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Introduction

En 1991, 38 % des décès au Canada (Fondation des maladies du coeur du Canada, 1995) et 37 % au Québec (Gouvernement du Québec, 1994) étaient attribuables aux maladies cardiovasculaires. L'interaction des facteurs de risque physiologiques (par exemple, l'hypercholestérolémie) et comportementaux (par exemple, le tabagisme) de même que des conditions de risque (par exemple, la pauvreté) et des facteurs de risque psychosociaux associés (par exemple, l'isolement social) [Lord, 1993 ; Black, 1980] exacerbe le risque de maladies cardiovasculaires chez les groupes socioéconomiquement défavorisés (Fondation des maladies du coeur du Canada, 1995 ; Santé Canada, 1993 ; Santé et bien-être social Canada, 1992 ; Franfish et Green, 1994 ; Labonté, 1994).

Peu de programmes de prévention et de promotion de la santé cardiovasculaire sont élaborés en fonction des caractéristiques des populations défavorisées. La plupart des programmes sont conçus pour la classe moyenne à partir des comportements sanitaires individuels (Labonté et Penflod, 1981). Ils dénotent une méconnaissance de l'influence des contextes socioéconomiques et culturels dans lesquels se développent les attitudes et les comportements face à la santé (Paquet, 1989 ; Yeo, 1993 ; Bandura, 1986 ; Ajzen et Fishbein, 1980 ; Gouvernement du Québec, 1984). Certains des programmes répertoriés ont tenu compte des conditions de vie, mais ils se sont butés à des problèmes de survie au-delà de la période initiale de subvention reliés à la précarité des organismes communautaires au sein desquels ils ont été implantés (Goodman et al., 1993 ; Smith et al., 1992 ; Shea et al., 1996). Enfin, aucun de ces programmes ne vise directement la modification des conditions de vie (O'Loughlin et al., 1989 ; O'Loughlin et al., 1995 ; Farquhar et al., 1985 ; Jacobs et al., 1986 ; Assaf et al., 1987 ; Brownson et al., 1996 ; Potvin et al., 1992), ce qui limite le potentiel de prise en charge de la prévention des maladies cardiovasculaires par les communautés, dans une perspective de développement communautaire (Whitehead, 1991).

C'est en vue de combler ces lacunes que l'expérience des Groupes d'action en santé du coeur a été tentée. Basé sur une stratégie de développement communautaire et d'éducation en petits groupes, le projet allie des objectifs de réduction des facteurs de risque à des objectifs sociaux touchant les conditions de vie des personnes défavorisées.

Deux expérimentations ont été réalisées de 1991 à 1994 dans un quartier défavorisé de Montréal. L'évaluation vise à exposer la mise en oeuvre par l'observation systématique de la communauté cible et de l'intervention.

Après avoir présenté la communauté cible du projet pilote, nous décrivons successivement le projet d'intervention, notre cadre conceptuel et la stratégie de recherche. Puis, nous abordons les résultats, en indiquant les caractéristiques des partenaires et des participants, le degré de réalisation des activités de mise en oeuvre des projets communautaires et les effets à court terme sur les participants et la communauté. Nous terminons l'analyse en relevant les facteurs associés à la mise en oeuvre des Groupes d'action.

Méthodes

Communauté cible

Le projet a été expérimenté dans un quartier montréalais cumulant plusieurs indices de défavorisation : près de la moitié des familles y sont monoparentales (46,6 %) [Statistique Canada, 1995], le taux de chômage y est de 19 % (1991) [Statistique Canada, 1995] et 40 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, comparativement à 24 % pour l'Île-de-Montréal (1993) [Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal-Centre, 1995]. De plus, l'espérance de vie y est l'une des moins élevées de l'Île-de-Montréal présentant un écart de neuf ans avec les quartiers où elle est la plus élevée (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 1990). Enfin, ce quartier présente les indicateurs les plus défavorables au regard de la santé cardiovasculaire : près de un décès sur deux y est attribuable à une maladie de l'appareil circulatoire (48,1 %) [Département de santé communautaire de l'Hôpital Maisonneuve-Rosemont, 1986].

Description de l'intervention

Le projet des Groupes d'action est une approche de petits groupes qui vise à soutenir les personnes dans l'acquisition d'habiletés cognitives et sociales. Le but est de rendre ces personnes aptes à concevoir et à réaliser des services communautaires en promotion de la santé cardiovasculaire destinés à leur communauté, dans une perspective d'amélioration de leur employabilité (Provost, 1991). Les Groupes d'action prévoient le parrainage de ces projets par les organismes communautaires partenaires en vue de s'assurer qu'ils correspondent aux besoins de la communauté et qu'ils se poursuivent après le départ de l'institution initiatrice (Gouvernement du Québec, 1991 ; Gouvernement du Québec, 1990).

Deux stratégies sont déployées dans la mise en oeuvre des Groupes d'action : 1) une intervention communautaire, pour amorcer un changement social planifié conjointement par les organismes communautaires partenaires et les intervenants du réseau institutionnel (Whitehead et Dahlgreen, 1991), et 2) l'éducation en petits groupes (environ 12 personnes), dans le but d'associer étroitement les personnes défavorisées sur le plan socioéconomique à l'émergence des projets communautaires.

Les activités des Groupes d'action se déroulent en quatre phases : 1) l'établissement d'un partenariat avec un organisme communautaire et le recrutement de ses membres pour le projet – les personnes sélectionnées sont âgées d'au moins 21 ans et présentent un cumul prolongé de difficultés socioéconomiques tout en ayant un intérêt pour la santé et un potentiel de réinsertion en emploi (motivation, habiletés sociales) ; 2) une formation en 16 rencontres hebdomadaires (deux heures) destinée à l'acquisition de connaissances, d'attitudes, d'habiletés et de comportements positifs au regard de la santé cardiovasculaire, d'une part, et d'habiletés cognitives et sociales (l'estime de soi, l'affirmation de soi, le développement de l'autonomie), d'autre part ; 3) une formation adaptée aux projets émergents ; 4) la réalisation de projets planifiés, ultérieurement parrainés par les organismes partenaires.

Cadres conceptuel et méthodologique

Pour expliquer la mise en oeuvre des Groupes d'action, trois ensembles de variables indépendantes sont retenus :

  1. les conditions préalables menant au développement d'un projet communautaire en promotion de la santé cardiovasculaire, soit la cohésion de la communauté cible (conditions de vie, valeurs et intérêts partagés ; sentiment d'appartenance à la communauté pour les citoyens et convergence des praxis pour les organismes communautaires) et sa volonté d'agir collectivement pour promouvoir la santé du coeur (Labonté, 1990) ;

  2. les points critiques du processus de développement communautaire (Labonté, 1994), soit l'autodéveloppement social et économique, la priorité accordée aux conditions de vie, la création de groupes d'entraide et d'entreprises communautaires, le partenariat, l'accès aux ressources et la création d'un service durable ;

  3. les caractéristiques de l'éducation populaire, soit la participation active des participants, le rôle de l'animatrice (facilitatrice), son attitude à l'égard des participants (acceptation des valeurs et parti pris pour les personnes et leur situation) et l'accessibilité culturelle des contenus pédagogiques (Ministère de la santé de l'Ontario, 1986).

La mise en oeuvre (variable dépendante) des Groupes d'action est définie par l'appréciation de ses principales composantes : 1) le degré d'implication des organismes partenaires dans la démarche, soit le soutien aux membres, les ressources investies et le parrainage des projets ; 2) la participation des membres, soit le nombre d'inscriptions, les taux d'abandon et d'assiduité ; 3) les premiers effets observés chez les participants, soit un processus de changement amorcé au regard de l'autonomie et des habiletés personnelles de prise en charge, une modification des attitudes et des comportements reliés aux habitudes de vie (tabagisme, alimentation, activité physique) et une modification des conditions de vie (revenu, réseau social, employabilité) au terme de la dernière phase ; 4) les premiers effets dans la communauté, soit les retombées du projet, c'est-à-dire les services communautaires mis sur pied et les citoyens à qui ils sont destinés, de même que les emplois créés pour la promotion de la santé cardiovasculaire au sein des organismes communautaires partenaires.

Ce cadre conceptuel conduit à la formulation de six propositions de recherche : 1) la cohésion sociale de la communauté cible et la volonté d'agir des partenaires concernant la santé du coeur est un déterminant du degré de mise en oeuvre des Groupes d'action en santé du coeur ; 2) le choix de l'autodéveloppement social et économique de la communauté et la priorité d'action accordée aux problèmes reliés aux conditions de vie des personnes sont des facteurs qui concourront à l'implantation des Groupes d'action en santé du coeur ; 3) le type de partenariat établi entre l'organisme parrain et l'institution initiatrice du projet (adaptation du projet aux besoins perçus par les acteurs de la communauté, partage des responsabilités et des pouvoirs, implications respectives de l'organisme parrain et de l'institution initiatrice du projet) est déterminant du degré de mise en oeuvre des trois phases des Groupes d'action ; 4) l'accès aux ressources requises, financières et matérielles, est un déterminant de la mise en oeuvre du Groupe d'action au sein de l'organisme parrain, particulièrement à la phase trois ; 5) le développement de projets au sein de l'organisme communautaire et le parrainage de ces projets par cet organisme sont deux moyens devant permettre de créer un organisme de service durable en promotion de la santé cardiovasculaire ; 6) l'adoption de l'approche pédagogique de l'éducation populaire est un déterminant de l'implantation du Groupe d'action.

Nous avons utilisé le cadre méthodologique de l'étude de cas telle qu'elle a été définie par Yin (1987). La présente évaluation est une analyse de cas multiples avec unités d'analyse imbriquées. Cette méthodologie convient à l'investigation d'un phénomène dans son contexte de réalisation, car elle permet de saisir l'ensemble des variations dans la mise en oeuvre des Groupes d'action. Les deux Groupes d'action constituent les cas à l'étude. Une analyse interne des cas (première unité d'analyse) suivie d'une analyse transversale des cas (seconde unité d'analyse) nous a permis de comparer les deux groupes et de déterminer les facteurs associés à leur mise en oeuvre.

La validité interne de l'étude de cas multiples repose sur la validité du lien de causalité établi entre les variables indépendantes et dépendantes de l'étude et sur la réplication à d'autres cas similaires. Elle dépend d'abord du recours à un modèle théorique exhaustif qui guide la collecte et l'analyse des données, réduisant le risque de biais d'observation et d'interprétation du phénomène. Elle dépend aussi de la capacité des indicateurs à bien mesurer le construit théorique. L'opérationalisation des dimensions théoriques en variables objectivement observables est réalisée en s'appuyant sur la littérature et en se rapportant à la configuration du milieu, favorisant la cohérence entre les concepts et les mesures.

De plus, cette étude met à contribution des sources différentes d'information. Des données factuelles sont recueillies en même temps que les perceptions d'informateurs clés différents sur un même phénomène. Ce procédé accroît la validité de construit de l'étude étant donné que les différentes sources d'information, produisant plusieurs mesures du phénomène (principes de triangulation), concordent entre elles ou convergent vers les mêmes résultats. L'instrumentation pertinente à ce modèle d'étude, de nature qualitative, permet peu la discussion des autres types de validité.

La population à l'étude comprend, pour chaque Groupe d'action, des représentants de la direction des organismes partenaires, les participants et les citoyens concernés par leurs projets ; un représentant de la Direction de la santé publique, la responsable du projet et la coanimatrice des Groupes d'action. Ces personnes constituent à la fois des participants et des informateurs clés de la mise en oeuvre des Groupes d'action. Elles sont rencontrées en entrevue au début et à la fin du projet afin de recueillir leurs opinions et leurs perceptions. D'autres documents pertinents (plans de programme, cahiers de bord, observations non participantes, procès-verbaux des rencontres, bilans d'affaires, etc.) sont colligés et traités comme bases de données pour les analyses.

La stratégie d'analyse des données adopte l'appariement du modèle (pattern matching) qui consiste à comparer la configuration théorique prédite à celle observée. Si le modèle coïncide, les résultats peuvent aider à renforcer la validité interne du cas à l'étude. Spécifiquement, une analyse thématique de contenu est réalisée. Les catégories utilisées pour classifier les informations (actions, perceptions, événements, etc.) sont déduites de l'opérationalisation du modèle théorique. L'analyse comporte deux étapes : la réalisation d'un profil descriptif du cas selon les variables dépendantes et indépendantes et celle d'analyse dynamique afin de mettre au jour les relations causales entre les variables. Enfin, au moyen d'une analyse transversale, on compare les configurations de chaque cas de façon à mettre en relief les facteurs associés à la mise en oeuvre des Groupes d'action.

Résultats

Le premier Groupe d'action a été formé avec la collaboration d'une coalition d'organismes communautaires sur l'alimentation, de l'automne 1991 à l'automne 1992. Cette coalition, préoccupée par la sécurité alimentaire, réalise, entre autres, des activités de sensibilisation, d'information et de pression.

Le deuxième Groupe d'action a été créé en collaboration avec une entreprise communautaire de production de biens et services dans le domaine de l'alimentation, du printemps 1993 au printemps 1994. L'entreprise communautaire en question est un restaurant populaire mis sur pied et géré par des jeunes bénéficiaires de la sécurité du revenu et offrant des repas à prix modiques aux habitants du quartier. Elle participe aussi au développement de l'employabilité, notamment, par l'entremise des programmes gouvernementaux de réinsertion en emploi.

La mise en oeuvre des Groupes d'action en santé du coeur

Le recrutement des partenaires et des participants

Les premiers contacts avec la coalition et l'entreprise communautaire révèlent leur ouverture aux aspects de développement personnel et de l'employabilité des Groupes d'action. Toutefois, ils émettent des réserves concernant les exigences élevées du plan de formation par rapport aux capacités qu'ils perçoivent chez leurs membres et, surtout, concernant la santé cardiovasculaire étant donné les besoins qu'ils considèrent plus urgents dans la communauté (emploi, revenu, logement, sécurité alimentaire, problématiques psychosociales). Malgré ces réserves, ils invitent les promotrices des Groupes d'action à rencontrer leurs membres.

Pour le premier Groupe d'action, 13 participants sont recrutés auprès des organismes membres de la coalition. La plupart sont des femmes monoparentales, peu scolarisées (5e secondaire et moins), bénéficiaires de la sécurité du revenu et dont l'âge moyen est de 39 ans. Des besoins individuels motivent leur inscription (réduire l'isolement, informations sur la santé cardiovasculaire), renforcés par une compensation de 20 $ par rencontre qui agit comme facteur de motivation.

Dans le deuxième Groupe d'action, les promotrices recrutent 13 participants au sein de l'entreprise communautaire. Il s'agit d'hommes et de femmes dans la quarantaine, faiblement scolarisés (5e secondaire et moins), ayant des problèmes sociaux et de santé divers (ex-détenus, ex-toxicomanes, cardiopathies), en processus de réinsertion sociale et en emploi. Ceux-ci sont motivés à travailler en groupe et à créer un service communautaire de promotion de la santé cardiovasculaire dans le but éventuel de créer leur propre emploi au sein de l'entreprise communautaire. Leur participation au Groupe d'action est soutenue par les mesures d'employabilité. Il s'agit des programmes des ministères de la Sécurité du revenu, de la Main-d'oeuvre et de la Formation professionnelle (RADE, PAIE, EXTRA) offrant des augmentations de prestations de la sécurité du revenu en contrepartie d'une formation à laquelle s'inscriront les prestataires pour augmenter leur employabilité.

La réalisation des activités

Dans le premier Groupe d'action, la formation personnelle requiert 14 rencontres et la formation adaptée aux projets, 23 rencontres. Durant cette période, huit participants abandonnent pour diverses raisons (manque d'intérêt, problèmes de santé, conflits interpersonnels). Cinq femmes se regroupent autour de deux projets. Le premier, « Bouffe à bon prix », consiste en des ateliers éducatifs s'adressant à des parents et à leurs enfants afin de les amener à mieux manger à moindre coût. Ce projet réunit quatre parents pendant six semaines. Le second, « Cheminer sans fumer », est un groupe d'entraide de fumeurs visant à réduire ou à cesser leur consommation. Huit citoyens y participent pendant huit semaines.

Le déroulement des rencontres du deuxième Groupe d'action est marqué par l'instabilité (rechute, problèmes légaux et de santé, conflits interpersonnels). Quatre participants sur 13 atteignent la phase d'élaboration d'un projet. Après 38 rencontres (les différents types de formation sont maintenant intégrés) émerge le projet « Les As du coeur » qui en est un d'animation en santé cardiovasculaire dans le cadre de déjeuners santé facilement intégrables à l'entreprise communautaire. À l'animation doit se greffer un comptoir de services de promotion de la santé cardiovasculaire (club de marche, ateliers de gestion du stress, visites à domicile pour personnes cardiaques). Des divergences entre les partenaires concernant l'orientation du projet, certains privilégiant des finalités de santé, d'autres, le développement de l'entreprise communautaire, et le manque de ressources conduisent à l'abandon du projet.

Dans les deux cas, aucun partenariat ne s'est formé autour des projets. Toutefois, les organismes partenaires ont collaboré à l'élaboration et à la réalisation des activités (local, recrutement des citoyens).

Les effets à court terme

L'implication des participants dans les Groupes d'action leur permet d'acquérir plus d'autonomie (estime de soi, capacités de s'affirmer, de communiquer, de prendre des décisions), des connaissances en santé cardiovasculaire et certaines habiletés spécifiques (gestion d'inventaires et service aux tables, dans le deuxième cas). Dans l'ensemble, les participants jugent leur implication enrichissante sur le plan personnel, certains modifient leurs habitudes alimentaires, mais aucun ne change ses habitudes tabagiques. Deux participants bénéficient de prolongements de stage (mesures d'employabilité) dans le deuxième cas. Enfin, aucun autre participant ne projette d'entreprendre de démarches d'emplois.

En ce qui a trait à la communauté, quelques citoyens ont été rejoints par les projets « Cheminer sans fumer » et « Bouffe à bons prix » issus du premier Groupe d'action. Ceux-ci indiquent avoir réduit leur isolement et accru leurs connaissances sur la santé cardiovasculaire, l'alimentation et le contrôle du tabagisme (certains ont même réduit leur consommation de tabac). Dans le deuxième cas, les effets sont négligeables parce que peu d'activités ont été réalisées et peu de citoyens ont été rejoints par le projet « Les As du Coeur ». Enfin, dans les deux cas, aucun service permanent de promotion de la santé cardiovasculaire n'est maintenu dans la communauté.

Discussion

La convergence des finalités à la base du partenariat

Le problème de la surmortalité par maladies cardiovasculaires, priorité établie par la Direction de la santé publique sur la base d'études épidémiologiques, n'apparaît pas central aux yeux des leaders locaux et des organismes communautaires sollicités, plus préoccupés par la paupérisation du quartier et ses conséquences psychosociales, et par la création d'entreprises et d'emplois. Ainsi, le projet des Groupes d'action ne permet pas d'établir une convergence entre les finalités des organismes communautaires et celles de la Direction de la santé publique, pourtant nécessaire à l'établissement d'un partenariat. Ce qui a conduit à l'élaboration de projets plus proches des solutions traditionnelles des institutions sociosanitaires (Chamberland et al., 1996) que de la mission des organismes communautaires. Devant une telle opposition entre les objectifs de développement communautaire et ceux reliés à la réduction de certains facteurs de risque, dans la mesure où ils ne peuvent rarement être atteints en même temps, des auteurs (Santé Canada, 1993 ; Boyce, 1993 ; Moreau, 1990) soutiennent que les objectifs de développement communautaire doivent primer sur les objectifs d'efficacité.

La pertinence et les exigences de l'éducation populaire

Cette expérimentation montre que l'éducation populaire demeure une approche pertinente en milieu de pauvreté. Cependant, dans une perspective de groupes d'action, elle pose des exigences auxquelles les citoyens les plus marginalisés (ex-détenus, ex-toxicomanes) ont beaucoup de difficultés à satisfaire. Les citoyens qui ont pu progresser dans le processus sont ceux qui, bien qu'exclus du marché du travail, n'étaient pas complètement marginalisés puisque intégrés dans leur organisme communautaire d'appartenance, ce qui a constitué une condition d'engagement dans une dynamique d'action communautaire. La principale limite de l'axe de développement personnel et de l'employabilité des Groupes d'action a été de ne pas déboucher sur une véritable reconnaissance sociale (un diplôme, par exemple), ce qui lui aurait conféré une légitimité aux yeux de la communauté et aurait eu une portée réelle en termes d'employabilité.

Le déterminisme du déficit des ressources

L'expérience des Groupes d'action montre l'énorme influence des conditions de vie sur la capacité réelle des participants de se mobiliser dans un projet collectif exigeant une assiduité et un engagement à long terme, alors que leurs ressources personnelles sont entièrement mobilisées pour assurer leur propre survie et celle de leur famille. En témoignent les aléas de la vie quotidienne motivant les absences fréquentes des participants aux rencontres. Ces absences s'expliquent aussi par le fait que les conditions minimales n'étaient pas réunies. Si le projet leur avait procuré un revenu ou une reconnaissance sociale réelle, peut-être auraient-ils manifesté plus d'intérêt et, par voie de conséquence, plus d'assiduité.

Ce déterminisme du déficit des ressources peut être constaté avec la même acuité chez les organismes communautaires pour souligner les contraintes et la complexité qu'impose le contexte de pauvreté aux interventions communautaires. Il ne faut pas sous-estimer l'importance du manque de ressources que les organismes peuvent consacrer à des finalités de santé (quelle que soit la problématique) dans leur choix de ne pas s'engager dans des projets tels les Groupes d'action. Comparativement, dans des communautés qui n'affichent pas un si grand déficit dans leurs ressources, des expériences semblables (Lefebvre et al., 1987) ont réussi à rallier des partenaires et à produire des effets.

En proposant sa collaboration aux organismes communautaires, la Direction de la santé publique a engagé ses ressources dans une démarche visant l'émergence de projets devant être, par la suite, soutenus par des groupes communautaires. Les organismes partenaires ne prévoyaient consentir aucune ressource à la réalisation des projets émergents, mis à part le recours à d'éventuelles mesures des programmes de la sécurité du revenu. Bien sûr, ce facteur n'explique pas seul la difficulté des Groupes d'action, mais on peut croire, par exemple, dans le cas du premier groupe, qu'un soutien continu aurait favorisé le parrainage et la viabilité des projets qui ont tout de même réussi à émerger du processus.

Dans la foulée de la Charte de l'OMS ou de celle d'Ottawa, de la Politique de la santé et du bien-être du Québec et du virage vers la promotion et la prévention, lesquels misent notamment sur des stratégies d'enrichissement des milieux et de développement des communautés locales, on doit reconnaître que l'action par et avec les communautés locales devra être accompagnée des ressources nécessaires à sa réalisation. On ne peut à la fois maintenir le déséquilibre des ressources consenties par l'État en faveur du système de soins et escompter des gains tangibles, en amont, au chapitre de la prévention.

Conclusion

À la lumière de notre évaluation, la compétence des intervenants, la volonté et le potentiel des participants, de même que la pertinence du développement communautaire et de l'éducation populaire ne sont pas responsables de l'insuccès des Groupes d'action. Il faut plutôt chercher une explication du côté des ressources déficientes et de l'incohérence de la démarche de planification du projet, centrée sur la réduction des facteurs de risque des maladies cardiovasculaires, avec sa propre philosophie d'intervention, et de celle du développement communautaire, qui donne priorité aux problèmes et besoins perçus comme tels par les communautés.