Corps de l’article

En sociologie urbaine, la littérature concernant les espaces publics et la constitution de la sociabilité entre les citadins est très dense. L’espace public est tantôt vu comme un lieu de proximité sociale (Jacobs, 1961 ; Lynch, 1982 ; Sénécal et Bouvier, 2001), un espace de cohabitation distante (Sansot, 1993 ; Germain, 1995), voire l’expression d’une étrangeté mutuelle (Quéré et Brezger, 1992). Il est aussi un lieu d’action et d’expérience qui, en référence à la métaphore dramaturgique issue de l’oeuvre d’Erwin Goffmann, place les interactions sociales au centre d’un jeu de regards dans lequel l’observé et l’observant s’échangent les rôles (Grafmeyer, 1996 ; Joseph, 1992). Toutes ces approches ont la même préoccupation, celle de situer l’individu dans un espace collectif, alors que s’entremêlent la volonté de régulation de l’espace collectif et celle d’appropriation par le sujet d’un espace possédé, même de manière partielle et éphémère. La dimension normative du lieu détermine les pratiques du sujet et les formes de son action (Berdoulay et Entrikin, 1998). Mais pouvons-nous, comme se le demande Richard Sennett, (1992) créer des environnements urbains ouverts à une participation mutuelle, pas seulement visuelle, dans un espace horizontal, et provoquer ainsi la rencontre avec l’autre ? On serait tenté de voir les lieux affectés aux pratiques de loisir comme des espaces de prédilection de la reconstitution des sociabilités érodées par la modernisation et l’émancipation de l’individu : les réseaux sociaux, autour de parents, de voisins ou d’amis, se forment par exemple à travers les ligues de quilles (Fortin et al., 1987). Récemment, s’intéressant également à la pratique du bowling, Putnam (2001) croit déceler le déclin de la vie associative puisque, après la grande époque des ligues, ce sport aurait pris désormais un caractère résolument individualiste. Ces deux interprétations, divergentes à certains égards, trouvent néanmoins dans les espaces de loisir le siège de possibles réinventions de l’espace public. À ce propos, le jardin communautaire, tel qu’il existe à Montréal, représente-t-il un tel espace public susceptible de permettre la recomposition du lien social ?

Le jardin communautaire est d’abord un espace de loisir, organisé par un service municipal et soumis à un code de conduite édicté par la Ville mais vécu par chacun des jardins selon son histoire propre. Considéré comme un équipement urbain de loisir, répondant à une demande sociale de plus en plus forte (Ville de Montréal, 1999, p. 11), le jardin communautaire représente en effet l’occasion pour les citadins de pratiquer un loisir de plein air, à proximité de chez eux, peu coûteux et productif.

Les intentions du programme des jardins communautaires de la Ville de Montréal dépassent toutefois l’intention de procurer un espace de loisir original et peu coûteux aux citoyens de cette ville. Le programme vise, en fait, à former des espaces de socialisation et à stimuler « l’interaction […] entre les membres du jardin et avec les gens alentours » (Ville de Montréal, 1999, p .8 et 13). Le maniement de la pioche engagerait ainsi l’objectif de développer « la vie communautaire du jardin » (Pedneault et Grenier, 1996, p. 70). L’espace du jardin, en tant que territoire, représenterait aussi « une source importante d’identification sociale [et] contribue[rait] à la création ou au renforcement d’une identité collective » (Boulianne, 1998, p. 145) en favorisant « le développement de certaines formes de sociabilité » (ibid., p.150), qui s’inscrit « dans la perspective des relations sociales comme des transformations sociales dont elle est porteuse » (ibid., p. 143). Cette identité constituée fait référence à une activité partagée et à un type d’organisation : « community gardening is one form of socially-organized urban agriculture [...] where people share basic resources – land, water and sunlight » (Lindayati, 1996, p. 5-10). Dans cette optique, le jardin communautaire montréalais se rattache au courant plus large de l’agriculture urbaine. Comme nous sommes à même de le constater, le programme des jardins communautaires met l’accent sur l’aspect communautaire de la pratique.

L’objectif de cet article est de comprendre et d’analyser les dimensions sociales du jardin potager urbain et de comprendre les raisons de la pratique du jardinage. En saisissant les pratiques sociales et leurs sens, en tenant compte de leurs articulations à l’espace, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : le jardin potager en milieu urbain de type communautaire est-il un territoire de recomposition du lien social ? Si tel est le cas, cette recomposition ne se réalise-t-elle que sur des modes éphémères et ponctuels ? Étant donné le statut particulier des jardins qui les différencie des espaces publics de type parc, quel type de sociabilité engendre-t-il ? Il est, en effet, susceptible de favoriser un type de sociabilité et une forme de rapport à l’espace unique en milieu urbain. Nous analyserons ainsi les interactions sociales et les rapports entre différentes personnes, présentes dans le jardin et formant possiblement un groupe. Éclairer de telles représentations devrait permettre de mieux comprendre les relations sociales que le jardin engendre.

Un espace social ambigu

Le jardin communautaire est un espace social ambigu. Son ambiguïté repose sur le fait qu’il est à la fois public et réservé, à la fois espace collectif et espace individualisé. L’espace public du jardin ne s’oppose-t-il pas à l’espace approprié et individualisé de la parcelle ? Car les jardiniers, compris comme des individus autonomes, font le choix de s’inscrire dans une structure communautaire afin de pratiquer une activité plutôt solitaire, et ce, de façon très régulière durant toute la saison estivale. En effet, l’activité du jardinage, qui résulte d’un choix personnel et individualiste, se fait, dans le cadre d’un jardin communautaire urbain, au sein d’un groupe composé d’autres jardiniers avec lesquels une personne partage un espace commun et de nombreux moments. Il est donc le lieu d’une pratique spécifique, périodique et productrice, où l’individu jardinier est nécessairement mis en présence de l’autre de façon plus ou moins directe. Ce sont des espaces de plein air semi-publics – dont la pratique est spécialisée et réservée à un petit nombre de personnes, mais également espaces collectifs – offerts aux yeux de tous et insérés au sein d’un quartier, mais non ouverts à tous les citoyens. Ils sont donc l’objet d’une occupation privative et individuelle tout en étant des espaces verts collectifs. Ainsi, la parcelle louée est le fruit d’un grand investissement personnel (de temps, financier, mais aussi affectif), qui conserve malgré tout son « caractère concédé » : le jardinier a le « sentiment de n’être jamais complètement chez soi » (Korosec-Serfaty, 1991, p. 258). Cette problématique est accentuée par le mode de fonctionnement collectif du jardin, qui exige du jardinier d’assumer « plus de responsabilités individuelles que de cultiver un potager sur son propre terrain » (Pedneault et Grenier, 1996, p. 12-13). Les individus, en plus de partager un espace commun, doivent en effet s’acquitter d’un certain nombre de tâches et s’impliquer dans l’organisation et le fonctionnement général du jardin.

Le jardin communautaire peut ainsi être envisagé sous trois aspects principaux : une ressource alimentaire, un loisir et un espace domestique (Gojard et Weber, 1996, p. III, 3.1). Par sa spécificité et son mode de fonctionnement, ce type d’espace, semi-public, se différencie des espaces publics, ceux-là même qui représentent « une «entrée» privilégiée pour l’analyse de ces formes instables d’interactions qui se construisent à l’écart des liens durables, des appartenances communes et des identités partagées » (Grafmeyer, 1994, p. 95). En effet, le jardin communautaire comme espace social est particulier puisque voué à une activité, le jardinage, en soi éphémère et saisonnière. Il favorise l’établissement de ce type de relations à la fois de très grande individualité et de possible sociabilité, ce qui lui confère son originalité. Car si les usagers des jardins communautaires se voient attribuer une parcelle individuelle de terre, celle-ci est adjacente à d’autres.

La sociabilité dans les espaces publics se conjugue sur des modes superficiels et épisodiques, dans le respect de l’anonymat de chacun. Elle peut prendre différentes formes qui se déclinent selon l’obligation de tenir compte des autres et la nécessité de conserver une certaine distance. « Les formes de sociabilités, les modes de coprésence, les manières d’aborder autrui ou de l’observer, et ce, tout en veillant à la présentation de soi sous le regard des autres, en somme toutes ces pratiques, qu’elles soient ritualisées ou non dans les comportements qu’elles exigent, instituent l’espace public » (Berdoulay, 1997, p. 304). L’espace public est en effet le « lieu de réglage et d’ajustements incessants de la distance et de la proximité, de la présence et de l’absence à autrui, de l’interaction sociale concertée » (Chelkoff et Thibaud, 1992, p. 8). On retrouve ici le thème simmelien de la réserve et de la distance dans les interactions en milieu urbain. En effet, Simmel avait déjà montré, au début du xxe siècle, que « cette aptitude à garder ses distances est à la fois une condition pour communiquer avec autrui et un moyen de protéger son intégrité » (Germain, 2002). Mais les jardins communautaires peuvent-ils être comparables à ce type d’espace ?

Les jardiniers, dans le contexte collectif du jardin communautaire, sont susceptibles de faire connaissance, d’avoir des contacts avec l’autre ; or « le fait, sans connaître l’autre avec exactitude, de savoir toujours quelque chose sur lui ne manque pas d’avoir des conséquences remarquables pour les modes de vie quotidienne » (Maffesoli, 1995, p. 122). Dans ces conditions, comment s’harmonisent les comportements individuels et les relations de groupe ? Il est un espace partagé qui, comme le souligne Grafmeyer (1999, p. 159), amène les individus à « composer avec autrui et peut-être, du coup, avec soi-même ». Cette problématique permet de comprendre « les manières de cohabiter qui s’instaurent, au quotidien, entre des populations hétérogènes amenées à partager un même espace de vie » (ibid.), fût-ce de manière temporaire. Il s’agira alors d’analyser concrètement « comment se construisent les identités, les distances et les tensions entre des citadins qui se trouvent en situation de coprésence au sein d’un même espace de vie » (ibid., p.164). Car il ne faut pas oublier que l’« on fait un jardin par inclination personnelle, par passion, mais on le fait aussi pour avoir la paix. [...] Le jardin est un endroit pour se retirer, se mettre à l’abri de l’agitation extérieure » (Routaboule et al., 1995, p. 21). Dans ces conditions, les jardiniers pourraient s’en tenir à des relations où la sociabilité consiste « à créer de la distance entre les personnes, à se rendre poliment étrangers les uns aux autres » (Quéré et Brezger, 1992, p. 91), comme dans un espace public.

Les jardins peuvent ainsi être l’assise d’une certaine forme de socialisation, au sens énoncé par Lachmann (1991, p. 279) : « the process of socialization [...] predominantlyemerges in the context of mutual interaction with other in interpersonal relationships, the individual learns the rules and norms, the values and motivations, and the requisite behaviours necessary to function in his society or social group ». Quoi qu’il en soit, « qu’elle soit souhaitée ou subie, qu’elle induise des sociabilités, des tensions ou des conduites d’évitement, la proximité de l’autre n’est jamais complètement indifférente » (Grafmeyer, 1991, p. 20). Les relations entre les jardiniers ne sont pas nécessairement inévitables, mais « on peut [...] supposer que le simple fait de la proximité spatiale est en soi seul producteur d’un certain nombre d’effets ». Le jardin communautaire peut en effet susciter « des occasions d’interaction ou au moins des situations de coprésence » (Grafmeyer, 1991, p. 26). Routaboule (dans Routaboule et al., 1995, p. 113) remarque en effet que « le jardinage est une activité qui par essence conduit à la participation et au partage. Tous les jardiniers, bien qu’à des degrés divers, sont amenés à échanger, discuter et socialiser à partir de leurs travaux ». On peut déjà imaginer la présence d’une première forme de sociabilité : « la conversation, que G. de Tarde a définie comme «l’exercice continu et universel de la sociabilité», est l’une des composantes essentielles de ce jeu social » (Valade, dans Boudon et al., 1989, p. 180). Dans le même ordre d’idées, et pour reprendre les termes du sociologue français Joseph cité par Germain (2002, p. 2), il ne faudra pas négliger « l’inattention civile à la base de la sociabilité dans les espaces publics, cette sorte de courtoisie visuelle qui évite d’importuner autrui par une curiosité déplacée, [et qui] est une forme pauvre mais essentielle d’interaction ». Le jardin communautaire établit ainsi un « contexte de co-présence » où les relations « prennent la forme de rencontres » (Giddens, 1987, p. 86). Comme Fortin (1988, p. 148-150) l’a remarqué, « l’espace joue un rôle primordial » quant à la formation de réseaux de relations et « les espaces communautaires sont particulièrement propices à l’éclosion » de ceux-ci. Dans cette optique, le jardin communautaire devrait favoriser le développement entre les individus de relations basées sur des critères d’affinité (le jardinage). Dans un jardin communautaire, les individus développeraient des relations basées sur des critères d’affinité (le jardinage) et de moments partagés. Les liens sociaux qui en découlent peuvent être qualifiés de faibles, au sens que donnent Henning et Lieberg à ce terme (1996).

La participation à un projet collectif

Les effets de la participation à un jardin communautaire, où chacun a des responsabilités envers les autres et envers le jardin, sont multiples et peuvent être positifs ou négatifs. Sur le plan individuel, on peut retenir le développement du partage, de l’organisation, de la responsabilisation, de la gestion des rapports conflictuels ou compétitifs, de l’entraide, de la coopération. Sur le plan collectif, on peut distinguer des effets non intentionnels (tels que la cohésion sociale ou non, l’émergence de conflits internes et / ou externes) et des effets intentionnels (les activités débordant le cadre du jardin, l’émergence ou non de solidarités, relations, communications). En effet, les jardiniers pratiquent une activité individuelle, mais ils font également partie d’un groupe. Même « s’ils sont marqués par le sceau de l’opportunité, [...] il faut plus ou moins participer à l’esprit collectif » (Maffesoli, 1995, p. 126). L’observation de leurs façons d’être dans le jardin et dans l’accomplissement des activités qu’il suscite (isolé, en groupe, en famille, etc.) devrait être un bon indicateur de la cohésion, ou non, qui existe au sein des jardiniers ; cette cohésion, selon Sumpf et Hugues (1973, p. 56), ferait tendre « le groupe vers l’uniformité, vers le sentiment de responsabilité. [La cohésion] dépend de la mesure dans laquelle le groupe résout les conflits internes ou externes ». Il faudra donc observer si le jardin favorise une réelle cohérence entre les usagers. Il sera également intéressant de voir sur quoi repose la formation éventuelle de petits groupes (par exemple sur des affinités de différents types).

La dimension conflictuelle qui peut accompagner cet acte ne devra pas échapper à notre propos : en effet, « il est vrai que l’appropriation, si elle contribue à l’ «être» de l’individu et de la collectivité, est la principale source de conflits ». Dans le cas du jardin communautaire, on peut par exemple penser aux rapports potentiellement conflictuels entre jardiniers, et entre jardiniers et voisinage : « la représentation partagée du territoire peut être un facteur de cohésion, alors que des représentations divergentes peuvent être source de conflit » (Charbonneau et Germain, 1994, p. 12). Ces deux phénomènes sont présents dans les jardins, les jardiniers formant tantôt un groupe uni par le jardin en tant que lieu, tantôt un ensemble d’individus qui s’affronte justement parce que l’appropriation est très forte mais surtout individuelle.

Terrains d’étude et termes de l’enquête

Dans le cadre de cette recherche, l’analyse porte sur les pratiques individuelles à l’intérieur d’une structure sociale, une organisation et un lieu : le jardin communautaire. Dans ce cas-ci, l’individu fait le choix de jardiner en adhérant au groupe de jardiniers dans un lieu précis, qu’il s’approprie à sa façon. Nous cherchons à comprendre quels types de relations les individus entretiennent dans ce lieu qu’est le jardin communautaire en milieu urbain avec les autres jardiniers : la dimension territoriale est associée aux théories de la socialisation. Il s’agit bien là de rendre compte du déroulement habituel de la vie sociale des jardins communautaires. À travers cette approche sociologique du quotidien, « le souci [est] de saisir la vérité du phénomène social par la description qualitative des formes de la vie quotidienne » (Boudon et al., 1993, p. 187). Nous traiterons ici des conduites banales de la vie courante dans le jardin, en étant par la suite attentif à la signification des pratiques et des conduites.

La démarche inductive a été choisie, puisque aucune exploration du sujet de cette recherche n’existe à ce jour. Nous partirons des faits observés pour ensuite les mettre en relation, en privilégiant « le cheminement des constatations particulières, tirées d’observation de terrain, vers les concepts généraux et les lois qui les expliquent » (Guibert et Jumel, 1997, p. 4). Cette approche descriptive empirique permettra une analyse des phénomènes étudiés, en se basant sur les données collectées concrètement et directement en situation, partant du particulier pour aller au général. Pour répondre aux questions soulevées dans la problématique, nous avons décidé de mettre en oeuvre trois stratégies méthodologiques pour approfondir le sujet d’étude et en analyser toutes les facettes. Une approche par questionnaire permettra de mesurer les pratiques et les relations sociales entre les jardiniers au sein du jardin. Deux stratégies plus qualitatives, l’entretien et l’observation directe, seront également mises en oeuvre. La démarche méthodologique sera donc à la fois explicative et globale. Enfin, comme le suggère Guibert et Jumel (ibid.), nous adoptons, dans la présente recherche, « une démarche scientifique en privilégiant la rationalité et l’objectivité [...] ; l’expérimentation, en confrontant les théories aux réalités observables ; la vérification, en associant les outils d’observation et en confrontant les informations collectées ». La complémentarité des outils méthodologiques, à savoir le questionnaire, l’entretien et l’observation directe, permet de cerner le plus largement possible les phénomènes étudiés.

Le choix des jardins

Il existe 75 jardins communautaires répartis sur le territoire de la ville de Montréal, avec 6 477 parcelles individuelles, cultivées en général par une seule personne, mais qui peuvent aussi être entretenues par des co-jardiniers. Relativement petit, semi-public, inséré dans le cadre urbain, un tel jardin communautaire est constitué d’un ensemble de parcelles individuelles, aussi appelées jardinets, dont la surface peut varier d’un jardin à l’autre mais qui fait en moyenne 18 mètres carrés (3 mètres par 6). Ceux-ci sont attribués démocratiquement et loués pour une somme modique à des citoyens montréalais qui en font la demande. Ces personnes forment un groupe qui participent de manière plus ou moins soutenue à l’organisation du jardin et doivent s’accommoder d’un certain nombre de règlements pour pouvoir jouir du lieu (et des équipements dont il est pourvu) et de leurs productions, essentiellement composée de légumes comme le stipule le règlement. La gestion des jardins est assurée par la Ville de Montréal.

Dans le but de comprendre des phénomènes applicables à l’ensemble de ce type de lieu, nous avons retenu cinq jardins. Les observations faites à partir de ces cinq jardins permettent de dégager des tendances qui peuvent être considérées comme représentatives. Certes, la dynamique des jardins est susceptible de varier de l’un à l’autre (en fonction de la taille du jardin, de son environnement et de son aménagement, du quartier où il se situe, etc.), mais l’objectif de la stratégie méthodologique est de tendre vers une représentativité de la réalité montréalaise, vers une représentation objective la plus complète possible de la pratique.

C’est donc à l’été 2000 que fut effectué le terrain, dans les cinq jardins choisis et retenus en fonction de plusieurs paramètres, à savoir leur mode de fonctionnement, leur représentativité de la réalité montréalaise, leur localisation centrale et enfin leur taille. Chacun de ces critères repose sur une stratégie méthodologique définie et justifiable. Ils tiennent compte de la spécificité du cas montréalais. Tous les jardins répondant à ces divers critères furent retenus. Une sélection aléatoire des cinq jardins fut ensuite faite en prenant contact avec les professionnels chargés de l’administration du programme de la Ville de Montréal. En effet, l’accord des responsables de chacun des jardins était absolument nécessaire au bon déroulement de la recherche. Le nombre de jardins répondant aux critères recherchés était très restreint ; il a donc suffi ensuite de s’en tenir à un choix en fonction des quartiers pour en dégager l’échantillon final.

Le questionnaire

Cet outil de collecte permet de mesurer l’étendue des phénomènes découlant de la pratique, du produit et des échanges (biens, relations et services) et ce, du point de vue des utilisateurs. Les faits sociaux, les comportements, les opinions et les facteurs qui les déterminent seront mis en évidence (De Singly, 1992, p. 16 ; Guibert et Jumel, 1997, p. 104), ce qui permettra d’expliquer les conduites identifiées. Le questionnaire vise à mesurer les pratiques individuelles à l’intérieur d’une structure sociale et d’un lieu. Les questions porteront donc à la fois sur les manières de se conduire et sur le sens que les jardiniers donnent à leur conduite. L’objectif était de « mettre en évidence les mécanismes qui génèrent les pratiques » (Guibert et Jumel, 1997, p. 105).

La population de référence étant constituée des personnes inscrites à un jardin communautaire de la Ville de Montréal, la population enquêtée comprenait des jardiniers des cinq jardins à l’étude, l’activité du jardinage étant centrale à la recherche. Le nombre de parcelles étant de 146 au total (certaines parcelles ne furent pas cultivées), l’objectif était d’interroger tous les jardiniers. Certaines parcelles étaient susceptibles d’être cultivées par des co-jardiniers se partageant la parcelle : dans ce cas, les deux jardiniers furent interrogés. Notons cependant que si un couple cultivait la parcelle, seul l’un des conjoints fut interrogé. Pour diverses raisons (impossibilité de rencontrer quelques personnes, refus de répondre, impossibilité de communiquer en français ou en anglais, etc.), le nombre de questionnaires complétés s’élève à 123. L’objectif d’obtenir la collaboration du maximum de jardiniers fut atteint puisque 84 % du nombre total des jardiniers ont rempli le questionnaire. Le nombre de questionnaires recueillis reste satisfaisant pour identifier les tendances de la vie des jardins étudiés.

Profil de la population des cinq jardins

Sur les 123 répondants, 55 % sont des femmes. Plus du tiers des jardiniers ont moins de quarante ans, alors qu’un jardinier sur cinq est âgé de plus de 55 ans. Cependant, parmi ceux qui ont moins de 40 ans, les moins de 24 ans sont très peu nombreux (seulement six personnes). Parmi les plus de 55 ans, seulement quatre personnes déclarent avoir plus de 70 ans. Les jardiniers sont donc majoritairement d’âge moyen, les moins de 24 ans et les plus de 70 ans étant sous-représentés. Les différences de revenus par ménage sont assez marquées. Près de deux personnes sur cinq ont des revenus annuels inférieurs à 20 000 $ par an. Plus de 70 % de la population ont des revenus annuels inférieurs à 40 000 $ par an. Seulement 13 personnes ont des revenus supérieurs à 60 000 $ par an. Deux jardiniers sur cinq possèdent un diplôme d’études supérieures, ce qui représente une forte proportion. Moins d’une personne sur cinq ont un diplôme collégial sans plus. Seulement neuf répondants n’ont pas obtenu de diplôme, alors que plus du tiers ont réussi leurs études secondaires. Là encore, les différences entre les jardins sont importantes.

Les jardiniers vivent en grande majorité seuls ou en couple (un peu plus d’un tiers pour chaque catégorie) et seulement un quart d’entre eux vivent en famille, avec enfants. Plus de 4 jardiniers sur 5 habitent en appartement, alors que 17 personnes résident dans une coopérative ou dans un logement social et six autres dans une maison individuelle. Plus de 85 % des jardiniers résident à moins de quinze minutes de marche du jardin (près de trois personnes sur cinq déclarent habiter à moins de cinq minutes). Parmi les 17 personnes qui habitent à plus de quinze minutes de marche du jardin, 6 logent à plus de vingt-cinq minutes. Les lieux de résidence des jardiniers sont donc localisés en très grande majorité dans les alentours proches du jardin : la population jardinière est donc très locale.

Seulement 10 personnes possèdent un jardin potager chez elles. Les jardins communautaires représentent donc, pour tous les autres, une occasion de pratiquer le jardinage à l’extérieur de leur domicile. Pour ces 10 jardiniers, ils permettent de combler d’autres besoins. Pourtant, près de la moitié des répondants possèdent une cour dans leur logement et, parmi eux, les trois quarts ont un espace vert (ce qui représente plus du tiers de la population totale). Ces jardiniers choisissent délibérément de se mêler à un projet communautaire pour satisfaire leur besoin de jardiner. Enfin, trois jardiniers sur cinq ont, chez eux, une cour ou un balcon où ils font pousser des plantes, démontrant que le jardinage constitue pour eux une passion et que le plaisir de la culture ne se limite pas à des denrées comestibles : le désir de garder un lien avec des plantes cultivées ne se limite pas au jardin potager.

Quelle sociabilité pour les jardiniers ?

La majorité des répondants sont des « jardiniers solitaires », puisque près de 6 personnes sur 10 jardinent habituellement seuls et que presque autant préfèrent le faire dans ces conditions. Le jardinage est donc bien une activité plutôt solitaire, très personnelle. Cependant, c’est également une activité familiale, puisque près du tiers préfèrent jardiner en couple ou avec leurs enfants.

Dans un peu moins de la moitié des cas, il y a plus d’une personne qui cultivent, régulièrement ou à l’occasion, la parcelle. Dans presque 6 cas sur 10, il s’agit d’un membre de la famille. Ceux-ci ont probablement aussi répondu qu’ils jardinent accompagnés. Selon le règlement du Programme, les jardiniers qui s’absentent sont tenus de confier leur jardinet à un jardinier du jardin et d’en informer le comité de jardin. Dans les cas où le jardinier s’absente (ce qui n’est pas le cas pour le tiers des jardiniers), un peu plus d’un tiers déclarent effectivement demander à un jardinier du jardin de s’occuper de la parcelle. Les deux autres tiers préfèrent cependant demander à quelqu’un de leur entourage, ce qui élargit le nombre des bénéficiaires et les usagers des jardins et démontre que les jardiniers font avant tout appel à leurs proches plutôt qu’à un jardinier du jardin.

Le jardin peut être le lieu d’autres activités que le jardinage, en profitant par exemple des équipements en place pour se détendre (table à pique-nique, petit coin aménagé, etc.) ; ceux-ci sont présents dans chaque jardin et aménagés pour rendre ce genre d’activité non seulement possible mais aussi agréable. Le tableau 1 montre la fréquence de certaines situations que les jardiniers vivent ou non dans le jardin.

Tableau 1

Répartition des effectifs selon la fréquence de plusieurs situations

Répartition des effectifs selon la fréquence de plusieurs situations

-> Voir la liste des tableaux

Près des trois quarts des jardiniers ne prennent pas le temps de profiter du lieu pour faire autre chose que jardiner. Les résultats des questionnaires indiquent que plus de la moitié ne le font jamais, alors que seulement 18 personnes déclarent le faire souvent. Les résultats révèlent en outre que les jardiniers ne profitent pas des équipements du jardin en ce sens, encore moins lorsqu’ils sont accompagnés. L’usage du lieu qu’est le jardin dans son ensemble se limite donc à sa fonction première et n’engendre que peu de situations invitant les usagers à s’attarder.

Échanger des conseils avec les autres jardiniers est, en revanche, une pratique largement répandue, puisque plus de 80 % des répondants déclarent le faire régulièrement. De plus, près de trois répondants sur cinq déclarent échanger ou donner des semences aux autres jardiniers fréquemment. Parmi les autres 40 %, plus de trois personnes sur cinq ne le font jamais, ce qui représente plus du quart du total. Enfin, plus de la moitié des répondants s’échangent ou se donnent des plants ou des semences. Le jardin est donc le lieu de nombreux échanges matériels, qui devraient nécessairement suscité des échanges verbaux et donc permettre d’établir des relations sociales.

Les motifs de la participation à l’activité

Les motivations individuelles qui justifient l’inscription dans un jardin potager collectif peuvent être multiples. Qu’en est-il dans le contexte montréalais ? Qu’est-ce qui pousse un citoyen à s’inscrire dans un jardin communautaire ? Le tableau 2 indique l’importance accordée aux quatre motivations proposées dans le questionnaire, à savoir la pratique d’un loisir, l’apport alimentaire que le jardin procure, la possibilité de rencontrer des gens et le contact avec la nature. Le tableau 3 présente ensuite la motivation principale des jardiniers.

Tableau 2

Importance accordée aux quatre motivations proposées

Importance accordée aux quatre motivations proposées

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Identification de la motivation principale

Identification de la motivation principale

-> Voir la liste des tableaux

La principale motivation des jardiniers en s’inscrivant à un jardin communautaire est de se rapprocher de la nature. Suit de près le désir de pratiquer un loisir. Le premier tableau permet de constater que l’apport alimentaire que procure le jardin est une raison non négligeable de participation, puisque près de la moitié des répondants déclarent que c’est une raison très importante. Toutefois, près d’un tiers d’entre eux déclarent que ce n’est pas là leur principale motivation. La possibilité de rencontrer des gens n’attire que très peu de monde, puisque le côté communautaire n’est relevé que par cinq d’entre eux. D’ailleurs, un peu moins de la moitié mentionnent que cela ne représente pas une motivation pour eux. De plus, pour plus de trois personnes sur cinq, il y a d’autres raisons de participation que celles citées ci-dessus. Parmi eux, un peu moins de la moitié évoque le meilleur goût des légumes, la fraîcheur et la possibilité de faire des productions originales. Un jardinier sur cinq est attiré par la possibilité de faire des cultures biologiques et écologiques.

Les variations des motivations selon quelques variables

Le contact avec la nature et la pratique d’un loisir attirent donc majoritairement les jardiniers. Mais quels facteurs peuvent faire varier ces motivations personnelles ? Les intérêts et les attentes à l’égard du jardin sont-ils différenciés selon des caractéristiques telles que le sexe, l’âge, le revenu annuel par ménage, les années d’études et le type de présence du jardinier ?

L’attrait de la nature est plus présente chez les personnes de moins de 55 ans, où c’est majoritairement la motivation principale (tableau 4). Le jardinage en tant que loisir est valorisé également par toutes les tranches d’âge. Les bénéfices de l’apport alimentaire que procure le potager sont plus valorisés parmi les 40 à 55 ans, tandis que la possibilité de rencontrer des gens est légèrement plus appréciée chez les moins de 40 ans.

Tableau 4

Répartition des effectifs selon les motivations premières, le genre et l’âge

Répartition des effectifs selon les motivations premières, le genre et l’âge

-> Voir la liste des tableaux

Les motivations principales des jardiniers varient selon le genre : les hommes recherchent majoritairement le loisir alors que les femmes sont majoritairement attirées par le contact avec la nature. Les femmes sont aussi plus attirées par le jardinage en tant qu’espace productif ; leur intérêt est aussi légèrement plus grand pour les échanges sociaux.

Les jardiniers ayant des revenus annuels par ménage inférieurs à 20 000 $ ont des motivations très partagées (tableau 5). En revanche, une forte proportion des jardiniers gagnant entre 20 000 $ et 40 000 $ par année est attirée par le contact avec la nature, suivi de près par la pratique d’un loisir. Cette tendance s’observe également chez ceux qui gagnent plus de 60 000 $ par année. Le loisir est surtout une affaire de riches, l’apport alimentaire particulièrement une affaire de pauvres.

Tableau 5

Répartition des effectifs selon la motivation principale et le revenu annuel par ménage

Répartition des effectifs selon la motivation principale et le revenu annuel par ménage

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi le contact avec la nature est valorisé chez tous les jardiniers à peu près également. Les différences touchent surtout la pratique d’un loisir (qui attire beaucoup les personnes issues des ménages gagnant plus de 60 000 $ par année) et l’apport alimentaire (plus apprécié par les personnes issues des ménages gagnant moins de 20 000 $ par année). Par ailleurs, l’enquête montre que les motivations des jardiniers varient de la même façon selon la scolarité. L’apport alimentaire est plus valorisé par les personnes ayant poursuivi leurs études jusqu’au secondaire. Les personnes ayant complété des études secondaires, collégiales, et supérieures considèrent le jardinage aussi bien comme un loisir que comme un moyen de se rapprocher de la nature.

Le jardin et le groupe : les relations sociales dans le jardin

Une structure communautaire comme les jardins entraîne nécessairement des relations avec les autres jardiniers. Il s’agissait, à travers le questionnaire, d’identifier le nombre, la fréquence et la nature des relations entre les jardiniers et avec les responsables (tableau 6).

Tableau 6

Répartition des répondants selon le nombre de personnes avec lesquelles ils ont des relations et des rapports fréquents

Répartition des répondants selon le nombre de personnes avec lesquelles ils ont des relations et des rapports fréquents

-> Voir la liste des tableaux

Près de la moitié des jardiniers connaissent au sein du jardin un petit groupe de personnes avec lequel ils ont des relations plus proches, qu’ils voient plus souvent, qu’ils connaissent mieux. Plus d’un tiers connaît moins de trois personnes. Seulement 17 jardiniers connaissent plus de 9 personnes. Ainsi, il semble exister des petits groupes au sein des jardins, des petites unités de relations, bien plus qu’un groupe soudé de tous les jardiniers. Il y aurait donc un niveau intermédiaire de relations sociales.

Le questionnaire visait également à identifier la nature de ces relations, leur « qualité » : les relations et les rapports qu’ils établissent avec les autres jardiniers sont-ils plutôt superficiels, amicaux ou conflictuels, et quelle en est la fréquence (tableau 7) ?

Tableau 7

Nature et fréquence des relations avec les autres jardiniers

Nature et fréquence des relations avec les autres jardiniers

-> Voir la liste des tableaux

Les rapports avec les autres jardiniers sont dans bien des cas superficiels, voire inexistants. Les rapports amicaux sont fréquents pour certains d’entre eux. Toutefois, moins d’une personne sur cinq a souvent ou parfois des rapports conflictuels avec les autres, ce qui est tout de même relativement important. En règle générale, les relations entre les jardiniers sont, malgré la proximité spatiale, empreintes d’une certaine distance. Tous les présidents de jardin s’accordent d’ailleurs à reconnaître que si l’ambiance générale dans les jardins est bonne, cela ne veut pas dire que les jardiniers entretiennent entre eux des contacts très poussés, ni très nombreux. Ils insistent plutôt sur l’individualisme des jardiniers, mais remarquent aussi qu’étant donné le petit nombre de participants les jardiniers se retrouvent souvent seuls dans le jardin (ce qui a aussi été constaté lors des observations directes). Les habitudes d’horaire rythment les rencontres avec un nombre réduit de jardiniers, souvent les mêmes. Dans trois jardins, les présidents déclarent observer des relations plus chaleureuses, plusieurs personnes se connaissant.

Quant aux relations en dehors du jardin, seulement 10 personnes déclarent rencontrer souvent d’autres jardiniers en dehors du cadre du jardin. Près de la moitié des répondants notent que cela arrive souvent, mais on peut supposer qu’ils faisaient plutôt allusion au fait de se croiser dans la rue plutôt qu’à celui de se rencontrer de façon volontaire. Plus de deux personnes sur cinq déclarent au demeurant qu’ils ne rencontrent jamais d’autres jardiniers ; il n’y a donc pas d’extension véritable de l’espace du jardin à celui du quartier. Par conséquent, ces relations sont plutôt furtives, mais le peu qu’il y a n’est pas à sous-estimer : elles permettent ensuite aux jardiniers de se reconnaître dans la rue et sans doute est-ce là l’occasion d’échanger au moins un sourire, si ce n’est plus.

La participation communautaire

L’objectif des questionnaires était de voir si les jardiniers participaient aux réunions, aux corvées collectives et aux assemblées générales du jardin, ce qui permettait d’aborder le thème de la dynamique communautaire. Il s’agissait d’analyser la participation aux activités organisées et de vérifier la volonté du comité et des jardiniers de s’impliquer dans un projet communautaire.

Dans les cinq jardins, au moins deux corvées collectives sont organisées pendant l’été, que ce soit pour enlever les mauvaises herbes ou nettoyer l’ensemble du jardin (entretien des espaces communs, rangement de la cabane à outils, etc.). Dans l’un des jardins, certaines tâches spécifiques ont été attribuées, au début de la saison, à des jardiniers volontaires (entretien du compost, taillage des arbres, etc.). Un peu moins de la moitié des répondants disent participer souvent ou toujours aux activités communautaires. Deux personnes sur cinq déclarent prendre part à ces activités souvent, alors qu’un peu moins de la moitié reconnaissent ne jamais y participer ou rarement. Quant à l’organisation de fêtes collectives, il y a encore quelques années, c’était une tradition dans les cinq jardins à l’étude. Cependant, avec l’implication décroissante des individus, elles ont peu à peu disparu. Seul un jardin a organisé une épluchette de blé d’Inde cette année, mais devant le travail d’organisation que cela a demandé, le manque d’implication des jardiniers, l’argent qu’il a fallu prélever sur les cotisations et le peu de succès, le président projette d’abandonner cette activité l’an prochain. La participation communautaire est donc faible, non seulement en ce qui concerne les activités collectives obligatoires mais aussi les fêtes organisées pour le plaisir des jardiniers. Les individus sont avant tout là pour satisfaire des attentes personnelles. Ils partagent le lieu parce qu’ils ne peuvent jardiner ailleurs, mais ne se sentent pas investis dans un projet communautaire.

En effet, les cinq présidents sont unanimes au sujet de la participation des usagers : les jardiniers ne s’impliquent pas ou peu et l’individualisme prime largement sur la dynamique communautaire. Lorsqu’il y a une implication relativement bonne, ce sont toujours le même petit groupe de personnes que l’on retrouve. Ils s’accordent également sur le fait que les choses ne vont pas en s’améliorant, puisque la participation ne cesserait de baisser. Encore une fois, les jardiniers viennent avant tout pour leur plaisir personnel et ne tiennent pas compte (ou ne se rendent pas compte) du travail supplémentaire que l’ensemble du jardin exige (espaces communs, gestion du matériel, etc.). Trois des présidents, en pensant au comportement des jardiniers à leur égard, vont même jusqu’à affirmer qu’ils les prennent pour des « employés du jardin » : « le président, c’est l’esclave ». L’un d’entre eux attribue ce comportement en grande partie au caractère même de l’activité qui est le fait d’individus travaillant dans leur parcelle respective. Deux présidents déplorent aussi le manque de « formation » des jardiniers, ainsi que le manque d’informations et de communication entre la Ville et les usagers. Selon eux, une meilleure présentation des enjeux de leur participation réglerait bien des problèmes et la Ville devrait mettre l’accent sur ce point, en expliquant clairement et dès le départ ce que leur participation dans un jardin communautaire implique en plus de l’entretien de sa propre parcelle.

Observation et chorégraphie du jardin au quotidien

En observant les comportements et les déplacements des jardiniers dans l’espace du jardin, divers phénomènes furent saisis sur le vif, notamment sur la façon d’être des jardiniers (types de présence – isolés ou en groupe ; attitudes générales – renfermée, ouverte, etc.), à leurs occupations (types d’activités ; durée du passage et rythme de l’activité – efficacité, flânerie, etc.) et à l’appropriation du lieu (signes d’appropriation ; observation des parcelles individuelles – organisation des plantations dans la parcelle ; variété des plantations ; originalité des plantations, – communes ou hors du commun ; entretien du jardinet ; entretien des allées adjacentes ; ajouts personnels).

Les observations ont permis de saisir simultanément l’ensemble des interactions entre les jardiniers et d’en approcher la nature. Il s’agissait de voir comment les individus se comportaient entre eux et de tenter de comprendre pourquoi. Une attention particulière fut apportée aux rapports entre les personnes non arrivées ensemble (co-présence sans reconnaissance, co-présence avec reconnaissance minimale, interaction active, etc.), à la logique spatiale dans les interactions et à ce qui les détermine.

Lorsqu’une personne s’occupe de sa parcelle et qu’un autre jardinier arrive, chacun doit prendre conscience de l’autre. Il s’effectue alors un mélange de la sphère privée et de la sphère publique : au moins pendant un temps, ils ne peuvent plus agir comme s’ils étaient seuls, chez eux, dans leur jardin, d’où résulte une certaine mise à distance de l’autre. Ils s’accordent mutuellement le droit d’exister, d’être là, mais le sentiment d’être chez soi est estompé, sinon annulé, par la présence de l’autre.

Malgré cette distance, une attention particulière et un intérêt certain sont portés à l’autre, mais de façon plus indirecte. En effet, lors des observations, plus du tiers des observés ont manifesté une curiosité pour les parcelles des autres, souvent voisines, mais aussi parfois pour l’ensemble du jardin : on s’attarde, on observe des techniques ou des cultures inconnues, on compare et on se compare... Les jardiniers sont indéniablement jugés de prime abord à leur jardin et ils sont très curieux de celui des autres. Cependant, cet intérêt pour la parcelle des autres n’a que peu de portée sur les relations sociales. Il y a en effet quelque inconvenance à s’y intéresser de trop près, ou trop visiblement : la parcelle du voisin, c’est son intimité.

La fierté que le jardinier éprouve pour son jardin l’amène souvent à provoquer la reconnaissance de l’autre. Cela explique les visites de la famille ou d’amis observées durant l’été. Ainsi, le dimanche est un jour propice, le déjeuner fini, pour faire une visite guidée au jardin. Se crée alors un moment d’intimité familiale surprenant dans ce lieu communautaire. Le jardinier montre, explique, fait goûter les merveilles de son jardin. Sans s’éterniser, il fait ainsi visiter une autre partie de son chez-soi.

Les trois quarts des personnes observées viennent seules. L’autre quart des jardiniers viennent accompagnés du conjoint, des enfants ou d’amis. Les relations avec les autres jardiniers sont de plusieurs ordres. Une fois sur cinq, les observés n’ont aucune relation, aucune reconnaissance de l’autre, pas même un regard. Un tiers des observés se contentent d’un bonjour poli, souvent de loin et en faisant un simple geste de la tête et souvent sans se dire au revoir le temps venu. Pour un quart des jardiniers observés, le fait de croiser quelqu’un d’autre semble visiblement être une expérience agréable, puisqu’ils se saluent chaleureusement et échangent quelques paroles. Certes, cela ne dure guère plus de cinq minutes et ils s’en tiennent la plupart du temps à une discussion d’usage – à propos de la pluie et du beau temps, de leurs problèmes avec leurs tomates ou de la réussite de leurs concombres cette année. Ils le font cependant avec un plaisir certain et non dissimulé. Enfin, une fois sur dix, les jardiniers qui se retrouvent au même moment dans le jardin discutent plus longuement, prennent le temps d’échanger plus familièrement. Cependant, dans ces cas, tous les jardiniers observés semblent se connaître de longue date et il est impossible de savoir si c’est le jardin qui est à l’origine de leur rapprochement ou non.

Dès que plusieurs jardiniers se retrouvent au même moment dans le jardin, celui-ci perd son immobilité et sa quiétude pour sembler subitement « habité ». On peut distinguer deux types de jardiniers quant à leur rapport à l’autre : ceux qui sont renfermés, dans leur « bulle », plus solitaires, et ceux qui sont ouverts, toujours contents de voir d’autres jardiniers. La plupart du temps, les observations dans les jardins lorsqu’il y avait plusieurs jardiniers en même temps donnaient une nette impression de superposition de plusieurs sphères individuelles, chacun évoluant dans sa « bulle », qui semblait invisible aux autres, et hermétique aussi. Chacun semble perdu dans son monde et porte très peu attention à CEUX qui l’entourent, se concentrant sur CE qui l’entoure. De manière générale, les jardiniers ne font pas l’effort de se déplacer pour aller discuter avec un autre jardinier. Quand ils passent l’un devant l’autre ou que leurs parcelles sont voisines, les contacts sont plus fréquents, mais peut-être plus obligés aussi. En règle générale, les jardiniers démontrent, à travers leurs comportements, un désir de tranquillité et se refusent à créer ou à subir des contraintes liées au voisinage.

Avoir des relations avec d’autres jardiniers veut bien souvent dire donner ou échanger des conseils, des plantes ou une partie de sa production. Du même coup, cela signifie aussi avoir envie de partager avec une personne qu’on ne connaît pas ou peu. Le jardin communautaire est ainsi souvent l’assise de contacts, entre personnes de milieux socioéconomiques et d’origines ethniques différents, qui sont souvent motivés par la curiosité et l’envie d’apprendre de l’autre. Les jardiniers font ainsi l’expérience de l’altérité.

Ainsi, cette famille originaire du Bangladesh se voyait solliciter, malgré des problèmes de langue, par d’autres jardiniers curieux de leur culture peu commune. Sans pratiquement échanger une seule phrase mais en privilégiant les gestes et les sourires, certains se voyaient offrir des plants d’herbes aromatiques ou des piments, qu’ils ne consommeront sans doute jamais faute de savoir comment les apprêter. Pour les remercier, comme tout bon jardinier qui se respecte, il leur donneront en retour quelque produit de leur jardin. La fierté des jardiniers envers leur production les pousse à faire preuve d’une grande générosité, très sincère et très spontanée. Cela va de l’échange de conseils, de techniques et de savoir-faire, à celui de recettes ou de légumes, en passant par des graines et des plants. S’il est fier, le jardinier est aussi curieux, avide de connaissances, ce qui le rend ouvert à l’autre.

Le questionnaire a permis de constater la superficialité, en règle générale, des relations sociales au sein du jardin. Les observations directes, dont les résultats furent confirmés par les dires des présidents de jardin, ne laissent guère de doute : le jardin potager en milieu urbain de type communautaire n’est pas un territoire de recomposition du lien social fort. Certes, il est sans conteste un espace qui facilite les contacts, qui crée des liens interpersonnels plus privilégiés que dans un espace public, mais cela ne veut pas dire qu’il permet d’établir des relations plus approfondies. Les jardins communautaires sont en fait des espaces qui semblent plus permettre l’introversion que l’accroissement des relations sociales de voisinage. Les jardiniers s’accordent mutuellement le droit d’exister, d’être là, mais en maintenant l’autre à distance. Le jardin, s’il facilite les contacts amicaux et les échanges, est aussi un petit monde secret, très personnel, ce qui n’est pas sans ambiguïté.

Les relations, beaucoup plus éphémères et ponctuelles qu’on aurait pu l’imaginer (mais cela peut avoir un rapport avec la taille des jardins retenus), ne peuvent cependant être réduites à celles que l’on peut observer dans les espaces publics. En effet, autour de l’activité individuelle qu’est le jardinage, des liens sociaux particuliers et spécifiques peuvent se nouer. Le jardin comme lieu de sociabilité bénéficie des caractéristiques propres à l’activité : la régularité obligée de la fréquentation, l’appropriation de la parcelle et le voisinage obligé des autres jardiniers. De telles conditions auraient pu, en principe, permettre une sociabilité plus épanouie, mais nous avons vu que cela ne l’empêche pas d’être basée sur une certaine superficialité. Cependant, la distance sociale n’est pas exacerbée, les individus étant réunis par la passion du jardinage. En revanche, il donne aussi l’occasion de recomposer les liens familiaux : bon nombre de jardiniers ont été observés en train de partager des moments avec leurs jeunes enfants et plusieurs, en train de faire visiter leur parcelle à des membres de leur famille. Autrement dit, il n’existe pas un groupe de jardiniers pour l’ensemble du jardin mais plutôt un niveau intermédiaire, un petit groupe de voisins de parcelles ou de connaissances. Ces jardiniers, rarement plus de cinq ou six, entretiennent des relations chaleureuses et semblent apprécier ces contacts, mais le phénomène, sur l’ensemble de ce qui fut observé, reste peu fréquent. De plus, comme nous l’avons vu, l’évocation de la dynamique communautaire tant désirée par les bénévoles (qui seraient ainsi déchargés d’un travail important et contraignant) est encore loin d’être en vigueur dans les jardins. D’ailleurs, dans ces lieux où chacun soigne ses intérêts propres, pourrait-elle l’être ?

Synthèse des résultats et éléments de conclusion

S’il est difficile d’établir un profil type du jardinier ; il faut retenir que le statut socioéconomique permet de distinguer le groupe de ceux gagnant moins de 20 000 $ par an, qui est majoritaire et dont les pratiques et les motifs déclarés de la pratique semblent plus typés. Selon les jardins, comme l’illustrent les résultats des questionnaires, les différences entre les jardiniers se situeront plutôt du côté de l’âge, du revenu ou de l’éducation. Des différences ressortaient entre les différents jardins sous étude. Certains jardiniers, résidant généralement dans les quartiers défavorisés, sont proportionnellement moins scolarisés que ceux des deux autres jardins. La population des jardins communautaires est donc à l’image de la population du quartier environnant, ce qui n’est guère étonnant compte tenu du fait que, en règle générale, le lieu de résidence des jardiniers est très proche du jardin.

Les jardiniers préfèrent, dans l’ensemble, jardiner seul, mais une proportion relativement importante apprécie aussi le fait de partager cette activité avec des gens qui leur sont proches. Les jardiniers qui viennent seuls, majoritaires, vivent une activité volontairement solitaire et entretiennent donc un rapport très personnel avec leur jardin. D’un autre côté, nombreux sont ceux qui jardinent en famille ou avec des proches : l’activité et les plaisirs qui y sont associés sont alors partagés, ce qui peut être, entre autres, l’occasion de faire découvrir la magie de la nature à leurs enfants.

La principale motivation des jardiniers lorsqu’ils s’inscrivent dans un jardin communautaire est de trouver un contact direct avec la nature. Vient ensuite le plaisir de pratiquer un loisir. Les jardiniers accordent une importance certaine à l’apport alimentaire que procure le jardin, bien que ce soit rarement leur motivation principale. La possibilité de rencontrer des gens n’est pas – non plus – valorisée. Il est intéressant de noter l’attrait exercé par la nature sur les plus jeunes (qui montrerait la progression du phénomène) et les femmes, tandis que les plus âgés et les hommes valorisent particulièrement le loisir. De plus, comme on peut s’y attendre, ce sont plutôt les jardiniers issus de ménages plus riches qui sont motivés par la pratique d’un loisir, tandis que ceux venant de ménages plus pauvres sont plus attirés par l’apport alimentaire. Si l’objectif des jardiniers n’est effectivement plus une culture de subsistance (Henning, 1997), il apparaît toutefois que les produits du jardin conservent une grande importance aux yeux des jardiniers : trois sur cinq disent d’ailleurs que c’est ce qu’ils apprécient le plus. Cette dimension productive peut aussi répondre au désir d’une alimentation saine, de qualité (Cérézuelle, 1996, p. 170) et dont le jardinier contrôle le cycle de production (Boulianne, 1998, p. 147), ce qui l’assure par exemple de manger des aliments exempts de tout pesticide. En outre, il faut rappeler que le don et l’échange sont des comportements très fréquents, dans les jardins mais aussi à l’extérieur du jardin, les bénéfices du potager dépassant largement le jardinier. Ils sont plus destinés à des proches qu’à des jardiniers du jardin, mais les échanges de conseils, les dons de semences et de plants sont très répandus. Comme le remarquait Routaboule (dans Routaboule et al., 1995, p. 113) « le jardinage est une activité qui par essence conduit à la participation et au partage. Tous les jardiniers, bien qu’à des degrés divers, sont amenés à échanger, discuter et socialiser à partir de leurs travaux ». Ces nombreux échanges matériels devraient en effet engendrer, de fait et nécessairement, des échanges verbaux et donc des relations sociales.

Le bilan des relations sociales, à la lumière des informations recueillies grâce aux questionnaires et aux entrevues, reste pourtant mitigé : les jardiniers se connaissent peu entre eux, les relations sont plutôt distantes, ce qui ne les empêche pas, et c’est un point important, d’être chaleureuses. Plusieurs facteurs auraient pourtant pu jouer un rôle favorable au développement de relations comme, par exemple, le fait que la population soit plutôt stable et qu’une partie importante des jardiniers ait plus de trois ans de fréquentation. La fréquence des visites, leur durée ou la longévité du statut de jardinier sont autant d’éléments qui seraient susceptibles de faire augmenter les échanges sociaux, mais il reste que ceux-ci sont dans l’ensemble faibles, et surtout, peu valorisés par les jardiniers. Le type de sociabilité qui ressort des résultats des questionnaires ne diffère guère de celui que l’on peut retrouver dans les espaces publics, qui se conjugue dans le respect de l’anonymat de l’autre, de sa propre tranquillité et de son « intégrité » personnelle (Germain, 1995, p. 6). La différence, majeure entre ces deux types d’espace public, repose donc sur le caractère régulier des contacts possibles : les occasions d’interaction et les situations de coprésence (Grafmeyer, 1991, p. 26) sont nécessairement plus nombreuses dans les jardins. Il se dégage dans le groupe de jardiniers une influence réciproque qui, sans témoigner de liens sociaux forts, permet l’émergence d’une manière de vivre ensemble et de se côtoyer bien spécifique et que l’on ne retrouve pas dans d’autres espaces urbains. La nature de ces liens sociaux peut être discutée à partir d’une analyse de différents niveaux de pertinence (Henning et Lieberg, 1996). Cette sociabilité reste malgré tout furtive et superficielle, en se conjuguant sur des modes éphémères et ponctuels. Il faut donc relativiser la similarité des phénomènes entre les espaces publics et les jardins communautaires, et ce pour trois raisons. Premièrement, les jardiniers ne sont pas pour autant fermés à l’autre, puisqu’il existe un niveau intermédiaire de relations, peut-être plus propice à l’intimité, mais qui doit surtout reposer sur une logique, qu’elle soit spatiale (voisins de parcelles), temporelle (habitudes similaires de fréquentations) ou affective (des jardiniers qui se connaissaient avant). Il existe ainsi des petits groupes de personnes, qui se connaissent mieux et ont des contacts un peu moins superficiels et plus réguliers. Deuxièmement, les relations sont certes superficielles, mais l’ambiance générale des jardins est bonne, conviviale – malgré le fait que le jardin peut aussi devenir un espace conflictuel, mais cela concerne alors un petit nombre de personnes. Les relations dans les espaces publics, à force de distance, sont rarement caractérisées de la sorte. Troisièmement, le jardin communautaire est un espace qui favorise les contacts et la création de liens interpersonnels entre les jardiniers puisque les dons et les échanges, matériels ou verbaux, y sont des pratiques largement répandues. Jardiner dans un jardin communautaire est néanmoins le résultat d’une démarche personnelle, entreprise pour combler des attentes tout aussi personnelles et non pour converser plus qu’à l’ordinaire avec son voisin. Cela se confirme lorsqu’on s’attarde à la dynamique communautaire en tant que telle, qui finalement ne semble pas exister : en devenant jardinier, l’individu n’est pas conscient – ou n’a pas envie de le devenir – des réalités sous-jacentes à la vie du jardin liées à la participation à une activité collective. Même lorsqu’il s’agit d’activités festives et noncontraignantes, les individus ne sont pas intéressés à participer. Le groupe des jardiniers est institué par le programme de la Ville de Montréal, mais il n’existe pas sur le plan des relations sociales et il ne ressemble pas à un espace communautaire : l’individualisme des jardiniers prime largement sur une quelconque dynamique collective. En fin de compte, il semble que la structure communautaire, sans que l’on puisse dire qu’elle est une contrainte, n’attire pas en tant que telle les jardiniers.