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Introduction

Depuis plus de trois décennies, la crise conceptuelle dans le domaine des toxicomanies est de plus en plus marquée (Shaffer, 1986 ; Nadeau, 1988 ; Miller et Gold, 1989 ; Peele, 1989, 1991). En Amérique du Nord, le début de la controverse a été mis à l'avant-scène avec les recherches de Davies (1962) qui démontraient que certains individus diagnostiqués alcooliques étaient capables de reconsommer sans éprouver de difficultés importantes. Même si plusieurs théories et modèles différents de l'alcoolisme continuent de coexister, le grand débat actuel dans le domaine de l'alcoolisme, en particulier sur ce continent, est alimenté par deux courants de pensée opposés. Le premier étant principalement le modèle américain de la maladie, alors que le second représente un spectrum élargi de plusieurs théories d'inspiration sociologique, philosophique, psychologique et anthropologique.

En fait, nous assistons depuis quelques décennies à l'émergence d'un paradigme alternatif au modèle dominant de la maladie en Amérique du Nord, ce qui représente un défi important à l'approche jusque-là comprise comme traditionnelle. À titre d'exemple, et pour des raisons de santé publique et de réduction des coûts sociaux et sanitaires, plusieurs pays dans le monde dont l'Angleterre, la Suisse et la Hollande, ont recours à l'approche dite « de réduction des méfaits ». Cette approche pragmatique, qui reconnaît la réalité historique de la consommation des drogues dans notre société, vise principalement à prévenir et à réduire les problèmes de santé publique auprès de populations dont le mode de vie peut constituer un risque pour la santé, et ce, sans faire appel à la répression et à la criminalisation. Dans cette perspective, les programmes Opération Nez-Rouge (visant les personnes ayant ponctuellement trop bu et dont les facultés affaiblies les empêchent de conduire leur automobile), les programmes d'échange de seringues pour les utilisateurs de drogues injectables, les programmes du boire contrôlé mis en pratique par certains CLSC et la présence importante du centre Dollard-Cormier à Montréal, reconnu comme étant le plus grand centre public de services en toxicomanie privilégiant une approche psychosociale, illustrent bien cette réalité d'une tendance alternative réelle au modèle de la maladie dans le champ des dépendances. Ceci étant, il s'agit de rester alerte quand on privilégie l'approche de réduction des méfaits, car elle peut mener à une médicalisation des problèmes sociaux de dépendance par rapport à l'approche actuelle de nature plus pénale, approche dite « de tolérance zéro ».

Au regard du contenu épistémologique, la controverse est fortement alimentée par une absence de consensus sur deux facteurs principaux : l'étiologie de l'alcoolisme, d'une part, et les formes des traitements et de lagestion des problèmes liés aux dépendances, d'autre part. Même si, depuis 200 ans, l'alcoolisme en Amérique du Nord est associé à la maladie, des désaccords importants refont automatiquement surface dès qu'on aborde les questions reliées à ces deux facteurs (Levine, 1978 ; Conrad et Schneider, 1980). Cette absence de consensus révèle, en fait, les divergences profondes reliées à l'aspect multidimensionnel et multifactoriel du phénomène des dépendances, plutôt qu'une conception uniforme et unidimensionnelle.

Certains chercheurs et cliniciens conçoivent la question des dépendances en termes moraux, d'autres en termes biomédicaux, culturels ou psychosociaux (Gaetano, 1987). En fait, chaque groupe social et professionnel (Hulsman et Ransbeek, 1983) aura sa propre version des faits, et ce, selon la discipline à laquelle il appartient et la position hiérarchique qu'il occupe dans la société. Ainsi, les pharmaciens comprendront généralement le phénomène des dépendances comme une suite de réactions aux substances et la tolérance croissante du corps au produit ; les physiologistes, comme un dysfonctionnement des organes et du métabolisme ; les psychiatres, comme un syndrome tel que défini au DSM IV ; les psychologues, comme un problème d'estime de soi ou un symptôme cachant des difficultés diverses ; les sociologues, comme une réaction au processus de régulation sociale et des contraintes inhérentes aux rapports sociaux.

Devant cet éventail de versions possibles qui mettent en relief la dimension plus phénoménale qu'unidimensionnelle de la dépendance, le modèle médical continue de jouer un rôle prépondérant dans l'installation du discours dominant, qui associe alcoolisme à maladie. Ainsi, un sondage Gallup, effectué en 1989 aux États-Unis, révélait que 90 % des Américains croient que l'alcoolisme est une maladie et 60 % soutiennent qu'elle est génétiquement transmissible (Peele, 1990). Bien que cette croyance soit plus soutenue aux États-Unis que dans le reste du monde, ce discours pose des dilemmes importants sur le plan des fondements scientifiques et sociaux.

Pour tenter de clarifier les enjeux de ces dilemmes, cet article propose en premier lieu une mise à jour des grands fondements scientifiques et idéologiques du discours de la maladie. En deuxième lieu, un contre-discours critique à celui de la maladie sera mis en relief en démontrant l'invalidité de ces fondements scientifiques, d'une part, et les effets sociaux néfastes de l'étiquetage de la maladie, d'autre part. Enfin, une conclusion résumera les grandes lignes des propos émis par l'auteur et présentera certains défis sociaux inhérents au statu quo actuel. Pour des raisons d'ordre pratique et pour une meilleure illustration des enjeux liés à l'étude, l'accent sera mis sur l'alcool plutôt que sur d'autres substances ou activités entraînant des dépendances.

Les théories génétiques

Considéré comme une maladie primaire, l'alcoolisme est en partie expliqué par le biais d'un certain désordre génétique. Déterminisme, prédisposition, hérédité, vulnérabilité ou susceptibilité, les tenants de ce type de discours véhiculent certaines prémisses considérées comme scientifiques, en les associant généralement avec le modèle dominant de la maladie. Parmi les références les plus importantes, notons les études sur les jumeaux, les marqueurs génétiques, les adoptions ainsi que les théories neurobiologiques et neurocomportementales.

Les études sur les jumeaux

Ce type d'études consiste à comparer les jumeaux identiques (univitellins, monozygotiques) et les jumeaux fraternels (bivitellins, dizygotiques) souffrant d'alcoolisme et à tenter de calculer le taux d'alcoolisme attribué à l'hérédité. Selon plusieurs auteurs (Goodwin, 1988 ; Schuckit, 1984 ; Blum et al., 1990), les recherches effectuées sur les populations de jumeaux qui ont eu le plus d'influence sont celles de la Suède et des États-Unis.

En Suède, une étude démontre que l'alcoolisme est plus concordant chez les frères identiques que chez les frères fraternels et cette différence devient encore plus significative si l'alcoolisme est plus grave (Johnson et Nilsson, 1979). À partir de questionnaires d'informations auprès de 7 500 paires de jumeaux, les frères identiques ont montré une plus grande concordance en lien avec la quantité d'alcool consommée, ce qui laisse croire que l'aspect génétique et héréditaire de ces populations pourrait représenter un facteur explicatif de l'alcoolisme. Toujours en Suède, une étude auprès de 174 paires de jumeaux, effectuée en 1960, montrait que, parmi cette population, les alcooliques arrêtés pour ivrognerie grave et perte de conscience étaient à 71 % des frères identiques, comparativement à 32 % seulement pour les frères fraternels (Kaij, 1960).

Aux États-Unis, selon la définition d'abus d'alcool, telle qu'inscrite au DSM IV, les résultats démontrent généralement une plus grande incidence d'alcoolisme chez les jumeaux masculins que féminins, et ce, sur un échantillon mixte de jumeaux identiques et fraternels. Une étude menée auprès de 15 924 paires de jumeaux vétérans militaires de sexe masculin démontrait une certaine concordance en ce qui a trait à la cirrhose du foie et à la psychose. Ces manifestations seraient plus élevées chez les jumeaux identiques (Hrubec et Omenng, 1981).

Une autre étude américaine sur les jumeaux qui a fait l'objet d'un grand intérêt médiatique à la fin des années 1970 est celle du Dr. Bouchard de l'Université du Minnesota, plus connue sous le nom des jumeaux du Minnesota (Horgan, 1993). Cette étude mettait en lumière les similarités attribuées aux gènes que partageaient cinquante paires de jumeaux identiques qu'on avait séparés peu de temps après leur naissance. Cette équipe de chercheurs aurait trouvé une forte contribution génétique, soit un taux de 70 % appliqué à tous les traits examinés. Parmi ceux-ci, l'intelligence, l'orientation politique et religieuse, la satisfaction au travail, les intérêts envers les loisirs et même une certaine prédisposition au divorce.

Les études sur les marqueurs génétiques

Un des facteurs importants de prédiction dans la littérature est celui de l'alcoolisme dit « familial ». Déjà en 1940, Jellinek et Joliffe avaient proposé le terme d'alcoolisme familial comme une sous-catégorie de l'alcoolisme. Dans ce type d'études, Jones (1972) soulignait que, lorsqu'un alcoolique rapportait avoir eu un parent proche alcoolique, il en avait en fait deux ou plus, et que l'alcoolisme dit de type « essentiel » était plus associé à l'alcoolisme de l'histoire familiale que l'alcoolisme dit de type « réactionnel ».

En complémentarité à ce type d'études, celle centrée sur les fils d'alcooliques masculins (SOMAS, sons of male alcoholics) représente une référence importante dans la tentative d'expliquer le phénomène des marqueurs génétiques de prédisposition. Même si la nature précise des risques encourus demeure inconnue, plusieurs études durant les dernières années ont tenté de démontrer que les fils d'alcooliques masculins étaient à plus grand risque pour le développement de l'alcoolisme. Ils seraient trois à neuf fois plus enclins à devenir des alcooliques que des fils de parents non alcooliques (Goodwin, 1985 ; Schuckit, 1984). Ces personnes démontreraient également des difficultés importantes sur le plan des habiletés linguistiques, des processus d'abstraction, de la résolution des problèmes et dans le traitement d'informations nouvelles (Peterson, 1992). Pour ce qui est de la gravité de l'alcoolisme, Goodwin a même indiqué qu'elle serait supérieure chez les individus gauchers que chez les droitiers.

D'autres études parallèles ont mis en évidence le fait que les alcooliques seraient plus susceptibles de se marier à des personnes souffrant de troubles mentaux ou que la position ordinale à la naissance déterminerait qui deviendrait alcoolique dans le futur (Barry et al., 1969). Toujours dans une perspective génétique, des études ont été effectuées sur les marqueurs de sang proprement dits dans le but d'expliquer que certaines personnes avec le groupe de sang de type A étaient plus vulnérables que d'autres à l'alcoolisme (Kojic et al., 1977). Enfin, pour ce qui est de la plus récente recherche associant un gène particulier au développement de l'alcoolisme, les résultats furent très largement diffusés aux États-Unis et à travers le monde. En résumé, on examina les cerveaux de 70 personnes décédées dont 35 alcooliques et l'autre moitié composée de cas de contrôle. La découverte révélait que dans 69 % des cerveaux d'alcooliques, il y avait un marqueur génétique spécifique bien identifié, soit le récepteur de dopamine D2, alors que dans les cas de contrôle, il n'y en avait pas (Blum et al., 1990).

Ceci étant, plusieurs questions restent en suspens quand on étudie les éléments génétiques de la transmission ou de l'héritabilité de l'alcoolisme. Par exemple, certaines tribus amérindiennes en Amérique du Nord ayant un haut taux d'alcoolisme ne montrent pas de base ou de marqueur génétique dans leur dépendance à l'alcool (Bennion et Li, 1976). Est-ce que ces études tiennent compte d'un environnement similaire pour les groupes étudiés ? Est-ce que la variabilité des réponses possibles des buveurs face à la consommation, à savoir les raisons de l'usage ou de l'abus, l'expérience et l'apprentissage, les valeurs culturelles, constituent des facteurs importants dans la saisie et l'explication du phénomène de dépendance à l'alcoolisme ?

Les études sur les adoptions

La première étude auprès de ce type de population a été effectuée par Roe (1944) en comparant 36 cas d'enfants d'alcooliques placés en maison d'accueil avant leur dixième anniversaire de naissance avec 25 enfants (contrôle) provenant de parents non alcooliques. L'information finale obtenue auprès de 27 cas et de 22 contrôles ne montrait pas de différence significative dans l'usage d'alcool, donnée qui contrastait avec le haut taux d'alcoolisme parmi les enfants d'alcooliques élevés à la maison. L'auteur concluait alors que l'environnement, et non l'hérédité, constituait le facteur déterminant dans le développement de l'alcoolisme.

Les études aux États-Unis

Une des premières études américaines effectuée auprès d'enfants biologiques de 69 parents hospitalisés pour alcoolisme grave trouvait que l'alcoolisme chez les frères et demi-frères biologiques était plus associé avec l'alcoolisme des parents biologiques qu'avec celui des parents adoptants (Shuckit, 1984 ; Searles, 1988).

Une autre recherche américaine a étudié des enfants placés en adoption par les services sociaux de l'État de l'Iowa entre 1938 et 1962 (Fillmore, 1988). Les résultats soulignaient l'importance des contingences de contrôle social dans l'identification des problèmes plutôt que l'abus d'alcool en soi. Par mécanismes de contrôle social, il faut entendre l'implication d'agences telles la police, l'hospitalisation et les systèmes judiciaires.

Les études au Danemark

À partir des registres publics de la ville de Copenhague, une étude de Goodwin et al. (1973) identifia 67 personnes adoptées de sexe masculin auxquelles on opposa deux groupes contrôle avec des composantes similaires pour ce qui est de l'âge, du sexe, de la période d'adoption et n'ayant jamais eu de parents hospitalisés pour alcoolisme. À partir de l'index composé de l'alcoolisme, soit la quantité et la fréquence de la consommation ainsi que les problèmes d'ordre médical ou légal qui peuvent y être associés, les résultats ont montré que cet étalon de mesure était plus élevé chez les enfants adoptés dont les parents biologiques étaient alcooliques, soit 18 %, alors qu'il n'était que de 5 % chez les groupes de contrôle. Les auteurs de cette recherche ont alors conclu que l'alcoolisme était quatre fois plus susceptible d'être trouvé parmi les enfants biologiques d'alcooliques que chez les enfants biologiques de non alcooliques (Goodwin et al., 1974 ; Fillmore, 1988).

À l'opposé, quand les filles d'alcooliques adoptées et non adoptées étaient comparées à partir du même registre public de Copenhague, aucune différence significative n'était relevée, et ce, à partir de deux recherches de Goodwin et al., (1977). Comment expliquer, dans ces études, que la variable sexe soit aussi déterminante dans les résultats ? Face à cette question, plusieurs chercheurs dont Tolor et Tamerin (1973) ainsi que Murray et al. (1983) ont interrogé sur une base critique la validité de l'information obtenue associant une prédisposition génétique à l'alcoolisme.

Les études en Suède

Les conclusions des études effectuées au Danemark ont été suivies en Suède par une étude auprès de 2 324 personnes nées dans ce pays, entre 1930 et 1949, et adoptées avant l'âge de trois ans (Bohman et al., 1981). Les dossiers accessibles aux chercheurs étaient plus complets que pour les études effectuées au Danemark, et l'échantillon utilisé était considérablement plus grand (Searles, 1988 : 159). Les résultats de ces études confirment principalement l'hypothèse de l'influence génétique dans le développement de l'alcoolisme.

Quelques implications de ces études

La plupart de ces études portent une grande attention aux facteurs génétiques de transmission et de vulnérabilité à l'alcoolisme, en mettant en veilleuse les recherches et les résultats liés aux influences environnementales, psychologiques, culturelles et sociales dans l'étiologie de l'alcoolisme. Selon plusieurs auteurs, il existe une variance importante dans l'apparition des problèmes liés à l'alcoolisme. À titre d'exemple, l'acquisition d'un mode de consommation considéré comme déviant durant l'enfance peut constituer un facteur non négligeable dans l'explication et l'adoption d'un mode subséquent déviant dans l'abus d'alcool. À ce sujet, certains auteurs (Jessor et Jessor, 1977 ; Donovan, Jessor et Jessor, 1983) ont avancé que plusieurs facteurs d'ordre familial peuvent augmenter le niveau de risque pour l'abus d'alcool ou de drogues. Parmi ceux-ci, le degré des conflits familiaux, le processus de modélisation de l'abus, l'isolation sociale et, enfin, la gravité de la négligence parentale. D'autres avenues explicatives ont également été répertoriées, soit l'impact relatif de l'accessibilité de l'alcool sur la consommation individuelle, la relation entre la consommation par habitant et les problèmes d'alcool dans la société en général et, enfin, les effets de l'économie sur les individus dans la réduction des problèmes d'alcool.

En résumé, on peut dire qu'en raison des multiples imperfections sur le plan méthodologique, les résultats confirmant une transmission génétique, en opposition à un modèle multifactoriel de la dépendance, restent faibles. Par exemple, certaines tribus autochtones en Amérique du Nord ayant un haut taux d'alcoolisme ne montrent pas de base ou de marqueur génétique dans leur dépendance à l'alcool (Bennion et Li, 1976). Est-ce que la reproduction intergénérationnelle des modes abusifs de consommation ne résulterait pas en fait de l'apprentissage intrafamilial ? Selon Lester (1988), l'identification de mécanismes ou de marqueurs spécifiques demeure toujours du domaine de la spéculation.

Les théories neurobiologiques

Plusieurs recherches récentes sur l'origine de l'alcoolisme ont été également centrées sur le cerveau. Considéré comme une « mer chimique », le cerveau est analysé en tant que producteur des substances chimiques qui peuvent à leur tour expliquer les différences entre les personnes alcooliques et les non alcooliques (Wallace, 1989). Selon ces théories, la dépendance physique, la tolérance du corps au produit et le système de récompense (reinforcement), constituent les éléments de base de l'hypothèse neurobiologique de l'alcoolisme (Tabakoff et Hoffman, 1988). Ainsi conçue, l'étiologie de l'alcoolisme serait reliée en bonne partie aux caractéristiques des neurones déterminées dans le système nerveux central, suivies des conséquences neuroadaptatives de la consommation. Dit autrement, la sensibilité neuronale a priori, combinée à la tolérance croissante due à l'ingestion répétée d'alcool, formeraient une rétroaction positive et de récompense qui, à son tour, enclencherait le cycle de la dépendance.

Dans ce contexte, l'administration répétée d'alcool induirait des changements biologiques, neurologiques et hormonaux importants dont le résultat se traduirait par des symptômes de sevrage quand la consommation cesserait. La rétroaction positive peut être définie comme un événement qui augmente la probabilité de la répétition du comportement dépendant. Dans cette perspective, et même si la chimie du cerveau reste encore largement un mystère, plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer l'origine biochimique de l'alcoolisme.

En premier lieu, et afin d'atteindre un bien-être optimal, certaines personnes considérées comme ayant une propension à l'alcoolisme verront certaines de leurs déficiences corrigées par l'absorption d'alcool (Goodwin, 1985). Selon cette hypothèse, la personne « déficiente » boit pour corriger la déficience due aux effets biphasiques de l'alcool sur la sérotonine, substance ayant un effet de médiateur de l'activité du système nerveux central.

Dans cette même lignée neurochimique, Kline (1985) et Blum (1991) ont étudié les substances naturelles du cerveau telles l'endorphine et l'enképhaline. Selon ces auteurs, ces substances chimiques joueraient un rôle important dans la production et le maintien de l'alcoolisme.

Un autre neurotransmetteur chimique, la norépinéphrine, a également attiré la curiosité de plusieurs chercheurs dans ce domaine. En général, ces études montrent que la consommation abusive d'alcool conduit à des augmentations de norépinéphrine et que ces augmentations persistent à travers les premiers stades de sevrage à l'alcoolisme (Wallace, 1989 ; Tabakoff et Hoffman, 1988).

Même si ces études, qui portent principalement sur des animaux, sont valables, la question de leur application aux humains reste entière. Est-ce que ces déficiences sont présentes avant le début de l'abus de boisson ou sont-elles en fait le résultat de la consommation abusive ? Est-ce que les enfants d'alcooliques qui n'ont pas commencé à boire montreront également des déficiences de ces substances ? Quelles sont les implications de ces modèles explicatifs sur la conception du phénomène de la dépendance et des toxicomanies ?

Les théories neurocomportementales

Les théories neurocomportementales posent que certains troubles de comportement à l'enfance ou à l'adolescence augmentent le risque de l'alcoolisme à l'âge adulte. Ces déficits comportementaux seraient reliés à une dysfonction cérébrale du système nerveux central située dans l'axe préfrontal du cerveau et seraient hérités chez certains individus avant le processus d'alcoolisation comme tel. Cinq fondements principaux composent ces théories, soit l'insensibilité, la personnalité héritée, l'acétaldéhyde, les ondes cérébrales anormales et la dopamine (Suissa, 1993). Même si des recherches récentes ont mis l'accent sur les sous-types des personnalités alcooliques, les implications de ces distinctions ou différences ne semblent pas avoir éclairci le débat (Cox, 1988).

Autres arguments pour le discours de la maladie

Pour les tenants du discours de la maladie, l'alcoolisme constitue une maladie et cette définition est endossée officiellement par l'Organisation mondiale de la santé, l'Association médicale américaine, l'Association américaine de psychiatrie et des travailleurs sociaux (Brower et al., 1989). Pour certains chercheurs, dont l'influence dans le champ de l'alcoolisme est significative (Wallace, 1990 ; Vaillant, 1990), il faut retenir le concept de la maladie de l'alcoolisme pour de multiples raisons. Tout d'abord, l'alcoolisme est une maladie primaire en soi, et non une conséquence ou un symptôme d'une autre maladie. Dans cette optique, l'alcoolisme est souvent comparé à des maladies comme le diabète, le cancer ou la pneumonie. Dans la mesure où le diabétique hérite de gènes porteurs de diabète, l'alcoolique ou le toxicomane est vu alors comme étant « responsable » pour la prédisposition physique et génétique qui lui est propre. On attribuera ainsi le blâme à la maladie plutôt qu'à la personne, et ce, même si le statut de malade implique une certaine responsabilité dans ses soins personnels et dans la recherche d'un traitement approprié. Un des autres « avantages » de l'application du concept de la maladie est que, même si les alcooliques sont perçus socialement d'une manière moins positive que les personnes atteintes d'autres maladies, l'acceptation du statut de malade permet aux personnes de s'engager et de se responsabiliser dans leurs démarches de réhabilitation, comme chacun le ferait pour toute autre maladie (Brower et al., 1989 ; Lehman, 1990). Sous cet angle, l'alcoolique aurait plus de chances d'accepter le traitement et de s'engager dans un programme de réhabilitation s'il croit qu'il est atteint d'une maladie plutôt que d'un problème moral.

En résumé, on peut dire que ces arguments, qui apparaissent a priori comme scientifiques et efficaces dans la gestion des problèmes de dépendance, exigent une réflexion approfondie de l'implication sociale de ce choix de perspective. En effet, la définition déterministe des comportements comme étant des maladies est loin d'être neutre. Elle s'inscrit dans le cadre d'un contexte social donné, des valeurs qui y sont véhiculées et des rapports sociaux de pouvoir qui permettent de définir ce qui est acceptable et ce qui l'est moins. Le problème avec le modèle de la maladie est qu'il réduit le phénomène multifactoriel de l'alcoolisme à un statut unique, maladie oblige. En ne distinguant pas l'usage de l'abus dans le développement des modes de consommation, en mettant en veilleuse les facteurs explicatifs comme l'environnement, les motivations ayant conduit à tel ou tel comportement, l'état psychologique de la personne, la présence des liens sociaux dans le réseau de l'individu, les valeurs culturelles attribuées aux substances, les conditions économiques, les rituels, etc., le modèle de la maladie de l'alcoolisme se restreint à un déterminisme du tout ou rien. Ainsi, tu es ou tu n'es pas alcoolique pour toujours. On peut également se demander si ce modèle ne reflète pas l'expansion de la médicalisation comme modalité de contrôle social des comportements dans des sphères de vie de plus en plus diverses.

Le contre-discours à la maladie : un enjeu social de taille

Une des premières controverses au sujet de la maladie de l'alcoolisme parut aux États-Unis en 1962 avec des résultats de recherche qui démontraient que sept ex-alcooliques masculins sur 93 pouvaient boire modérément sans développer à nouveau un mode abusif de consommation (Davies, 1962). Cette découverte prit par surprise les tenants du discours dans le domaine de l'alcoolisme, dans la mesure où elle représentait une rupture avec l'idée de l'abstinence totale comme condition préalable au traitement. Dans la même lignée, Sobell et Sobell (1976) et Pattison, Sobell et Sobell (1977) ont fourni la preuve expérimentale et concrète que l'enseignement de techniques de comportement en vue de contrôler la boisson étaient possibles, et ce, même à l'extérieur de l'environnement hospitalier. Cormier (1985) et Heather et Robertson (1981) ont également mis en relief le fait que l'abstinence à tout prix peut, au contraire, s'accompagner d'une plus grande mésadaptation psychologique et sociale.

Parmi les autres exemples qui ont donné le ton à cette remise en question, il y a eu le cas juridique de Powell contre l'État du Texas en 1968 (Powell vs Texas Supreme Court). Les juges remirent en question le fondement même de l'irresponsabilité liée à la maladie de Powell qui était alors accusé de conduite avec facultés affaiblies (Conrad et Schneider, 1980). L'individu ayant été condamné par la cour pour irresponsabilité personnelle et non à cause de sa maladie, ce cas a été perçu par le monde médical et par les tenants du discours de la maladie comme un grand retour en arrière. Plus important encore, c'était la critique catégorique de la cour à l'égard de la profession médicale sur deux points importants : soit la faiblesse et la limite des connaissances en ce qui a trait à la nature et à la cause de l'alcoolisme et le nombre limité des centres de traitement disponibles pour les alcooliques. Ce contexte permit la publication de plusieurs articles critiques dénonçant l'application du modèle maladie (Fingarette, 1970), ce qui obligea l'AMA (American Medical Association) à réagir en développant un discours axé sur un programme de traitement à facettes multiples (multifaced program).

En ce qui a trait au concept même de maladie, plusieurs chercheurs et penseurs scientifiques ont dénoncé l'application de ce terme aux phénomènes de dépendance dont l'alcoolisme fait partie. Sur le plan épistémologique, Shaffer (1985) et Watts (1981) ont critiqué la vision positiviste associée à la maladie de l'alcoolisme dans la mesure où elle est réductionniste de la réalité complexe et plurielle du phénomène. Sous cet angle, ils dénoncent dans la construction du discours des objectifs idéologiques bien précis dont :

  1. la nécessité idéologique de renforcer et de nourrir le concept même de la maladie ;

  2. la standardisation de la maladie en tant que norme de fonctionnement ;

  3. l'idée que cette condition de maladie peut être mieux cernée par l'observant médical en particulier ;

  4. l'accent mis plus sur une quantification « objective » des conditions à examiner ;

  5. l'emphase dans la saisie du problème privilégie les éléments physiologiques au détriment des éléments sociaux et culturels.

D'autres auteurs comme Peele (1989), Madsen et Fingarette (1989), Gorman (1989) et Miller (1991) enrichissent ces points de vue en tentant de répondre à la question fondamentale : qu'est-ce qu'une maladie ? En réponse à cette question, Peele (1989) identifie trois étapes principales dans l'évolution du concept, soit le mal physique, les troubles mentaux et, enfin, les dépendances.

Le mal physique

Cette première explication renvoie à des désordres physiologiques suivis de manifestations physiques (ex : diabète, malaria, choléra, tuberculose, cancer, etc.). Les déséquilibres qui portent ici le nom de maladies sont associés directement au fonctionnement du corps et ont des effets physiquement mesurables.

Les troubles mentaux

Connus aussi sous le nom de troubles émotionnels, les troubles mentaux ne sont pas définis de la même façon que le mal physique. En effet, ce que nous en percevons et en savons vraiment n'est plus mesuré dans le corps des sujets mais plutôt par l'interprétation de leurs pensées, de leurs sentiments et de leurs comportements.

Les dépendances

Cette troisième catégorie se rapproche de celle des troubles mentaux d'où elle est issue. En effet, si les désordres mentaux se manifestent surtout par des déséquilibres des pensées et des sentiments, les désordres de dépendance, quant à eux, seraient plutôt identifiables par des comportements observables. Ainsi, on nommera toxicomane ou abuseur toute personne qui consomme des psychotropes de manière compulsive et pour qui l'acquisition de substances est une activité centrale.

Les théories génétiques de l'alcoolisme : l'envers du décor

Alors que la génétique est vue comme pouvant expliquer, prédire et même modifier le comportement humain pour une « amélioration de la société », la plupart des recherches et l'état actuel des connaissances ne nous permettent pas de confirmer les hypothèses qui sous-tendent ce discours (Peele, 1990). En effet, des résultats discordants nous invitent à nuancer et à montrer une plus grande retenue dans l'interprétation et l'utilisation des données.

Les jumeaux

Une des plus récentes recherches à ce sujet a démontré que l'alcoolo-dépendance chez les jumeaux identiques n'est pas plus souvent concordante (21 %) que chez les jumeaux fraternels (25 %) [Dongier, 1989]. Dans plusieurs cas, un jumeau pouvait boire quelques bouteilles par jour, alors que son frère ne buvait pas du tout (Horgan, 1993). Dans la même lignée, d'autres résultats montrent que les individus développent des habitudes régulières de consommation sans avoir un frère ou un parent alcoolique (Murray, 1989, cité dans Peele, 1990).

Les marqueurs de prédisposition

Une mise à jour des résultats de recherche de Goodwin concernant le risque d'alcoolisme chez les fils biologiques de parents d'alcooliques (SOMAS) concluait que 18 % seulement étaient susceptibles de le développer (Fingarette, 1988). L'interprétation de ces données nous renvoie à la réalité arithmétique incontournable, soit que 82 %, ou plus de quatre fils sur cinq, ne deviennent pas alcooliques. De plus, si nous prenons l'exemple du mouvement social actuel des enfants adultes d'alcooliques en Amérique du Nord, il est clair que leur grand succès réside d'abord et avant tout dans leur détermination et motivation à ne pas ressembler à leurs parents alcooliques. Cela constitue un paradoxe de taille, car selon la version génétique, ils sont censés reproduire le modèle de leurs parents alors qu'ils en décident autrement.

Les enfants adoptés

Chez ce type de population, on a soutenu qu'ils étaient également quatre fois plus susceptibles de développer l'alcoolisme, et ce, indépendamment du type des parents adoptants. Cette perspective déterministe est en contradiction aiguë avec les résultats significatifs obtenus par Vaillant (1983) sur la détermination de l'alcoolisme à partir des marqueurs culturels et sociaux. En effet, les travaux de Vaillant, qui ont examiné les cas de 600 personnes ayant consommé de l'alcool durant 40 ans, ont démontré que, dans la ville de Boston, les Irlandais américains avaient un risque sept fois plus élevé de développer l'alcoolisme que les Italo-Américains. Cette recherche de grande envergure met en lumière le fait que l'incidence de l'abus d'alcool diffère grandement d'une culture à l'autre, et ce, en relation avec les raisons qui sous-tendent l'usage.

Les théories neurobiologiques

Fondées sur le phénomène de la dépendance à partir d'une certaine sensibilité neuronale, les théories neurobiologiques s'avèrent incomplètes et font l'objet de critiques importantes. Plusieurs chercheurs et auteurs ont largement démontré que le processus de dépendance physique n'existe pas en soi et qu'il faut des conditions propices particulières pour développer le cycle de la dépendance. Ainsi, Laborit (1974) avait bien mis en lumière le phénomène de l'inhibition de l'action où la personne souffrante tentera de gérer son équilibre devant les multiples contraintes d'un environnement difficile. L'individu souffrant pourra soit combattre, fuir ou inhiber son action par le recours aux psychotropes comme une stratégie d'adaptation. Dit autrement, même si certains effets chroniques évidents de l'alcoolisme sont bien connus (delirium tremens, syndrome de Korsakoff, de Wernicke, etc.), il n'en demeure pas moins que cela prend une certaine personnalité et une certaine relation individu-substance-contexte pour développer cette dépendance. Selon Weil (1983), ce n'est pas la substance toxique en elle-même qui va déterminer le niveau de risque mais bien la nature de la relation qu'on établit avec elle. Parmi les conditions qui favorisent la construction de la dépendance, on peut nommer la substance, la dose injectée, la perception et la connaissance du produit, les raisons ayant mené à l'abus, l'effet attendu (placebo), les croyances culturelles et les valeurs attribuées au produit, le système sociolégal, le milieu familial, etc.

C'est dans ce contexte global que nous pouvons saisir la démarche des personnes souffrant de dépendance. Un exemple significatif ayant fortement remis en question la version physiologique de la dépendance est celui du cas des soldats américains au Viêt-nam. Ces derniers avaient développé une forte dépendance à l'héroïne pour s'adapter et tenter de rester en équilibre face à un environnement de stress et de mort. Selon la théorie neurobiologique de la maladie, ces soldats devaient suivre une cure de désintoxication dès leur retour aux États-Unis. Or, la majorité de ces personnes ont cessé la consommation et les symptômes de sevrage sont disparus dès qu'ils ont retrouvé leurs familles, un environnement connu et sécurisant, et ce, sans passer par le traitement (Peele, 1982). Selon ce chercheur, la dépendance est une manière de vivre, une façon de faire face au monde et à soi-même, d'interpréter ses expériences y compris les psychotropes, c'est la manière d'interpréter les effets d'une drogue qui est au coeur de la toxicomanie. Dans cette optique, les malaises existentiels en toxicomanie sous-tendent en définitive de mauvais styles de vie qui doivent être considérés comme des états conséquents à de mauvais choix de solution (Cormier, 1984).

Enfin, et en ce qui a trait à la dernière découverte de Blum concernant le fameux gène spécifique à l'alcoolisme, il est clair que ce type d'informations a souvent tendance à créer, au début, un certain optimisme scientifique cherchant à aider les personnes aux prises avec des problèmes émotionnels avec des moyens biomédicaux. Or, ce sentiment d'optimisme disparaît généralement aussitôt, car les preuves incontournables de non-applicabilité sont très nombreuses. À ce titre, on peut souligner les résultats précédents tentant de démontrer les liens entre, par exemple, la maniaco-dépression, la schizophrénie et l'homosexualité, et un marqueur génétique déficient qui serait responsable de ces états (Altman, 1990 ; Schmeck, 1987, 1988 ; Byerley, 1989).

En fait, il s'agit de démontrer concrètement que ce gène est effectivement responsable de la production de l'alcoolisme et de sa dépendance innée et biologique ou hormonale. Or, on ne peut mettre en veilleuse les dimensions multifactorielles dans la création de l'alcoolisme. Comme arguments, on peut se demander comment calculer le degré de motivation de l'individu à vouloir répéter ou non un comportement donné. Est-ce que le marqueur génétique trouvé, si validé, ne serait pas plutôt la conséquence d'une alcoolisation prolongée ? Comment séparer ce modèle de la maladie du contexte social et culturel qui lui a donné naissance ? Enfin, la détermination génétique des comportements, et en particulier de l'alcoolisme, est loin de faire l'unanimité autant dans les milieux scientifiques que dans les populations en général (Bolos et al., 1990).

Les facteurs culturels et sociaux dans l'étiologie de la dépendance

Il a été démontré que les rituels, les lois et les valeurs de certains groupes culturels peuvent prévenir ou encourager un bon ou un mauvais usage de psychotropes (Bibeau et Corin, 1979 ; Suissa, 1990). Ainsi compris, le taux d'alcoolisme sera généralement peu élevé dans le groupe où le fait de boire est évalué positivement par la culture dominante et plus élevé s'il est évalué comme un acte marginal ou asocial (Roman, 1984). À titre d'exemple, chez les groupes culturels qui adhèrent le plus à cette conception, tels les Américains d'origine irlandaise ou autochtone, l'alcool est investi d'un pouvoir dont ils ne peuvent contrôler les effets. À l'opposé, l'analyse de groupes ayant un taux d'alcoolisme faible ou inexistant, comme les Juifs ou les Américains d'origine chinoise, révèle que l'éthique culturelle du groupe ne tolère pas la perte de contrôle comme excuse aux problèmes de l'abus et ne favorise pas, conséquemment, la croyance au concept de maladie (Suissa,1992 ; Glassner et Berg, 1984).

Sur le plan psychosocial, la toxicomanie est d'abord un problème d'individu et non de substance (Suissa, 1994). En d'autres termes, les réactions physiologiques à la substance au regard du syndrome de sevrage, par exemple, représentent une partie des symptômes physiques observables mais ne nous aident pas à comprendre l'aspect multifactoriel du phénomène de la dépendance. Selon Peele (1982) et les études classiques de Becker (1963), c'est l'interprétation et l'expérience personnelle qui détermineront si le cycle de la dépendance sera ou non enclenché. Dans cette optique, le cycle est un continuum d'apprentissage et non un état permanent de maladie. Les concepts de « set » et « setting », c'est-à-dire l'effet placebo et l'influence de l'environnement, nous renseignent également sur les enjeux de la dépendance à partir des effets observés. Ainsi, un héroïnomane verra son symptôme de sevrage disparaître par le rituel de l'injection, et ce, même si la seringue contenait de l'eau et non de l'héroïne. De même, un alcoolique adoptera un comportement d'ivrogne alors que ses consommations ne contenaient absolument pas d'alcool. Par ailleurs, un patient hospitalisé et traité avec de fortes doses de morphine n'aura pas de symptômes de sevrage à son départ, car le retour dans son environnement sociofamilial est synonyme de réconfort et de bien-être (Cherry, 1981 ; Weil, 1983). Il est donc important de considérer les multiples composantes dans le développement de la dépendance, soit l'individu dans sa relation avec la substance et le contexte social et culturel qui l'entoure. Comme disait Weil, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise drogue, il n'y a qu'une bonne ou une mauvaise relation aux psychotropes.

Quelques aspects critiques de l'idéologie des Alcooliques Anonymes

Le mouvement des Alcooliques Anonymes exerce une influence considérable sur la version de l'alcoolisme qu'a le grand public et les moyens d'intervention à privilégier. Quand on considère le développement social de ce mouvement depuis sa création, en 1935, par ses deux pionniers, William Wilson et Robert Smith, il faut reconnaître un fait incontournable : soit l'augmentation impressionnante de ses membres. En 1976, on estimait le nombre de membres à plus d'un million de personnes et en dénombrait plus de 50 000 groupes de rencontres établis dans plus de 110 pays (Alcoholic Anonymous, 1976). Aujourd'hui, on estime à 2 millions le nombre total de membres à travers le monde (Makelä et al., 1995). Ce succès populaire peut s'expliquer par l'isolement social et familial dans lequel sont confinés des milliers de personnes souffrant d'alcoolisme, et par l'apport d'une certaine solidarité humaine et sociale.

Selon cette idéologie, la personne alcoolique est considérée comme incapable de gérer sa vie à cause de la permanence de sa maladie : allergie, perte de contrôle, maladie progressive de la volonté, etc. De plus, cette situation s'applique également aux membres de la famille, communément appelés les codépendants. Cermack (1986), dans la description du syndrome de la personnalité codépendante, revendique le statut de malade pour cette condition, et suggère même de l'inclure dans la classification psychiatrique. Ces mêmes principes, dont le contenu est largement répandu dans la sphère sociale, sont appliqués à plusieurs comportements dits « compulsifs » et considérés comme des maladies : Al-anon, Al-ateen, joueurs invétérés, divorcés, dépressifs, acheteurs compulsifs, dépendants affectifs ou amoureux, enfants adultes d'alcooliques, narcomanes, etc. Cette systématisation des comportements, encadrés et étiquetés comme des maladies, entretient une conception biaisée de l'être humain, dans la mesure où elle ne tient pas compte des potentiels du changement personnel et social. En effet, on peut dire que selon cette perspective, l'énergie est investie dans l'adaptation au déterminisme de la maladie.

Comme êtres humains, ne sommes-nous pas surtout des autocorrecteurs de nos comportements quand nous acceptons la critique ou le blâme pour certains de nos agissements ? Régulièrement, des milliers de personnes arrêtent de consommer du tabac, réduisent leur consommation d'alcool, perdent du poids, créent des relations amoureuses et affectives saines, et ce, sans aucune intervention extérieure de quelque groupe ou expert. À ce sujet, un sondage Gallup effectué en 1990, révélait que le soutien accordé par les amis (14 %), les parents, les enfants et la fratrie (21 %), l'épouse, le conjoint ou l'être aimé (29 %) représentait la majeure partie des succès dans la résolution des problèmes comparativement à 6 % pour les médecins, les psychologues et les psychiatres, toutes professions confondues (Peele, 1991). Toujours en ce qui a trait aux traitements, ceux fondés sur le concept de la maladie sont généralement imposés comme alternatives à la prison dans la gestion des problèmes de déviance tels que la violence, les abus sexuels, la conduite en état d'ébriété, etc.

L'application de ce concept ne réduit-elle pas, jusqu'à un certain point, l'obligation des individus à contrôler leurs comportements ? Une des recherches les plus récentes sur l'étude du taux d'efficacité des AA révélait que, plus les membres adhéraient au concept de maladie, plus ils avaient tendance à perdre le contrôle à l'extérieur, tout cela accompagné d'une estime de soi et d'une satisfaction sociale faibles (White, 1991). Dans ce contexte, nous sommes en droit de nous interroger sur la production de plus en plus de malades dans notre société et sur la médicalisation de comportements vus comme non conformes aux normes sociales.

Conclusion et perspectives

La médicalisation grandissante des comportements et de l'alcoolisme / toxicomanie en particulier soulève des questions importantes sur les plans scientifique, éthique et social (Zola, 1983 ; Roman, 1984). Si la maladie n'existe pas en soi, elle se retrouve régulée par deux facteurs qui semblent jouer un rôle important dans le processus d'acceptation sociale. D'une part, il faut que le comportement en question soit jugé comme indésirable, d'autre part, qu'il soit soumis à un jugement social qui l'étiquettera alors comme une maladie. Est-il pensable d'aborder le phénomène de la dépendance dans une perspective plurielle qui inclurait les points de vue biologiques, psychologiques, sociaux, culturels, moraux et spirituels ? Si oui, les réponses aux problèmes seront également multiples et, par conséquent, il y aura plus d'options accessibles à plusieurs types d'individus différents. Cette question est importante, car il n'existerait pas de méthode ni de modèle unique d'intervention qui s'appliquerait à l'ensemble des individus souffrant de dépendance. Sinon, des dilemmes importants continueront à nuire au processus de responsabilisation sociale, et ce, au prix d'une médicalisation d'un nombre croissant de comportements considérés comme déviants. Aujourd'hui, l'infidélité, par exemple, est expliquée par des facteurs génétiques prédéterminés d'une maladie, ce qui permet d'évacuer la référence aux aspects psychosociaux et au changement personnel et social (Wright, 1994).

La persistance du concept de maladie peut s'expliquer en partie par les enjeux financiers énormes de l'industrie du traitement, par la perte d'un certain pouvoir de la part du corps médical, par la crainte d'un manque de crédibilité politique de la part des gouvernements, par les effets sociolégaux d'une responsabilisation personnelle et sociale des comportements alcooliques ou toxicomanes, etc. Si de grands chercheurs hésitent encore à dénoncer cette situation (Vaillant, 1990 ; Wallace, 1987), les évidences infirmant le discours associant l'alcoolisme / toxicomanie à la maladie s'accumulent de plus en plus. D'ailleurs, l'adhésion grandissante à travers le monde à l'approche de réduction des méfaits dans la gestion de la toxicomanie en contexte de sida traduit concrètement une perspective pragmatique qui tient compte des personnes et de leurs forces, plutôt que de leur statut de malade et de leurs faiblesses. En réalité, la dépendance comme maladie demeure une hypothèse non prouvée et la relation entre l'individu, la substance et le contexte est et reste au centre du développement de la dépendance, que celle-ci soit à l'alcool, au travail, au jeu ou aux personnes. Parmi les autres effets pervers du discours de la maladie appliqué à l'alcoolisme, il y a principalement l'évacuation de la référence aux aspects psychosociaux et culturels et la tentative de démontrer que la dépendance est une réalité impersonnelle et non discriminatoire, maladie oblige. Face à cette poussée de la médicalisation comme forme de contrôle social, il importe de rester alerte, car l'étiquetage grandissant de plus en plus de comportements comme des maladies mine le potentiel des humains à se prendre réellement en charge et à créer des liens sociaux significatifs.