en rendre compte, nous pouvons témoigner de l'aspect coformation que représente, pour la chercheuse et l'enseignante impliquées, un tel processus. Cette idée de coformation, déjà présente dans l'organisation de l'activité réflexive, illustre d'ailleurs le rapport de réciprocité entre chercheurs et praticiens que tente d'établir la recherche collaborative.

Le projet sur le transfert de l'approche de philosophie pour enfants dans la pratique pédagogique d'enseignants du primaire

Figure 5

Recherche-formation la philosophie pour enfants

Recherche-formation la philosophie pour enfants

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La thématique générale – Le projet auquel on fait référence s'inscrit dans le prolongement d'un projet qui s'est développé dans le cadre de l'école-recherche associée au CIRADE dont il a été question au début de cet article. Un certain nombre d'enseignantes et d'enseignants se sont impliqués dans un projet de philosophie pour enfants dans leur classe. À l'origine, la formation offerte a voulu permettre une familiarisation avec le matériel et l'approche pédagogique de la philosophie pour enfants, de manière à rendre les enseignants aptes à animer dans leurs classes respectives une «communauté de recherche philosophique» autour des idées retenues par les élèves, à la suite de la lecture d'un des récits qui servent de support à cette approche (romans philosophiques destinés aux jeunes). Pendant trois ans, les personnes impliquées ont participé à des rencontres où, dans une premier temps, elles vivaient, comme leurs élèves en classe, l'expérience d'une communauté de recherche philosophique à partir du matériel utilisé avec les élèves; dans un deuxième temps, les rencontres donnaient lieu à un retour sur les expériences en classe avec l'approche. Après ces trois ans, constatant que leur expérience avec cette approche les incitaient à revoir et à repenser l'ensemble de leur pratique pédagogique en classe et souhaitant par ailleurs maintenir des rencontres de formation sous forme de communauté de recherche, sans nécessairement recourir pour cela au matériel destiné aux enfants, des enseignants ont proposé de structurer les rencontres autour de la question du transfert possible de l'approche de la philosophie pour enfants à la pratique pédagogique. Dix enseignants et enseignantes, dont deux nouvelles, ont amorcé un projet animé par le chercheur Pierre Lebuis aidé d'un assistant de recherche.

La double dimension de recherche et de formation – L'équipe enseignante avait exprimé le désir de tenir des rencontres selon des modalités similaires à celles des années antérieures mais portant sur des objets différents. Il s'agissait de vivre une communauté de recherche philosophique autour de questions liées à la pratique pédagogique, à partir de la question initiale:Est-il possible de transférer (transposer ou intégrer) l'approche de la philosophie pour enfants à d'autres contextes de la vie scolaire, qu'il s'agisse de l'enseignement des différentes matières prévues au curriculum régulier ou de la gestion de situations plus générales liées à la vie de la classe? Sur le plan de leur formation, les enseignants avaient ainsi la possibilité d'expérimenter directement la communauté de recherche philosophique, mais en explorant des questions spécifiques liées à leur pratique professionnelle, leur permettant d'expliciter leurs conceptions de l'enseignement, de l'apprentissage, du rôle des interactions en classe, etc. Du côté des chercheurs, l'enregistrement de toutes les séances avec les enseignants devait permettre de systématiser la conception que se font les enseignants de leur pratique pédagogique dans un contexte où le recours à une approche particulière, celle de la philosophie pour enfants, questionne sinon opère même une rupture avec les façons de faire habituelles en classe. Il s'agissait de mieux cerner ce que signifie enseigner et apprendre dans un contexte de communauté de recherche. En cours de projet, l'attention des chercheurs s'est centrée sur la conception des enseignants de ce qu'est une communauté de recherche philosophique et sur la nature du travail philosophique qui s'opère dans une communauté de recherche.

L'activité réflexive – La démarche avec l'équipe enseignante a impliqué une séance d'une journée de travail par mois entre septembre et juin. Toutes les séances ont été enregistrées et, pour la première moitié de l'année, un compte rendu des rencontres a été préparé par les chercheurs et soumis aux enseignants. Ce procédé a permis de s'inscrire dans une spirale réflexive où des aspects soulevés à une séance étaient repris, approfondis et examinés sous d'autres angles à une séance ultérieure. Dans la première partie de l'année, les échanges ont surtout porté sur la spécificité de l'approche de la philosophie pour enfants sous l'angle de ce que cette approche postule et implique comme conception de l'apprentissage et de l'enseignement. La deuxième partie de l'année a permis l'exploration de thématiques particulières associées à la pratique pédagogique: autonomie de l'élève, écart entre la discussion d'idées et le comportement, place des valeurs dans la formation, rapport à l'ordre dans la classe, etc. Ces thématiques, et les considérations plus générales portant sur «apprendre et enseigner», ont permis aux enseignants d'expliciter leurs conceptions de la pratique pédagogique selon une approche éducative faisant appel à la capacité de penser des enfants et proposant d'organiser la classe comme une communauté de recherche. L'animation de communautés de recherche sur des objets de la pratique pédagogique a suscité chez les chercheurs un travail d'explicitation et de mise en oeuvre dans l'action, soit dans le déroulement des séances avec les enseignants, des composantes reliées à la dimension philosophique de la communauté de recherche.

Les retombées – Ce projet a permis une meilleure appropriation de l'approche de la philosophie pour enfants, tant pour les enseignants que pour les chercheurs. Du côté des enseignants, le projet a favorisé un approfondissement de l'approche en exigeant d'expliciter les aspects qu'on désirait transposer dans d'autres contextes d'enseignement-apprentissage et, en contrepartie, en obligeant à examiner la spécificité des différents contextes. Pour les chercheurs, dans une visée de contribution au champ de la didactique de la philosophie, le projet a permis de clarifier les fondements de l'approche et de mettre en lumière les procédés qui permettent de reconnaître qu'on fait de la philosophie, au sens de «philosopher» (Tozzi, 1994). En ce sens, ce projet a incité à entreprendre une clarification de la nature du savoir philosophique (du savoir-philosopher) qui se construit en communauté de recherche dans la pratique de la délibération collective en classe (Lebuis et Lamer, 1999). Pour les enseignants, le projet a aussi favorisé le développement de la collégialité entre enseignants qui s'est traduit par une implication accrue de plusieurs dans la vie de l'école et par la mise sur pied d'un réseau en Philosophie pour enfants au Centre des enseignantes et enseignants de la Commission scolaire de Montréal où la formation est assurée par des pairs.

Discussion

Quel éclairage fournit cette description des projets collaboratifs à propos du modèle défini au départ? Jetons un regard transversal sur ces projets en reprenant chacune des étapes du modèle qu'ils prétendent illustrer, soit l'étape de cosituation où l'on a tenté, pour chaque projet, de formuler la thématique générale de départ et l'objet spécifique dans sa double dimension de recherche et formation, l'étape de coopération où l'on a voulu caractériser l'activité réflexive dans laquelle s'engagent les partenaires pour coconstruire un savoir lié à la pratique, et l'étape de coproduction où il s'agissait de se prononcer sur les retombées du projet pour les deux communautés (recherche et pratique) concernées.

Relativement à l'étape de cosituation, il ressort clairement que les projets ne s'amorcent pas tous de la même façon. Pour les uns (projet de Bednarz sur la résolution de problèmes en mathématiques, projet de Poirier sur l'apprentissage des mathématiques chez des élèves présentant une déficience intellectuelle), la sollicitation vient des enseignants et s'exprime par un intérêt de perfectionnement sur un aspect de la pratique qui les préoccupe. Pour d'autres (projet de Desgagné et Gervais sur les récits de pratique, projet de Couture sur l'enseignement des sciences de la nature), la sollicitation vient des chercheurs et s'exprime par un intérêt de recherche sur un aspect de la pratique. C'est dire que l'équilibre de la double dimension recherche et formation ne se négocie pas de la même façon, au départ: pour les premiers, le défi fut de dégager un objet de recherche de l'entreprise de perfectionnement; pour les seconds, il fut de faire en sorte que l'objet de recherche qu'ils se proposaient d'investiguer soit compatible avec une démarche de perfectionnement susceptible d'intéresser les praticiens. Par ailleurs, il se peut aussi que cet équilibre entre formation et recherche soit régulé dans le temps. Dans le projet de Lebuis, sur le transfert de l'approche philosophique à la pratique pédagogique, l'objet de recherche, les conceptions des enseignants liées à la pratique pédagogique, ne s'est précisé qu'après un temps relativement long où le projet ne sera que formation continue pour des enseignants qui se prêteront simplement à vivre ce qu'on appelle une «communauté philosophique» visant l'appropriation et l'approfondissement de l'approche de philosophie pour enfants. Dans le projet de Desgagné sur les récits de pratique, bien qu'au départ, l'idée de raconter un récit de pratique ait rejoint à la fois une intention de formation, soit le récit comme miroir de sa pratique, et de recherche, soit l'analyse du savoir contenu dans le récit, on peut dire que la dimension formation a été plus intense à la fin du projet qu'au début, quand des enseignants ont eu à défendre et à exploiter leur récit auprès de groupes de futurs enseignants, se retrouvant, dès lors, à exercer un nouveau rôle, incluant de nouvelles habiletés à développer liées à la formation des futurs enseignants. L'étape de cosituation, dans son déroulement, pose la question de savoir jusqu'à quel point chaque groupe d'acteurs, tant celui des chercheurs que celui des praticiens, s'approprie, à ses propres fins (investigation pour les uns et perfectionnement pour les autres), le projet collaboratif. Elle pose également la question de savoir à quel point chacun de ces groupes d'acteurs s'approprie la perspective de l'autre, de savoir que ceux qui sont mobilisés par la dimension formation se laissent imprégner de la dimension recherche et que ceux qui sont mobilisés par la dimension recherche se laissent imprégner de la dimension formation. Il semble que, dans l'illustration des projets, cette appropriation à deux sens nous ramène à tenir compte d'une nécessaire négociation de départ et d'une inévitable régulation dans le temps, jusqu'à la toute fin de la démarche. L'essentiel réside, au fond, dans la capacité des acteurs à garder dans leur horizon collaboratif cet équilibre à préserver entre la perspective de perfectionnement et celle d'investigation, de même que cette perméabilité à maintenir entre ces deux perspectives, pour chacun des acteurs engagés dans la démarche.

Concernant l'étape de coopération, il va de soi que l'activité réflexive, où chercheurs et praticiens coconstruisent un certain savoir à propos de la pratique, prend diverses formes selon les projets. La description qu'on fait ici de cette activité, pour chaque projet, bien qu'elle soit trop brève pour permettre de préciser toute la nuance de son articulation, suggère tout de même un certain éclairage sur la démarche. Ce qui se dégage de commun, d'un projet à l'autre, c'est le rapport étroit qui s'établit entre la «réflexivité» comme approche de formation et la «réflexivité» comme matériau d'investigation, en fonction d'un certain objet de «savoir», lié à la pratique, à coconstruire. Dans le projet de Couture, la planification conjointe d'activités d'apprentissage devient l'appui à partir duquel se définit l'approche réflexive de formation (planification, mise à l'essai, retour et ajustement). Sur le plan de l'analyse, ces activités d'apprentissage deviennent le matériau pour analyser le processus de coconstruction entre chercheur et praticien et pour dégager au fond un «savoir-enseigner» les sciences de la nature au carrefour de la «didactique praticienne» et de la «didactique de recherche» (Martinand, 1992) pour éclairer l'élaboration d'un scénario d'enseignement des sciences au primaire. Dans les projets de Bednarz et Poirier, à la différence du projet de Couture, l'accent va à l'analyse de l'intervention plutôt que sur la planification d'activités (on parle bien d'accent, car dans les trois cas, planification et intervention s'entremêlent). En effet, on privilégie une activité réflexive de type résolution de problèmes de pratique (les enseignantes soumettent les difficultés rencontrées dans leur pratique, en lien avec l'approche d'enseignement proposée). Ce sont ces rencontres de résolution de problèmes, où interagissent chercheurs et praticiens, qui constituent le matériau d'analyse. Partant de l'analyse de ce qui se construit dans cette démarche de résolution de problèmes de pratique, on tente d'en dégager un «savoir-enseigner» les mathématiques qui prend ici le sens d'un «répertoire» de stratégies d'intervention ajustées au contexte. En philosophie pour enfants, plutôt qu'une activité réflexive de type «résolution de problèmes de pratique», on choisit plutôt une activité réflexive de type «communauté de recherche philosophique», où le raisonnement conceptuel prime sur l'analyse de pratique; sur le plan de l'analyse, on s'intéresse à dégager une «architecture conceptuelle» et non un «répertoire de stratégies», de sorte que le savoir-enseigner qui est ici visé, à saveur philosophique, est beaucoup plus de l'ordre d'un «savoir conceptualiser sa pratique pédagogique». Enfin, concernant les récits de pratique, on s'inscrit, comme approche de formation, dans ce que d'aucuns appellent une «approche narrative de la réalité», et ce que d'autres appellent une «approche d'explicitation de la pratique». Dans les deux cas, on s'applique, par la reconstruction de tels récits, à rendre «discursif» un «savoir tacite», développé dans l'action et à travers l'expérience de la conduite du groupe-classe, «savoir d'action» qui devient objet d'analyse. D'un projet à l'autre, approche de formation et approche d'analyse se coconstituent, en congruence avec une certaine conception, spécifique à chaque projet, d'un «savoir» à coconstruire.

Enfin, l'étape de coproduction, qu'on exprime ici en termes de retombées, pose, avant tout, la question de la nature du produit de la recherche collaborative et de la façon dont ce produit répond à la fois aux attentes de la communauté des praticiens et de celle des chercheurs. Il semble que, dans l'ensemble des projets, il y ait l'idée d'une contribution en termes de résultats de recherche, du côté de la communauté des chercheurs, en lien avec un champ de «savoir» donné (plus proche d'un savoir didactique, en mathématiques pour Bednarz et Poirier, en sciences pour Couture et en philosophie pour Lebuis; plus proche d'un savoir pédagogique, en conduite du groupe classe, pour Desgagné). Il semble qu'il y ait aussi l'idée, pour l'ensemble des projets, si ce n'est pour le projet en philosophie pour enfants sur lequel nous reviendrons, d'une contribution, pour la communauté des praticiens, en termes d'un matériel didacticopédagogique à réinvestir dans la pratique (un éventail de «stratégies d'enseignement des mathématiques» dans le cas des projets de Bednarz et Poirier et des «activités d'apprentissage en sciences» dans le cas du projet de Couture) ou dans la formation à la pratique (des récits de pratique utilisables pour la formation initiale et continue des enseignants, dans le cas du projet de Desgagné). Cette double contribution a ceci d'original qu'elle est issue d'un processus de coconstruction entre chercheurs et praticiens, entre la théorie et la pratique de l'enseignement. C'est en cela qu'elle prétend constituer un apport original à un certain champ de savoir (une vision renouvelée de l'enseignement des sciences, de l'enseignement des mathématiques, de la pratique pédagogique par la philosophie, de la formation au savoir pédagogique par les récits) et produire un matériel didacticopédagogique tout aussi renouvelé pour la pratique et la formation à la pratique, un matériel qui reflète la fécondité du rapprochement souhaité entre les deux communautés de recherche et de pratique. Mais il serait réducteur de simplement associer l'idée des retombées de la recherche collaborative à un produit (résultats de recherche et matériel didacticopédagogique). Au-delà ou en deçà du produit, il y a la démarche dans laquelle se sont engagés les participants, chercheurs et praticiens, démarche à travers laquelle on peut supposer qu'ils ont cheminé, si ce n'est que sur le plan de leur représentation du monde de la recherche et du monde de la pratique et des multiples «passerelles» qu'il devient possible d'entretenir entre les deux lorsque sont créées les conditions nécessaires à l'entreprise de coconstruction. En plus spécifique, cette démarche transformatrice constitue une visée de la recherche collaborative pour tout ce qui concerne le développement professionnel d'une équipe-école (Lavigne, 1998). La recherche collaborative est née, avons-nous dit au départ, d'un besoin de réunir les enseignants d'une école autour d'un questionnement sur leur pratique et de faire en sorte que le développement de cette communauté réflexive ait un impact sur le climat institutionnel élargi et ultimement sur l'apprentissage des élèves. C'est, par ailleurs, beaucoup plus ce type de retombées qui est avancé explicitement dans le projet de Lebuis qui ne vise pas, comme tel, la production d'un matériel, pour la communauté de pratique, mais plutôt le développement d'une pensée collective autour de la pratique pédagogique et aussi d'une approche de collégialité entre enseignants à partir de la communauté philosophique qui est mise en place dans son projet collaboratif[15].

Conclusion

Nous arrivons au bout de notre entreprise qui visait à présenter, à illustrer et à mettre en question un modèle de recherche collaborative, issu d'un travail d'analyse et de conceptualisation de façons de faire de la recherche «avec» plutôt que «sur» les enseignants, pour reprendre l'expression de départ, au carrefour des projets respectifs que nous menons, en tant que chercheurs en éducation, dans les domaines spécifiques qui sont les nôtres. Nous avons établi qu'au coeur du modèle siégait l'idée d'une activité réflexive aménagée en vue que les partenaires y coconstruisent un savoir lié à la pratique, et surtout que cette activité réflexive puisse servir deux fonctions à la fois: formation et recherche. Sous-jacente à cette activité réflexive et à sa double fonction, une certaine conception de la collaboration qui veut que les partenaires, issus de cultures différentes de production des savoirs (culture de recherche et culture de pratique) se retrouvent autour d'un intérêt commun (un aspect de la pratique à explorer), s'y engagent sur la base du respect de leurs intérêts respectifs liés aux enjeux de leurs cultures de production des savoirs (un intérêt de questionnement pratique pour les enseignants et de recherche formelle pour les chercheurs), tout en se laissant imprégner de la perspective des uns et des autres (une coconstruction de savoir, au carrefour des savoirs savants et des savoirs d'action). Se profile, en filigrane à cette conception de la collaboration de recherche, conçue comme le rapprochement entre deux cultures de production des savoirs, un critère de «double vraisemblance» (Dubet, 1994) qui teinte, au fond, l'ensemble des composantes du modèle qui vient d'être illustré. Ce critère de double vraisemblance en devient un de pertinence sociale quand il s'agit de négocier l'aspect de la pratique sur lequel on va réfléchir en fonction des deux cultures de savoirs auxquelles on souhaite contribuer, de rigueur méthodologique, quand il s'agit d'aménager une activité réflexive qui soit à la fois approche de formation et dispositif de collecte de données et, enfin, de fécondité des résultats, quand il s'agit de présenter et de diffuser des résultats qui aient une résonance dans les deux cultures. C'est ce critère de double vraisemblance, ainsi réinterprété pour chacune des étapes de la démarche collaborative, qui semble le mieux appuyer le rapport nouveau que vise à établir notre modèle entre recherche et formation[16].