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1. Introduction

Depuis l’oeuvre phare de Zribi-Hertz (1984), les prépositions orphelines (dorénavant PO), celles qui permettent un régime implicite, sont devenues un sujet classique dans le domaine de la syntaxe française. Voir les exemples en (1) et (18) dans Zribi-Hertz (1984) cités ci-dessous.

Ces emplois soulèvent surtout des questions par rapport aux propriétés sémantiques du régime implicite et à son statut syntaxique, discutées dans les travaux de Kayne (1980), Zribi-Hertz (1984), Cervoni (1991), Tuller (1991), Roberge et Rosen (1999), Tremblay (1999), Porquier (2001), Tremblay et al. (2003), Olivier (2007), Kaiser (2012), Poplack et al. (2012), Roberge (2012), et Authier (2016), inter alia. Le présent article porte sur la préposition elle-même vu que certaines prépositions n’admettent pas de régime implicite de façon catégorique (voir l’exemple [33] dans Zribi-Hertz, cité partiellement en [2]) et que certains emplois ne l’admettent pas non plus (voir l’exemple [59] dans Authier 2016, cité partiellement en 3c, d, e).

La distinction fonctionnelle, en grande partie intuitive, entre prépositions incolores et prépositions colorées, sert, depuis au moins Zribi-Hertz, du seul outil pour tenter de prédire quelles prépositions permettent l’emploi orphelin et quelles ne le permettent pas – question qui a reçu très peu d’attention dans la littérature. Afin de définir avec plus de précision les intuitions voulant que les prépositions orphelines aient un contenu lexical plus important que les prépositions qui n’admettent pas d’argument implicite, nous effectuons une distinction tripartite basée sur la décomposition du syntagme prépositionnel en une hiérarchie de têtes sémantico-syntaxiques : Sp ; SP ; SD. Ainsi, les prépositions classiques incolores (à, de, en, par, sur, etc.) sont des têtes fonctionnelles de la catégorie p, tandis que les expressions du type dedans, devant, etc. ne sont pas des prépositions mais plutôt des compléments nominaux de p. Quant aux prépositions dites colorées (avec, après, contre, pour, etc.), elles seraient des prépositions lexicales de la catégorie P. Les éléments de cette dernière catégorie semblent donc être les seuls qui présentent de véritables cas de PO.

Cette étude s’appuie sur l’oeuvre du professeur que nous honorons, surtout son travail sur les objets nuls et, en particulier, Roberge (2012), qui intègre la légitimation et l’interprétation du complément nul des prépositions orphelines dans la discussion générale des objets nuls. Elle s’appuie également sur l’analyse du syntagme prépositionnel étendu, élaborée, par exemple, dans l’étude influente de Svenonius (2010 et subséq.) et l’analyse des locutions prépositives à base nominale de Matushansky et Zwarts (2019). Ces outils d’analyse formelle permettent, espérons-nous, une nouvelle façon de réexaminer les propriétés qui déterminent si une préposition admet un régime nul ou non.

2. Les prépositions orphelines : bref état des lieux et orientation théorique

2.1. Le statut syntaxique du régime implicite

Dans la première étude importante du régime implicite[1], Zribi-Hertz (1984) démontre qu’à la différence des prépositions esseulées en anglais, les PO ne gouvernent pas la trace d’un constituant nominal déplacé dont on peut voir le contraste en (4) ; voir les exemples (132a) et (133a) dans Zribi-Hertz (1996).

Elle postule que les prépositions sans complément réalisé gouvernent un élément pronominal phonologiquement nul mais syntaxiquement présent, soit pro. Un de ses arguments les plus convaincants est fondé sur l’observation qu’une relation de coindexation s’impose entre un topique disloqué, comme celui en (1a), et la position vide dans le membre droit de la proposition, car il s’agit d’une propriété qui reflète une contrainte générale sur les phrases disloquées en français. Cette contrainte s’observe facilement lorsque le topique disloqué correspond à l’objet verbal ; dans ce cas, le membre droit doit contenir un pronom résomptif ; voir son exemple (41a), cité en (5a). L’absence du clitique résomptif rend la phrase disloquée inacceptable dans son interprétation topicalisée (5b)[2], et, de la même façon, la présence d’un argument verbal dans le membre droit de la phrase la rend déviante ; voir son exemple (41c), cité en (5c).

On étend cette analyse à d’autres constructions dans lesquelles l’élément topicalisé serait nul, sa référence provenant du contexte discursif, comme en (1b)[3]. Le fait que la relation entre l’élément vide et son antécédent n’est pas contrainte aux effets d’île soutiennent également le statut pronominal du complément nul ; voir Zribi-Hertz (30a) et (31a), cité en (6).

Dans une étude subséquente, Authier (2016) fournit encore d’autres arguments en faveur de cette analyse en étalant une série éclairante de tests sémantico-syntaxiques qui montrent que l’objet implicite de la PO ne fonctionne pas comme l’objet notionnel des verbes employés intransitivement ; par exemple, Véronique mange : ∃x mange (v, x). Authier démontre en détail que l’objet nul de la PO fonctionne facilement comme élément déictique, comme anaphore discursive, et comme variable bornée de la même façon qu’un pronom et contrairement à l’objet nul notionnel.

À la lumière de ces faits, on conclut que la préposition orpheline en (1a), parmi d’autres, comprend un complément pronominal nul. Il ne s’agit ni d’une trace/copie de l’argument, ni d’une fonction absolue de la préposition dont le complément aurait une interprétation existentielle[4].

2.2. Les propriétés sémantiques de l’argument implicite

Zribi-Hertz (1984) énonce que l’argument de la préposition orpheline, un pronom nul, est foncièrement de caractère non-humain en s’appuyant sur les phrases opposées comme en (7) et (8) ; voir ses exemples (52-53). Ces contrastes suggèrent que les traits [+humain] et [-humain] apparaissent en distribution complémentaire ; lorsque le complément pronominal est ouvertement exprimé, le trait [+humain] s’impose ; lorsque le complément pronominal est nul, l’interprétation [-humain] prime[5].

Du point de vue paradigmatique alors, le pro des PO complèterait le paradigme des pronoms forts en français. Déjà reconnu dans la littérature, les pronoms forts – elle, elles, lui, eux, etc. – suscitent une interprétation humaine. Vu le manque de pronom neutre fort non-humain en français, l’équivalent de it en anglais, Zribi-Hertz suggère que la langue a donc recours au pronom nul dans certains contextes. Le fait qu’une corrélation inverse semble exister en espagnol et en portugais brésilien entre l’existence de pronoms forts, qui ne sont pas spécifiés pour le trait humain, et l’absence de PO soutient cette conclusion, mais voir Tuller (1991) sur les faits en hausa.

Quant à la référence, Authier (2016) précise que l’objet nul des PO présente les propriétés semblables aux pronoms définis ; par exemple, l’objet implicite admet à la fois une identité stricte et lâche ; voir son exemple (28), cité ci-dessous en (9).

Dans certains cas, pourtant, l’objet nul de la préposition orpheline a une interprétation non-référentielle/générique. Dans l’exemple (10a), l’objet implicite de dedans ne réfère pas à un lieu particulier mais plutôt à tout espace intérieur. Cet emploi contraste avec (10b) dont l’objet de la préposition est référentiel (la boîte). De même, sans antécédent, l’interprétation de (10 c) n’est pas référentiel non plus, un emploi provenant d’un corpus français canadien mais courant même au Moyen Âge.

Authier soumet que l’emploi de dedans en (10a) n’aurait pas de complément projeté dans la syntaxe, conformément à son analyse du verbe manger quand ce dernier s’emploie intransitivement ; voir la discussion précédente dans la section 2.1. Selon cet auteur, la préposition dedans en (10a) différerait donc lexicalement de l’occurrence de dedans en (10b). En revanche, Roberge (2012) part de la supposition que toute préposition, comme tout verbe, sélectionne un complément syntaxique. Pour lui, les deux emplois de la préposition dedans seraient deux réalisations du même item lexical. La différence entre l’interprétation non-référentielle d’un côté et référentielle et définie de l’autre se trouverait dans l’interaction de l’objet nul, pro, et la périphérie gauche, abordée dans la section suivante[6].

2.3. La légitimation et l’interprétation du complément nul

Afin d’intégrer la légitimation et l’interprétation du complément nul des prépositions orphelines dans la discussion générale des objets nuls, Roberge (2012) fait remarquer que les deux interprétations possibles de l’argument nul, référentielle et définie d’une part (1, 9, 10b), non-référentielle d’autre part (10a, c), correspondent aux interprétations – beaucoup plus étudiées – de l’objet nul des verbes transitifs[7]. Par exemple, l’objet nul du verbe lire permet trois interprétations ; la première est celle d’un objet référentiel récupéré via l’objet clitique (11a). En (11b), l’objet nul a une interprétation générique/indéfinie non-référentiel dont la contribution sémantique est celle de la quantification existentielle : Les enfants lisent : ∃x lire (e, x). Finalement, dans certains contextes discursifs (peu communs mais toujours possibles), une interprétation référentielle définie est possible par le biais de l’inférence pragmatique. Il est question ici de l’élision du clitique objet – clitic drop ; voir Cummins et Roberge (2005) et leur exemple (31b) cité ci-dessous en (11c).

Adoptant les mécanismes théoriques discutés dans Sigurðsson (2011), l’interprétation définie d’un argument – soit phonologiquement exprimé, soit nul – doit découler d’un lien entre l’argument et un constituant dans le domaine local du C. Tandis que le lien entre l’argument et le CP est formel, la référence définie s’établit au moyen de la pragmatique : context scanning.

Par exemple, l’interprétation définie du complément non-exprimé en (11a) découlerait du fait qu’il existe un accord formel entre le pronom nul, le clitique objet, et une tête fonctionnelle dans le domaine du CP. Ce dernier, à son tour, associe les traits encodés dans le clitique à un référent défini approprié dans le contexte. Roberge explique que l’absence de relation formelle entre l’argument nul et le domaine du CP résulte en une interprétation générique/non-référentielle du pro, comme en (11b). L’objet nul du verbe en (11c) aurait le même statut que celui en (11b) sauf que le contexte admet la possibilité – pourtant instable – d’une interprétation anaphorique définie (les pages)[8].

L’approche de Sigurðsson souligne l’importance du lien formel entre l’argument et le domaine du CP ainsi que l’interaction entre le CP et le composant pragmatique. Elle procède donc sans trop tarder sur ce qui permet qu’un argument soit nul ; pour ce dernier point, on s’appuie plutôt sur l’étude de Cummins et Roberge (2005). Cette étude soutient que tout verbe projette un complément. Suivant la discussion influente des verbes dénominaux inergatifs de Hale et Keyser (2002, ch. 3), pour lesquels la relation entre le verbe et son complément est celle de la légitimation classificatoire (voir ex. 13a), les auteurs appliquent ce type de relation à tout verbe, illustré avec le verbe lire en (13b).

Ce qui permet la réalisation nulle d’un argument verbal serait justement le sémantisme de la tête verbale.

Pour revenir à la question des PO, Roberge (2012) applique alors cette même analyse aux prépositions ; voir son exemple (6), cité en (14).

L’interprétation définie du complément nul prépositionnel découle du même mécanisme proposé pour celui du verbe ; un lien formel s’établit entre l’objet nul et le domaine du CP, illustré en (15) ; voir Roberge (2012, ex.2).

Le parallèle n’est pourtant pas parfait. L’interprétation de l’objet nul prépositionnel est par défaut définie tandis que l’interprétation largement favorisée de l’objet nul verbal sans clitique est existentielle ; voir (11b, c). Sans clitique objet, le complément nul, indéfini et hyponyme du verbe, présente des contraintes de typicité et souligne l’activité dénoté par le verbe. Une façon d’expliquer cette différence serait de rappeler le propos de Zribi-Hertz (section 2.2) : du point de vue paradigmatique, le pronom nul des PO complèterait le paradigme des pronoms forts en français. Ainsi, il porterait les traits [+défini], [-humain], à la différence du complément nul employé dans le domaine verbal qui serait faible et sous-spécifié. Cette différence est importante. Le pronom nul, argument de la préposition, n’est pas le même item lexical que le pronom nul dont dispose le domaine verbal. L’antécédent du premier se récupère via le sens de la préposition et celui du pronom fort nul. L’antécédent du complément verbal, pronom faible nul, se récupère par le biais d’un clitique objet qui en restreint l’ensemble des possibilités.

2.4. La distribution des prépositions orphelines[9]

Une classe de prépositions assez bien définie ne permet pas d’argument implicite. Voir les exemples en (33) dans Zribi-Hertz (1984) dont quelques-uns sont cités en (17)[10].

La plupart des prépositions notionnelles dont l’usage ne porte ni sur l’espace ni sur le temps et qui ont trait aux relations logiques, n’admettent pas d’argument implicite non plus : les simples (18) comme les locutions prépositives (19)[11].

En outre, les prépositions déverbales, issues de participes, n’admettent pas d’argument implicite.

Le reste des prépositions françaises, les simples (22) comme les locutions (23), admet un argument implicite.

Cependant, les simples se distinguent des locutions en ce sens que l’objet nul des prépositions simples semble être restreint à des contextes/sens extrêmement spécifiques tandis que les locutions ne présentent pas de tels contraintes. Par exemple, avec, dans son emploi orphelin, fonctionne facilement comme circonstanciel indiquant l’instrument ou l’accompagnement.

En revanche, tout autre sens n’est en général pas accepté ; lorsqu’il l’est, cela reflète une variété de langue beaucoup plus familière.

Comme première tentative de définir les contraintes sélectionnelles de la PO avec, on observe qu’elle favorise, voire impose, l’interprétation d’instrument ou bien d’objet d’accompagnement sur son objet nul. Ceci se révèle dans les usages suivants. Le sens de la préposition avec en (26a, b) devrait exprimer la simultanéité et en (26 c), une caractéristique de la chambre, mais le seul sens possible semble être l’accompagnement, ce qui donne aux phrases une interprétation assez singulière.

Ces exemples suggèrent que l’emploi orphelin de la préposition avec est contraint à un sens très particulier, et cela va de même pour d’autres PO simples. L’analyse des contraintes sur la PO pour s’avère plus compliquée encore. Authier démontre que cette préposition est extrêmement limitée dans son emploi orphelin de sorte qu’il met en question son statut même de PO. À cet égard, voir aussi Leeman (2001) et les remarques sur l’emploi orphelin variable de la préposition contre.

On remarque donc le défi de définir ce qui légitime l’objet implicite des PO simples. Avec présente de fortes contraintes sur son objet nul anaphorique tandis que après en présente très peu. Seules des études approfondies révèleront s’il existe des généralisations qui tiennent pour toutes ou bien s’il faudrait, pour chacun, définir les conditions syntaxiques/sémantiques/pragmatiques pour pro–sans oublier, bien entendu, qu’il existe également de la variation au niveau des idiolectes et des dialectes, et au niveau des différents registres du français. On souligne, pourtant, que si une caractéristique des prépositions simples en (22) est la variation, ce genre de variation ne caractérise pas les autres classes de prépositions ; pour ce qui est de la légitimation des objets nuls, celles-ci se comportent de façon catégorique.

Voyons maintenant ce qu’il en est du classememt fonctionnel des prépositions et des PO. En s’appuyant sur la terminologie fonctionnelle, les études précédentes avancent que la plupart des PNO en (16) se regroupent sous la désignation des prépositions dites incolores (à, de, en), soit « vides », sinon intermédiaires ou « mixtes » (dans, par, pour, sur, sous), selon les quatorze critères que propose Cadiot (1997). En revanche, la très grande majorité des PO se trouvent parmi les prépositions dites colorées, caractérisées par un contenu « plein » du point de vue sémantique, en (22) et (23).

Il n’en reste pas moins que le continuum « incolore-mixte-coloré » n’est utile que pour assigner des termes à une tendance. Remarquons que les PNO en (16) semblent en couvrir toute la gamme, étant donné que parmi est largement considérée comme une préposition colorée. En plus, Cadiot (1997) classifie la préposition avec parmi les intermédiaires, mais elle présente, sans aucun doute, toutes les propriétés d’une préposition orpheline. Quant à chez, Zribi-Hertz (1984) remarque que son argument porte le trait [+humain], ce qui l’exclut a priori des PO selon son analyse. En outre, la plupart des prépositions déverbales et notionnelles n’admettent pas non plus d’argument implicite. Il n’est pas clair où se trouve ce genre de préposition sur un tel continuum[12].

En revanche, les PO en (22) et (23) constituent un ensemble sensiblement moins hétéroclite. À part la préposition avec, elles tombent pleinement dans le classement traditionnel des prépositions dites colorées/lexicales. La corrélation n’est donc qu’approximative entre les prépositions orphelines/non-orphelines et le regroupement des prépositions selon leur fonction et leur contenu lexical. En plus, la distribution catégorique, voire binaire (±PO), ne peut correspondre aux regroupements non-discrets des prépositions.

Tableau 1

L’incongruité du continuum fonctionnel des prépositions et du statut ±PO

L’incongruité du continuum fonctionnel des prépositions et du statut ±PO

-> Voir la liste des tableaux

Malgré le fait que cette distinction fonctionnelle ne prédit que très approximativement quelles prépositions permettent l’emploi orphelin et celles qui ne le permettent pas, elle est invoquée dans presque toute étude portant sur la question des PO. Essayons de cerner la distinction avec plus de précision.

3. Le SP étendu et les PO

Dans cette section, nous réexaminons la distribution des PO à la lumière des théories récentes des prépositions spatiales qui exploitent à la fois l’homomorphisme morphosyntaxique et la sémantique compositionnelle pour décrire la distribution syntaxique des éléments prépositionnels, soit les adpositions. Je propose une distinction syntaxique tripartite, p -P-N. Les prépositions fonctionnelles par excellence (à, de, en, par, sur...) lexicalisent p, la tête supérieure du SP étendu. Ces éléments n’admettent pas d’argument implicite. La catégorie P (avec, après, contre…), commune aux prépositions lexicales simples, légitime un argument implicite mais de façon peu prévisible, tandis que les locutions prépositives, comprenant un nom de localisation interne (à côté de, en face de, au pied de, [au] devant [de]…), en admettent facilement[13].

3.1. Le SP étendu et les prépositions en trois temps

Suivant la tradition de Talmy (1983, 2000) et Jackendoff (1983, 1990), et puis Koopman (2000) et den Dikken (2010), Svenonius (2010) offre une analyse détaillée du SP locatif en « éclatant » la tête prépositionnelle en plusieurs composants distincts si bien que le contenu lexical d’une préposition locative est réparti sur une série de têtes fonctionnelles. Il propose le schéma syntaxique suivant où Figure est l’entité localisée, soit l’entité-cible, tandis que Ground est l’entité localisatrice, soit l’entité-site[14].

On adopte certains aspects de ce schéma du SP pour rendre compte des faits en français, surtout la tête p, qui introduit l’argument externe (le cible), et la projection DeixP, qui encode la deixis proximale/distale. Pourtant, notre analyse, qui souligne le parallélisme avec les verbes, nous mène à ne pas suivre l’idée que les prépositions font partie de l’extension fonctionnelle des éléments nominaux. À cet égard, je suis l’analyse de Matushansky et Zwarts (2019) selon laquelle l’élément central à la composition des locutions prépositives (en face de, à côté de, au pied de etc.), n’est pas un simple élément fonctionnel (AxPart) dans le domaine du SP, mais plutôt un élément nominal faible (i.e., faiblement référentiel, donc un SD). De tels éléments désignent un type de région spatiale (la face, le côté, le pied, la tête, le derrière, le devant, le dessus, etc.) et sont clairement reliés aux emplois définis du même nom sur le plan morphosyntaxique et sémantique (28).  

Par exemple, des nominaux faibles s’emploient dans les contextes où il n’y a pas de référent unique et identifiable et peuvent désigner des situations communes ou stéréotypées (29), tout comme les expressions axiales, illustrées en (30).

De la même manière, les expressions axiales (31b), comme les nominaux faibles (31a), demeurent neutres pour ce qui est du nombre.

De plus, les nominaux faibles ainsi que les termes axiaux n’admettent pas la modification adjectivale[15].

La présence ou absence du déterminant (au pied vs à côté), ne prédit pas l’interprétation faible du nom et semble être plutôt un accident historique. En revanche, l’emploi au pluriel et la modification indiqueraient l’emploi plein du nom[16]. Ainsi, côté dans aux/des deux côtés de la maison n’est pas un nominal faible dans ce contexte (et donc pas une expression axiale non plus), mais un nominal plein.

Le schéma de base du SP éclaté permet donc les formalisations simplifiées suivantes. Le SP le plus simple serait le Sp et son complément, en (33a)[17]. Les locutions prépositives projetteraient la structure en (33b)[18], tandis que les SP comprenant les prépositions simples mais riches en contenu sémantique auraient une projection lexicale PP, dominé par le composant Sp (33c).

Un sous-ensemble de prépositions simples lexicalisent p, celles qui dénotent les relations topologiques basiques telles que l’inclusion (dans, en), le contact/le support (sur), et la localisation (à), ainsi que l’axe vertical projectif vers le bas (sous), le point sur un parcours (via,par), le point d’origine (de, dès), et l’interpolation (parmi)[19]. Certains de ces éléments (à, de, par, en), incluant les réalisations nulles, introduisent les locutions prépositives, et donc dominent le terme axial (33b). La structure complexe en (33c) est moins évidente. Selon cette analyse, p serait d’habitude nul. Il existe pourtant des cas où p est ouvertement exprimé.

Pour ce qui est des prépositions simples qui n’ont pas de contrepartie nominale comme après, avec, chez, contre, entre, pour, près, sans, etc., on avance ici qu’elles sont plus riches en contenu sémantique que les prépositions simples de la catégorie p. Mais en quoi consiste cette richesse sémantique ? En quoi, par exemple, une préposition fonctionnelle comme dans est-elle moins riche en contenu sémantique qu’une préposition lexicale comme avec ? Pour tenter de répondre à cette question, on revient à la discussion de Authier (2016 : 251-259) portant sur la distinction entre dans et dedans basée sur les observations de Vandeloise (1995, 2008). Vandeloise observe que dans dénote la notion d’inclusion au sens large, à savoir que son complément réfère à toute entité capable d’inclure, ou mieux encore, d’établir une « zone d’influence » qui affecte une autre entité (c.-à-d., l’entité-cible/Figure). Ainsi, le complément de dans peut référer soit à une entité spatiale dont les limites ne sont pas nettes (35a, b), soit à une entité matérielle (35c) dont les bornes confinent d’une manière spécifique.

L’objet implicite de l’expression axial dedans, par contre, est restreint aux référents matériaux capable de confiner au sens concrète ; voir Authier (2016, ex. 48, 49).

Ces paradigmes captent le fait que le sens de dans serait sous-spécifié tandis que celui de dedans est plus riche et par conséquent, la sélection sémantique du complément plus restreinte. Je propose plus loin que c’est justement ce contenu lexical riche qui légitime l’objet implicite soit l’entité-site de la PO.

Revenons alors à la question posée plus haut. Une préposition fonctionnelle comme dans, dont le contenu lexical est sous spécifié, dénote une relation topologique basique. En revanche, une préposition lexicale comme avec combine le sens d’une relation topologique de base, c’est-à-dire la localisation toute simple, avec le sens de la concomitance. C’est donc ce dernier composant de son contenu lexical qui admet le complément nul, et plus spécifiquement encore, il est question de la sélection sémantique qui précise l’accompagnement matériel (voir la discussion dans la section 2.4).

Pour cerner cette classe de prépositions lexicales, il conviendrait alors de postuler une tête lexicale qui, à la différence de p, désigne une relation spécifique entre la cible et le site : l’ordre séquentiel (la précédence, la subséquence), la concomitance, l’opposition, la bifurcation, la proximité, etc. Je postule donc une tête, P, dominée par le composant Sp en (33c), captant une relation similaire dans le domaine verbal entre v et V[20].

Bref, la présente section a proposé une analyse du syntagme prépositionnel selon laquelle il existe au moins trois types de prépositions : les prépositions fonctionnelles (p), celles qui sont plus riches en contenu sémantique (p-P) et les locutions prépositives composées de p et d’un nom faible (p-SD). Examinons maintenant si cette classification éluciderait la légitimation des objets nuls dans les constructions à préposition orpheline.

3.2. Les prépositions orphelines

L’analyse la plus parcimonieuse poserait une analyse syntaxique qui ne diverge pas des précédentes en 3.1 ; c’est seulement que l’entité site, comme pronom nul, n’aurait pas de forme phonologique. Adoptant l’approche de la légitimation des objets nuls proposée dans Roberge (2012), le pronom nul en (37), portant déjà les traits [+défini] [-humain], serait suffisamment identifié par la tête qui le sélectionne. Le sémantisme des éléments de la catégorie P implique des propriétés spécifiques de l’entité-site–sa forme, sa position relative, sa fonction, etc. – et donc légitime l’emploi orphelin.

Ainsi, la référence définie s’établit via un lien formel entre pro et un composant dans le SC. Une interprétation existentielle est obtenue quand ce lien ne s’établit pas.

La discussion dans la section précédente démontre que l’objet nul des prépositions lexicales (de la catégorie P) est pourtant admis de façon peu catégorique et la variation se trouve entre idiolectes, sociolectes, dialectes. Sur le plan diachronique, on observe des changements de catégorie qui entrainent des changements dans la légitimation des objets nuls. Par exemple, parmi s’emploie très souvent comme PO en ancien français, illustré en (38), dont les exemples sont agrammaticaux en français moderne.

Le morphème mi est toujours nominal à cette époque de la langue (p. ex., au mi de la place), et son sens bien évident dans les exemples ci-dessus. Comme le cas génitif ne paraît pas dans la locution prépositive (*parmi de), on supposerait que mi s’incorpore dans p à cette époque et que c’est p qui légitime le complément ; l’ancien emploi orphelin de parmi aurait une structure semblable à celle en (39b)[21]. Plus récemment, la perte de l’emploi nominal de mi aurait entraîné la réanalyse de parmi comme monomorphème de la catégorie p (ou bien P pour certains locuteurs qui l’admet comme PO).

Pour toute expression prépositionnelle à base nominale, le terme axial implique certaines propriétés du site logique grâce à la relation explicitement métonymique qui tient entre les deux. La dérivation de à côté et devant en tant que PO se trouve ci-dessous[22]. On note que les formes en de- (dedans, dessus, dessous, dehors) sont traitées comme étant monomorphémiques, contrairement à Starke (1993), par exemple, et l’analyse des formes en de- en espagnol, abordées dans Fábregas (2007). Rainsford (2019a, b) démontre que les formes françaises en de- sont déjà nominales à l’époque médiévale.

Examinons maintenant le marqueur génitif de, qui s’efface lorsque les locutions prépositives s’emploient dans le contexte d’un argument implicite. L’effacement est préoccupant pour les approches qui reconnaissent la présence syntaxique d’un argument nul ; voir Zribi-Hertz (1984 : 11, ex. 35).

Si on part du principe qu’une caractéristique fondamentale du pronom est qu’il est porteur du cas quelle que soit sa forme phonologique, il serait alors raisonnable de proposer deux allomorphes du marqueur génitif prépositionnel : de lorsque l’élément nominal est suivi d’un complément ayant du contenu phonologique et Ø lorsque son complément n’a pas de contenu phonologique, étant donné le statut de clitique de de[23].

Dans son ensemble, cette approche nous permet donc d’attribuer une analyse uniforme à toute occurrence d’une locution prépositive. Considérons en avant de comme cas de figure : la locution en avant avec son objet légitimé par de en (42a) ; la locution en avant ayant un objet nul référentiel en (42b) ; la locution n’ayant pas de complément référentiel en (42c) ; l’élément prépositionnel en étant nul en (42 d) et l’objet recevant son cas de p ; et finalement en (42e), ce n’est que l’élément nominal qui a une forme phonologique ; les autres éléments de la locution sont nuls.

Une telle approche nous permet également d’offrir une analyse cohérente des locutions dont la forme nominale simple s’emploie uniquement comme PO tandis que l’expression complexe avec ce même nom légitime un complément ouvert ou nul.

Les expressions complexes auraient une dérivation relativement évidente comme celle en (45).

Quant aux nominaux simples (dessus, dedans, dessous, dehors), un traitement selon lequel un clitique déictique (là-/ci-) est toujours présent (sans ou avec contenu phonologique) semble rendre compte de l’exclusion à la fois du complément ouvert et du p ouvert dans les contextes où l’objet implicite est défini ; voir Authier (2016) pour une discussion du clitique . Ces mots, qui sont très souvent traités d’adverbe auraient, en fait, la même structure de base que les expressions complexes.

Cette analyse exclut, bien entendu, l’approche généralement admise aux formes absolues selon lesquelles elles seraient les allomorphes intransitifs de leur contrepartie transitive dans, sur, sous. Bien que les paires dedans/dans, dessus/sur, dessous/sous semblent apparaître en distribution complémentaire, un examen de près démontre le contraire. Les formes absolues présentent une distribution nominale et admettent la cliticisation -/ci- tandis que les formes dites simples se comportent comme prépositions canoniques et n’admettent pas la proclise de -/ci-. En outre, Authier soulève que les sens possibles du complément de dedans ne désigne qu’une sous-partie de ceux de dans. Ces mots ne présentent donc pas la même sélection sémantique et ne peuvent alors être allomorphes.

3.3. Les prépositions non-orphelines

Toute préposition analysée comme étant de la catégorie p n’admet pas de pronom nul comme complément. Il s’agit des prépositions les plus fonctionnelles des trois catégories explorées dans la présente étude, et une analyse dans la lignée de celle de Roberge (2012) rendrait compte de cette classe. Suivant le raisonnement de Hale et Keyser (2002) dans le domaine de la complémentation verbale, les verbes dits légers comme faire ou mettre ne légitiment pas l’objet nul, faute de contenu sémantique suffisant pour l’identifier.

De la même manière, Roberge propose que les prépositions dites « faibles » (il donne à et de comme exemples), tout comme les verbes légers, n’ont pas suffisamment de contenu lexical pour identifier et donc légitimer un objet nul. La présente analyse précise justement que cette classe de prépositions faibles comprend toute préposition de la catégorie p[26].

En revanche, les verbes inergatifs, principalement dénominaux, légitiment leur objet (nul ou interne) par l’identification hyponymique (49a). La légitimation de l’objet nul ou l’objet interne revient donc à la sélection sémantique, que Cummins et Roberge (2005) étendent à tout phénomène d’objet nul ou interne (49b-c ; voir leur exemple 26).

De même pour les PO, le contenu lexical nécessaire pour légitimer un complément nul provient de la tête régissante, soit du nominal faible (50a) soit de la préposition à catégorie P (50b), qui, tous les deux, impliquent certaines propriétés physiques ou fonctionnelles du site.

4. Conclusion

On arrive donc à une reformulation de l’observation générale que les prépositions plus riches en contenu lexical ou bien « colorées » admettent l’emploi orphelin tandis que celles qui n’encodent que les relations grammaticales, soit les « incolores », ne l’admettent pas. La présente analyse identifie trois catégories distinctes de prépositions qui cadrent avec la possibilité/l’impossibilité de l’emploi orphelin[27].

– PO : Les prépositions de la catégorie p, les prépositions légères par excellence. Ces éléments lexicaux sont caractérisés par leur sémantisme sous-spécifié, qui ne légitime pas un complément nul tout comme les verbes légers. Pour certains éléments p, une contrainte phonologique exclut également la possibilité d’un argument nul, mais elle ne rendrait pas compte de toutes les données.

+PO : les prépositions de la catégorie P, catégorie lexicale. Le sémantisme de ces éléments est suffisamment riche pour légitimer pro [-humain]. Seulement certains composants du sens de la préposition légitiment l’objet nul et de façon, paraît-il, idiosyncratique, rappelant les propriétés sélectionnelles d’autres têtes lexicales comme V. 

+PO* : les locutions prépositives à base nominale faible (y compris les emplois absolus de dedans, dessous, dessus). Il ne s’agit pas, en fait, des PO proprement dites. Le complément syntaxique de la tête prépositionnelle p est un élément nominal faible – un terme axial –, ouvertement exprimé. Dans ces constructions, l’argument nul est en fait un SD enchâssé, le complément d’un nom.

On adopte une approche des prépositions françaises selon laquelle elles sont foncièrement transitives suivant Roberge (2012) et selon laquelle leur syntaxe et la légitimation du complément (nul ou ouvert) sont alignées avec le domaine verbal. L’analyse est conforme à certaines propriétés du SP étendu, une formalisation puissante qui exige un lien étroit entre la sémantique et la syntaxe et qui permet l’analyse unifiée des emplois divers d’une même forme.

Cette esquisse invite, bien évidemment, des études plus approfondies. Quant aux prépositions orphelines, la question de la variation parmi les langues romanes s’y impose naturellement. Il semble que le point de variation principal se situe dans l’inventaire des prépositions lexicales et la possibilité de paraître avec un argument nul. Le français se distingue de l’espagnol, par exemple, en permettant aux prépositions lexicales de paraître avec un argument nul. Par contre, cette variété ibéro-romane permet facilement un argument nul anaphorique avec les locutions prépositives, tout comme le français. Suivant Zribi-Hertz, le premier point s’expliquerait par les différences paradigmatiques dans les pronoms forts. Le second point, qui porte sur les locutions prépositives, découlerait de la présente analyse qui pose que l’argument nul est en fait complément d’un terme axial. Les propriétés de ce pronom nul sont clairement différentes, possiblement communes au domaine verbal.

Une autre piste à explorer serait de comparer les faits français aux occurrences de l’argument nul prépositionnel en anglais. Par exemple, Svenonius (2010) pose une analyse syntaxique des P projectives (e.g., above, inside), qui admettent un argument nul anaphorique et peuvent apparaître avec there, à la différence des P bornées (e.g. beside, between) qui exigent la réalisation ouverte de l’entité-site. Son analyse ne semble pas s’appliquer facilement aux prépositions françaises dont la légitimation de l’argument nul est régi par des facteurs différents.