Corps de l’article

En terminant l'excellent livre de Michel Chossudovsky une question me vient spontanément à l'esprit : comment un tel tissu d'horreurs peut-il être une bouffée d'air frais tout en me laissant sur ma faim ? Une partie de la réponse s'impose d'elle-même. Le fait de révéler et d'affirmer publiquement et fortement les réalités entourant la mondialisation financière permet d'envisager une prise de conscience salutaire de la part d'acteurs clés de la population, d'alimenter une capacité de mobilisation et, pourquoi pas, de susciter une quête de ce qui me laisse sur ma faim dans cet ouvrage, soit des pistes de solutions.

La mondialisation de la pauvreté s'adresse à ceux et celles qui veulent saisir l'ampleur de l'influence du pouvoir financier international sur la vie de millions d'êtres humains sur la planète. Les organismes internationaux, tels que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM), occupent un espace privilégié, non seulement sur la scène financière mais dans les médias, lorsque leurs avis prennent force de règles incontournables alors que des élus, des citoyens et des citoyennes s'y soumettent, abandonnant toute souveraineté sur leurs choix politiques.

En mettant en relation deux problèmes fondamentaux de la fin du xxe siècle, ceux de la pauvreté et la mondialisation financière, l'auteur amène les lecteurs et les lectrices à découvrir les ficelles des pouvoirs apparemment fatals et les influences funestes de ceux-ci sur la planète. Dans la première partie du livre intitulée « Les enjeux de la mondialisation », l'auteur pose le problème de l'accroissement des écarts entre les pays et les régions du monde. Sa démonstration s'appuyant sur la distribution du revenu mondial et sur celle de la population ne laisse planer aucun doute sur la profondeur du fossé qui sépare les possédants des dépossédés. Dans un deuxième temps, c'est la croissance des dettes publiques qui est mise en relief. Nous prenons alors connaissance des « subtilités » du remède proposé par les pouvoirs financiers à cette maladie de l'endettement des pays en voie de développement. Trente pages suffisent pour camper la « posologie » imposée aux pays qui se distinguent par leur difficulté à articuler correctement leur politique économique, selon les dires du FMI. Cette posologie est connue sous le nom d'ajustement structurel. Elle constitue en quelque sorte un parcours vers l'assainissement de l'économie du pays, cet assainissement correspondant à l'adoption de politiques économiques et sociales satisfaisant les intérêts des financiers internationaux. Deux phases s'imposent : la stabilisation économique à court terme puis la réforme structurelle. Cette réforme confirme l'abandon de toute souveraineté nationale sur les politiques économiques et sociales de même que sur la mise en valeur des ressources du pays. Cela se traduit par une déstructuration des entreprises nationales entraînant des conséquences dramatiques sur l'emploi et sur les conditions de travail. L'auteur présente aussi de façon succincte les répercussions sur le domaine de la santé et sur celui de la mise en application de ces politiques. Un chapitre complet est consacré à la mondialisation du chômage, conséquence inévitable de la mondialisation financière, de la déstructuration des industries nationales et de la mainmise du FMI et de la BM sur l'ensemble des politiques des États.

Après cette présentation choc des mécanismes très bien articulés par les experts du FMI et de la BM, l'auteur puise à sa connaissance, à ses expériences et à une recherche documentaire fouillée pour nous exposer en quelques pages l'articulation concrète de cette stratégie dans plusieurs pays et régions du monde.

La deuxième partie de l'ouvrage porte sur l'Afrique subsaharienne, mettant l'accent sur les cas de la Somalie, du Rwanda et de l'Afrique australe. Après cette lecture, plus personne ne s'étonne de ce que des famines et des conflits sanglants se déploient dans certains coins du monde. Des climats de grande tension et de pauvreté sont créés et exacerbés par les pressions économiques et politiques venues de l'extérieur. Il en résulte des conditions de vie quotidienne qui ne peuvent être comprises, seulement mises en contexte. Chossudovsky nous fournit ici une partie de cette mise en contexte.

La troisième partie traite de l'Asie. Les impacts des ajustements structurels imposés à l'Inde, au Bengladesh et au Viêt-nam y sont présentés dans trois chapitres distincts. La présentation des stratégies de mainmise des étrangers sur les politiques internes permet de saisir les interrelations entre des problèmes sociaux connus – la famine, l'exploitation de caste, les paysans dépossédés de terre, la malnutrition – et des conditions imposées par la mondialisation financière et les ajustements structurels.

La quatrième partie du livre nous amène en Amérique latine. Ce sont le Brésil, le Pérou et la Bolivie qui servent d'exemples aux stratégies du FMI dans cette région du monde. Les alliances avec les pouvoirs nationaux et l'apparente démocratie présente au Brésil et au Pérou donnent à la médecine du FMI un pouvoir inégalé sur les politiques et leurs effets économiques, sociaux et sur la santé des populations. En outre, les économies fortement influencées par la production de coca, comme celles du Pérou et de la Bolivie, sont largement soutenues dans leur tendance à la concentration économique ; les revenus des grandes productions de coca servant à financer le service de la dette extérieure.

La cinquième partie de l'ouvrage lève le voile sur la tiers-mondialisation de l'ex-Union soviétique et le démantèlement de la Yougoslavie. En attaquant la structure industrielle dans ces deux territoires et en mettant en faillite des entreprises nationales, le FMI affaiblit les acteurs traditionnels et abandonne la gestion interne de l'économie à une nouvelle classe de « criminels ». Les conséquences sociales ont été largement diffusées dans les médias qui, paradoxalement, mettent en évidence l'incapacité des populations d'assumer leur « virage capitaliste ». Le rôle joué par les clubs sélects de financiers, le FMI et la BM, dans l'éclosion des tragédies humaines y est la plupart du temps passé sous silence. Dans son ouvrage, Chossudovsky ne manque pas de montrer les dessous de ces tragédies.

Cette stratégie financière d'abord imposée aux pays dits « en voie de développement » ne leur est toutefois pas réservée. Dans la sixième et dernière partie de l'ouvrage, Chossudovsky aborde le cas des pays développés dont on sait que la dette est aussi dans la mire des financiers internationaux. Un bref chapitre sur l'ajustement structurel au Québec montre l'absurdité d'un « État qui finance son propre endettement ». Pour ceux et celles qui ne seraient intéressés que par l'avenir de leur coin de pays, cette lecture est révélatrice des enjeux de cette tendance bien installée d'imposer le « déficit zéro », coûte que coûte.

Il me reste comme image forte de cet ouvrage la capacité du système financier d'articuler et d'imposer des politiques à la manière d'un chirurgien adaptant ses interventions au terrain, utilisant des élites en place, forçant la soumission nationale sous le couvert d'un remède « économique », le tout présenté comme dénué d'effets secondaires persistants. On pousse même l'audace jusqu'à proposer, dans certains cas, des « pseudo-solutions » aux problèmes que l'on crée. Devant cette puissance, il est clair que seul un sursaut de démocratie participative pourra redonner vie à une vision plus humaine de l'usage de l'argent. Chossudovsky propose ici une analyse qui devrait ébranler une certaine apathie en ce qui concerne « le » et « la » politique. Je reviens ici à mon premier paragraphe où je mentionnais que ce livre me laisse un peu sur ma faim. En fait, plus justement, il m'incite à aller plus loin dans le chemin tracé et à contribuer à une mise en alliance de forces capables de réagir et d'organiser une riposte coordonnée à cette pensée et à ces actions de mondialisation paralysante. En somme, l'ouvrage de Chossudovsky donne l'élan pour embrayer des actions collectives devenues incontournables. Aux groupes sociaux et politiques soucieux de changements fondamentaux dans les rapports de force, il fournit des connaissances de base pour alimenter leurs prises de position et leurs interventions.