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Cet ouvrage traite de l’intervention professionnelle en s’appuyant sur la pratique de l’ergonomie. Cependant, les nombreuses questions soulevées par la pratique professionnelle débordent des frontières purement disciplinaires. Cet ouvrage pourra donc intéresser non seulement les intervenants oeuvrant en ergonomie mais aussi les nombreux praticiens offrant des services-conseils aux entreprises de même que tous ceux qui s’interrogent sur les moyens de créer une synergie entre recherche et pratique professionnelle.

L’intérêt porté à la pratique professionnelle est en débat dans de nombreuses disciplines. Il émerge, en partie, d’une crise de confiance face au modèle de la « rationalité technique » qui caractérise l’activité professionnelle comme une résolution de problèmes instrumentale, rendue rigoureuse par l’application de la théorie scientifique. Dans ce modèle, les problèmes auxquels sont confrontés les praticiens seraient bien cernés dès le départ. Ces derniers n’auraient donc qu’à choisir les bons moyens pour les résoudre, en s’appuyant sur les connaissances scientifiques. Or la pratique professionnelle apparaît tout autre. Les professionnels sont confrontés à des situations singulières, complexes, dont les problèmes et encore moins les solutions ne sont pas donnés à l’avance. Mais alors comment les praticiens s’y prennent-ils pour intervenir ? C’est à cette question que les travaux portant sur la pratique professionnelle tentent d’apporter un éclairage. L’ouvrage de Fernande Lamonde vient enrichir ce regard en s’appuyant sur les résultats d’une analyse de l’activité de travail d’un praticien en ergonomie.

Dans la foulée des travaux de Schön sur l’agir professionnel, l’ouvrage présente l’intervention professionnelle « en train de se faire » d’un ergonome professionnel, étudié de l’extérieur, c’est-à-dire en évitant toute forme d’auto-analyse du praticien par lui-même et toute collaboration observateur-intervenant pouvant mettre ce dernier en situation de ne plus intervenir seul. Cette approche vient enrichir les autres approches retenues dans le cadre de l’étude de la pratique professionnelle comme par exemple l’approche réflexive menée par le praticien lui-même au cours d’une intervention ou bien les ateliers de praxéologie.

Le premier objectif de cet ouvrage, que l’auteure appelle technologique, est de cerner le potentiel de l’analyse de l’activité de l’ergonome praticien en situation réelle d’intervention comme moyen, entre autres, d’améliorer les descriptions de la démarche d’intervention ergonomique et de déterminer des règles du jeu en matière d’interaction recherche-pratique professionnelle-formation.

Le second objectif, théorique et méthodologique, est de construire et valider des notions d’analyse de cette activité particulière qu’est l’intervention professionnelle, ainsi que les principes et méthodes de recueil de données correspondant.

L’ouvrage se divise en deux grandes parties. La première partie développe l’intérêt d’en savoir plus sur l’activité de l’ergonome praticien en situation réelle d’intervention en tentant de faire le point sur ce que l’on sait vraiment de la pratique professionnelle en ergonomie. La deuxième partie présente les résultats de l’analyse de l’activité d’un ergonome au cours une intervention et tente de montrer en quoi de telles données sont exploitables pour répondre aux problématiques technologiques et d’analyse développées dans la première partie.

La première partie débute en cherchant à savoir si les manuels de référence traitent vraiment de la pratique professionnelle D’après l’auteure, ces derniers restent trop souvent muets quant aux moyens à mettre en oeuvre pour satisfaire certaines prescriptions qu’ils formulent. De plus, ces manuels abordent peu les effets du contexte d’intervention sur les stratégies d’action de l’intervenant. Ils portent également peu sur l’ensemble des tâches périphériques propre à l’activité-conseil, comme par exemple la gestion de la cohérence des devis transmis au même client.

Fernande Lamonde porte également un regard critique sur les connaissances produites à propos de la pratique professionnelle. Bien qu’elle reconnaisse que les praticiens produisent des connaissances en action sur l’intervention professionnelle, l’auteure s’interroge sur la validité épistémologique du discours des praticiens sur leur pratique. D’après elle, nous faisons face au problème du discours forcément incomplet d’un opérateur sur son activité et ainsi les activités de diffusion menées par les praticiens ne donneraient pas accès à toute la richesse des heuristiques qu’ils produisent en action. C’est pourquoi l’auteure privilégie donc l’assistance d’un observateur extérieur pour enrichir les connaissances sur la pratique professionnelle.

Pour l’auteure, outiller la profession participe aussi au développement de l’identité disciplinaire. Elle s’appuie sur un modèle inspiré de la sémiotique de la culture pour illustrer l’importance des pratiques individuelles qui participent à l’édification de l’identité disciplinaire, laquelle, en retour, influence les pratiques qui la fondent. Ainsi, mieux connaître les pratiques réelles des ergonomes praticiens ouvre la voie à des échanges de points de vue pragmatiques à propos de l’identité de l’ergonomie et peut contribuer à une meilleure synergie recherche-pratique-enseignement.

Cette première partie se termine en abordant les questions méthodologiques que pose l’analyse de la pratique professionnelle. L’auteure propose une définition de l’intervention professionnelle en ergonomie et tente d’en définir la nature afin de choisir des outils d’analyse qui lui sont appropriés. En s’appuyant sur le courant théorique de l’anthropologie cognitive située, elle privilégie une analyse de l’activité cognitive du praticien d’un point de vue intrinsèque, centrée sur la signification pour l’opérateur, de ses actions et du contexte ici et maintenant.

La deuxième partie de l’ouvrage présente les résultats de l’analyse de l’activité d’un ergonome au cours d’une intervention. L’intervention observée se déroule dans une bibliothèque universitaire du Québec. Cette intervention comporte deux phases et s’étale sur une période de deux ans. La première phase consiste en la réalisation d’un diagnostic ergonomique aux postes des prêts et des retours des livres et la deuxième phase vise à proposer des correctifs au poste des retours. Les données recueillies couvrent 90 % du temps d’intervention. À notre connaissance, peu d’études s’appuient sur des données aussi exhaustives.

L’analyse est centrée, plus particulièrement, sur les objets de préoccupation (l’intervention en cours, l’environnement, l’intervention ergonomique en général, les activités professionnelles et extra-professionnelles se situant en marge de l’intervention ergonomique en cours) et sur les stratégies (manière de faire cognitive que l’intervenant met en oeuvre pour organiser la cohérence de ses actions.) Les résultats issus de cette analyse dressent un portrait de la complexité des stratégies mises en oeuvre par le praticien observé. Parmi ces résultats, certains retiennent particulièrement notre attention. Ils concernent la construction progressive du chemin de l’intervention du praticien en fonction du contexte et des préoccupations débordant le cadre particulier de l’intervention en cours.

Les résultats montrent qu’au cours d’une intervention donnée, le praticien observé navigue constamment entre quatre univers d’action qu’il construit progressivement : son environnement relationnel, l’intervention en cours, sa démarche personnelle d’intervention (ses valeurs, croyances, outils, etc.) et enfin son parcours général de vie professionnelle et extra-professionnelle. Le praticien organise donc son action au-delà de l’intervention en cours.

L’expression « juste utile » est proposée par l’auteure pour rendre compte de la façon dont le praticien observé s’y prend concrètement et progressivement pour composer avec la complexité de son intervention. Elle développe l’idée d’un processus dialectique qui amène le praticien à se construire un chemin d’action en cherchant toujours à comprendre le terrain auquel il est confronté en même temps que ce qu’il a à faire et ce, par l’action. C’est par un processus d’exhaustivité/saturation qu’il acquiert progressivement une vision de plus en plus nette, non seulement du terrain, mais également de ce qu’il y a à faire pour agir avec efficience.

Ces résultats révèlent, d’une part, des outils d’intervention développés par les praticiens qui gagneraient à être connus et approfondis et ils permettent, d’autre part, de compléter les efforts de systématisation de la démarche d’intervention amorcés dans les manuels de référence. De plus, ils alimentent également les questions d’apprentissage de la pratique professionnelle et les connaissances à acquérir concernant par exemple la gestion de l’environnement relationnel et la construction en parallèle de la compréhension du terrain et de ce qu’il y a à faire pour intervenir. Ces résultats adressent donc de nouveaux défis aux enseignants pour faciliter le développement de ces compétences au cours de la formation des futurs professionnels.

Enfin, pour ceux intéressés par la recherche sur la pratique professionnelle, le dernier chapitre de cet ouvrage se présente sous la forme d’un guide qui fournit des repères méthodologiques.

L’ouvrage de Fernande Lamonde est une production importante pour l’ergonomie et pour toute autre discipline se questionnant sur la pratique professionnelle. Il permet de cerner plus à fond la complexité des stratégies mises en oeuvre par les praticiens en privilégiant une analyse par un observateur extérieur au cours d’une intervention. Les praticiens se retrouveront dans plusieurs descriptions présentées dans cet ouvrage. Pour poursuivre la réflexion sur la pratique professionnelle, il nous semble maintenant important de plaider en faveur d’une diversité des approches d’analyse, chacune d’elles pouvant contribuer à la construction d’une meilleure synergie entre recherche, enseignement et pratique professionnelle.