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Parallèlement aux questionnements qui secouent les divers niveaux de formation, le champ de pratique de l'intervention sociale doit lui-même procéder régulièrement à diverses remises en question et réflexions, par exemple, le renouvellement des pratiques de mobilisation et d'action dans les années 1980, le questionnement sur la notion de partenariat lié à la régionalisation et à la multiplication des lieux de concertation dans les années 1990, etc. Ces réflexions ont été menées par des militantes et des militants, des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux ainsi que par des techniciens en travail social. Car, ne l'oublions pas, le champ de la profession du travail social est composé d'intervenantes et d'intervenants provenant de deux niveaux de formation, le collégial et l'universitaire. Dans l'éditorial de Nouvelles pratiques sociales (NPS) du printemps 1999, Réjean Mathieu soulignait l'absence quasi totale des travailleurs sociaux en milieux communautaires aux États généraux de la profession organisés par l'Ordre professionnel des travailleuses et travailleurs sociaux du Québec (OPTSQ). Nous tenons à mentionner que la définition restreinte de la profession que se sont donnée les organisateurs a aussi exclu des États généraux les techniciens en travail social.

Dans ce texte, nous expliquerons brièvement comment, au Cégep du Vieux-Montréal, nous avons, nous aussi, « revisité » notre vision du travail social en nous servant de la révision du programme en techniques de travail social. Dans un premier temps, nous décrirons le processus à travers lequel s'est effectuée et s'effectuera la révision du programme de techniques de travail social (après la levée des boycotts) et à quelle étape elle en est rendue actuellement. Nous utiliserons notre exemple, celui du Cégep du Vieux-Montréal, pour démontrer comment nous avons utilisé les marges de manoeuvre dont nous disposions afin de préserver l'essence de notre programme et situer nos réflexions sur le renouvellement des pratiques en travail social au coeur de la révision. Pour terminer, nous tenterons de dégager des pistes de réflexion sur l'harmonisation entre les formations de niveau collégial et universitaire et sur la place de chacune dans le champ du travail social.

Une révision imposée par le ministère de l'éducation

Précisons dès le départ qu'il n'a jamais été question, dans toute la démarche de révision du programme des techniques en travail social, d'élever le niveau de formation et de transformer le diplôme d'études collégiales (DEC) en un diplôme hybride de baccalauréat à rabais. En fait, tous les programmes de niveau collégial sont évalués et révisés périodiquement. Le programme de techniques de travail social subit présentement sa deuxième révision complète. La présente révision doit être effectuée selon le modèle théorique imposé par le ministère de l'Éducation du Québec (MEQ), soit l'approche par compétences. Tous les programmes doivent être revus de fond en comble selon ce modèle théorique.

Quelques mots sur l'approche par compétences

Dans ce texte, nous ne nous étendrons pas sur l'approche par compétences. Mais il nous apparaissait important d'en expliquer les fondements même brièvement afin de mieux situer le cadre théorique dans lequel s'inscrit la révision du programme.

L'approche par compétences en formation technique a, comme point de départ, l'étude des fonctions de travail d'une profession donnée. Ces fonctions de travail sont ensuite traduites en une série de compétences que nos étudiants doivent acquérir en cours de formation. Une compétence se définit comme étant un « ensemble intégré d'habiletés cognitives, d'habiletés psychomotrices et de comportements socioaffectifs, qui permet d'exercer, au niveau de performance exigé à l'entrée du marché du travail, un rôle, une fonction ou une activité » (Frosst, Giasson et Pouliot, 1999 : 11). Si les compétences sont déterminées par l'analyse de la situation de travail, les objets d'apprentissages nécessaires à l'atteinte de ces compétences le sont par les enseignants.

Avant même de s'engager dans le processus de révision, les enseignants en techniques de travail social des 12 collèges qui offrent le programme ont entamé une sérieuse réflexion collective sur les impacts de cette approche théorique et du processus de révision imposé par le MEQ. D'ailleurs, tout au long des étapes de la révision, nous avons exercé une vigilance de tous les instants pour préserver l'idéologie et les valeurs que nous jugeons essentielles à l'exercice de la profession, afin qu'elles ne soient pas sacrifiées à l'autel d'une vision utilitaire du travail social.

Première étape d'une longue révision : le portrait de secteur

L'élaboration du nouveau programme de techniques de travail social, selon l'approche par compétences, repose sur une démarche assez rigoureuse de consultation et de recherche.

Les premières étapes de la démarche de révision de programme que nous avons dû entreprendre ont confirmé que notre programme a su évoluer de façon à répondre aux exigences du marché du travail.

La toute première étape de la révision – le portrait de secteur – s'est terminée en mars 1996. Ce portrait de secteur a été dressé à partir de l'examen et de l'analyse du champ de l'intervention sociale, champ comprenant pour les techniques humaines, les techniques de travail social, d'éducation spécialisée, de loisirs, d'intervention en délinquance et de criminologie. Plusieurs éléments y ont été analysés, dont le marché de l'emploi, l'offre de formation d'ordre technique et universitaire, les fonctions de travail, les chevauchements entre les techniques humaines et les niveaux universitaires, l'impact du bénévolat, l'évolution prévisible des secteurs de l'intervention sociale, etc. Cette étape fut suivie de l'étude préliminaire en techniques de travail social, où l'on a examiné de plus près les divers secteurs d'embauche des techniciens en travail social. Dès cette étape, les employeurs consultés ont exprimé leur satisfaction quant à la formation des techniciens en travail social, notamment en ce qui a trait à sa congruence avec la pratique sur le marché du travail. Notre équipe d'enseignants fut ravie de constater, d'une part, que les efforts constants que nous déployons pour adapter notre formation aux changements observés sur le terrain permettaient d'atteindre les résultats escomptés et, d'autre part, que l'on reconnaissait la qualité de notre travail. Mais peu importe ces résultats, tous les programmes du collégial doivent être révisés de façon complète, que nous le voulions ou non.

La situation de l'emploi des Techniciens en Travail social

Mentionnons brièvement que les résultats de recherche du MEQ démontrent que le secteur où l'on retrouve le plus de techniciens en travail social est le ministère de la Santé et des Services sociaux (CLSC : 48,2 % ; Centres jeunesse : 24,4 % ; Centres hospitaliers : 20,9 % Centres de réadaptation : 6 % ; Régies régionales : 0,5 %). On les retrouve aussi à la Sécurité du revenu (Centres de travail Québec et Commission de la santé et de la sécurité du travail), dans les groupes communautaires et dans les commissions scolaires (Breton, David et Frosst, 1999).

L'analyse de situation de travail et le projet de formation

À l'étape suivante, le MEQ procéda à l'analyse de situation de travail (AST). L'objectif de cette étape était de tracer un portrait détaillé de l'ensemble des fonctions de travail propres aux techniciens en travail social. Le Ministère a donc réuni pendant trois jours des techniciens en travail social provenant de différents secteurs d'emploi et ayant une expérience de quatre à huit ans sur le marché du travail. Malgré nos objections, les professeurs n'avaient le droit d'assister à ces rencontres qu'à titre d'observateurs.

Par la suite, l'AST a servi de plate-forme pour l'élaboration d'un projet de formation constitué de 18 compétences générales et de sept compétences particulières de la profession. Deux professeurs – une du Cégep de Sainte-Foy et un du Cégep de Sherbrooke – furent associés à l'élaboration des compétences.

Le projet de formation a été soumis pour validation à des représentants du milieu de l'éducation et du marché du travail et de l'OPTSQ. Toutes les personnes présentes ont été invitées à se prononcer sur la pertinence et la faisabilité du projet.

Ensuite, on a procédé à l'élaboration des objectifs et des standards pour chacune des compétences. Donc, l'équipe de rédaction – composée d'un enseignant du Cégep de Sherbrooke, d'une enseignante du Cégep Dawson et d'un expert de la méthode du MEQ – a dû établir les contextes de réalisation et les conditions nécessaires pour actualiser chacune des compétences, ainsi que les critères de performance permettant de vérifier leur atteinte.

Préserver l'âme de notre programme, un défi à relever

Bien avant le début de la révision, les enseignants en techniques de travail social ont exprimé leurs grandes réticences face au modèle théorique autour duquel devait s'articuler le nouveau programme. Par exemple, un des dangers de cette approche est de morceler les fonctions de travail au point de perdre de vue les finalités globales du travail social ou, encore, d'être centré sur les compétences de façon tellement restrictive que l'on oublierait d'intégrer à la formation les savoirs fondamentaux essentiels à leur apprentissage. Mais comme ces réflexions avaient été menées de façon collective avant que le processus ne se mette en branle, et ce, tant sur le plan local que provincial, les deux professeurs qui ont travaillé à l'élaboration du programme ont pu s'inspirer des débats que nous avions eus entre nous au préalable et ainsi veiller à ce que le programme nous laisse suffisamment de marge de manoeuvre pour préserver l'essence de notre programme.

Tout reste à faire

Nous en sommes rendus à l'étape de l'implantation locale. Là encore, bien que nous trouvions essentiel de respecter la couleur de chacun des collèges, nous poursuivons notre réflexion de façon collective, dans un cadre beaucoup plus large que celui de l'implantation du nouveau programme. En effet, au-delà de la nécessité de former des bons techniciens en travail social, il est évidemment fondamental pour nous de tenir compte de l'évolution des problématiques et des pratiques en intervention sociale lorsque vient le temps de revoir nos programmes de formation.

Au Cégep du Vieux-Montréal, nous avons travaillé longuement sur le profil de sortie des finissants et surtout sur l'orientation que nous souhaitions donner à notre programme. Nous avons profité de l'occasion pour nous interroger sur les changements survenus dans le contexte québécois et montréalais depuis les 10 dernières années et sur leurs impacts sur le travail social et, par conséquent, sur notre enseignement. Évidemment, nous n'attendons pas les réformes pour procéder à ces réflexions mais, puisque le contexte s'y prêtait et qu'il nous fallait revoir tout le cursus de cours, nous souhaitions que notre travail repose sur une solide réflexion collective.

Notre formation doit outiller nos finissants de façon à ce qu'ils puissent travailler dans un contexte social en pleine mutation et en pleine mouvance. Au Québec et au Canada, comme dans les autres pays occidentaux, la mondialisation de l'économie et le virage à droite amorcé par les gouvernements ont entraîné une dégradation des politiques sociales. Le marché du travail est marqué, entre autres, par la précarisation des conditions de travail et les pertes d'emplois massives. L'exclusion sociale est le lot d'un nombre accru de personnes, ce qui a pour effet d'élargir les clientèles en travail social à des populations qui jusqu'ici avaient été épargnées. Les outils de communication aussi se transforment à une vitesse phénoménale. Si l'on doit reconnaître que ces transformations maximisent l'accès à l'information, elles contribuent également au creusement de l'écart entre les riches et les pauvres, entre ceux qui possèdent le savoir et les outils pour y accéder et ceux qui ne les possèdent pas. Comme nous le mentionnons dans l'orientation de notre programme :

[...] dans ce contexte, le rôle du travail social est non seulement d'outiller les clientèles avec lesquelles il travaille pour agir sur les problèmes sociaux générés ou aggravés par ce contexte, mais il se doit de garder l'oeil ouvert, d'être vigilant et critique face à ces changements sociaux et de prendre ouvertement parti pour les gens qui en sont affectés, sans jamais perdre de vue ses objectifs de justice sociale. (Département de techniques de travail social, 1999 : 3)

Nous nous sommes aussi positionnés, à nouveau, sur les valeurs et les principes éducatifs de notre équipe d'enseignants. Ainsi, nous souhaitons offrir plus qu'une simple grille de cours qui permette d'acquérir les compétences de base essentielles à la pratique du travail social. Nous voulons aussi que chacun de nos cours traduise notre parti pris collectif pour l'équité, la justice et la solidarité sociale. De plus, nous tenions à réaffirmer que la formation que nous offrons doit constamment être adaptée pour suivre l'évolution des réalités sociales et la pratique du travail social. Notre enseignement doit allier souplesse et rigueur intellectuelle et nous devons « porter une attention sensible aux besoins pédagogiques exprimés par les élèves » (Département de techniques de travail social, 1999 : 4). Nous souhaitons aussi amener nos étudiants à se percevoir comme les principaux acteurs de leur formation et à se donner des moyens pour continuer, de façon autonome, à approfondir leurs connaissances et améliorer leurs habiletés d'intervention une fois sur le marché du travail.

L'harmonisation avec la formation universitaire dans le cadre de la révision de programme

Évidemment, dans tout ce processus de révision, il faut poser la question de l'harmonisation avec la formation universitaire. D'ailleurs, au printemps 1999, les travaux d'élaboration du nouveau programme en techniques de travail social ont été retardés en raison des demandes soumises par les représentants du milieu universitaire et de l'OPTSQ. Ils remettaient en question le niveau de formation des techniciens et des techniciennes en travail social, le jugeant trop élevé. Nous ne reprendrons pas ici chacun des éléments invoqués par l'Ordre, nous laisserons le Regroupement des enseignantes et des enseignants en techniques de travail social (REECETTS) le faire en temps et lieu. Nous ne pouvons toutefois nous empêcher de signaler que le niveau de formation ne changera pas. Non seulement il a été jugé satisfaisant lors de l'analyse de situation de travail, mais nous constatons en outre que, année après année, le travail régulier d'évaluation et d'adaptation de nos programmes porte des fruits. Non, nous n'avons pas besoin d'attendre le MEQ pour revoir régulièrement notre programme...

Cependant, nous croyons qu'il est temps d'examiner différentes avenues afin de mieux harmoniser les deux niveaux de formation. D'ailleurs, certaines pistes commencent à être explorées et mériteraient que l'on s'y attarde. Par exemple, bonifier la formation universitaire en exigeant le DEC en techniques de travail social pour accéder au baccalauréat et en suggérant une année de propédeutique pour ceux et celles qui viendraient d'un autre domaine. Ou, encore, reconnaître et créditer certains acquis aux techniciens en travail social qui accèdent à l'université, ce qui est extrêmement difficile à l'heure actuelle.

La place des techniciens en travail social dans les divers secteurs de l'intervention sociale n'est plus à démontrer. Et, bien qu'il soit essentiel de faire avancer la réflexion sur l'harmonisation de la formation universitaire et collégiale, d'autres questions nous semblent plus urgentes. Comment préserver et même affirmer davantage la place du travail social et de ses idéaux de pratique dans la conjoncture actuelle ? Bien que sur le terrain des pratiques extraordinaires s'observent au quotidien, les principes mêmes du travail social, principes de justice, d'équité et de changement social, se situent nettement à contre-courant de l'idéologie dominante. Dans ce contexte, nous préférerions que les débats aient lieu de façon concertée, par ceux et celles qui ont à coeur de préserver les principes du travail social, et ce, quel que soit leur niveau de formation. Nous aimerions réfléchir davantage sur notre rôle de formateurs et de formatrices dans la conjoncture actuelle, entre autres, en nous posant à nouveau collectivement cette question qui revient régulièrement : la formation, l'école, au service de qui ? Comment continuer à former des agents de changements sociaux critiques dans une société qui concentre de plus en plus tous les leviers, tous les pouvoirs entre les mains des classes dirigeantes et qui utilise les médias et tous les moyens à sa portée pour imposer l'idée que nous n'avons pas le choix de tout sacrifier (les politiques sociales, les services sociaux et de santé, la vie familiale, les temps libres, etc.) à l'autel de la productivité ? Comment former des acteurs sociaux capables de prendre un recul critique suffisant dans leur pratique quotidienne pour explorer de façon créative les marges de manoeuvre dont ils peuvent disposer ?

Le travail social peut et doit avoir un rôle proactif au tournant du millénaire pour rappeler que le « social » constitue une richesse dont une société ne peut se priver.